Quatre-vingt dix minutes de spectacle. Et autant de temps pour s’en remettre.
Un chef-d’œuvre du théâtre nô, Matsukaze, adapté en livret par Hannah Dübgen (ce qui explique qu’on y parle allemand), mis en musique par Toshio Hosokawa (son troisième ouvrage lyrique), et chorégraphié par Sasha Waltz. Opéra dansé ou ballet chanté ? Allez savoir… Un peu des deux, sans doute. Ou ni l’un ni l’autre, mais une forme d’œuvre d’art totale moderne où le purgatoire sépare les amants dans la mort ; n’en déplaise aux wagnériens.
On vous raconte : Un demi-millénaire plus tôt, Matsukaze (« Vent dans les pins ») et sa sœur Murasame (« Pluie d’automne ») s’éprirent chacune d’un même homme, un noble alors en exil passé de vie à trépas peu après son retour à la capitale. Elles en moururent de chagrin. Enterrées au pied d’un pin – dans les ramures duquel elles pensent reconnaître la silhouette de leur bien-aimé –, leurs esprits hantent les lieux chaque nuit. Ils apparaissent à un moine de passage qui, effrayé par leur douleur, les déclare pécheresses. Au matin, l’endroit demeure désert, battu par le vent et la pluie.
« Au commencement, il y a la calligraphie », explique Sacha Waltz à propos de son travail, sublimement élégant et épuré – le mouvement a aussi valeur de décor, sinon réduit à… des fils de laine et un squelette de parallélépipède rectangle en bois où s’engouffre la tempête. La même source d’inspiration préside à la composition : avec une grande économie de moyens, la musique, entre Occident et Japon, naît de rien (d’un ballet silencieux, au début), et hypnotise l’oreille par l’onde et le roulis de l’orchestre et des voix. Ailleurs, les déchaînements de la mer démontée des sentiments hallucinés nous submerge d’émotion(s). Quelques petits défauts d’écriture – les instruments couvrent inévitablement le texte, dans la première scène – n’enlèvent rien au cachet de cette partition envoûtante qui, bien qu’allant de pair avec le ballet, tiendrait debout si d’aventure on souhaitait l’en priver (mais quelle idée ?!).
Frode Olsen (le moine) © Bernd Uhlig
Ce n’est faire injure ni à Frode Olsen, moine assez modeste, ni à Kai-Uwe Fahert, pêcheur au rôle très secondaire, que d’écrire que les époustouflantes Barbara Hannigan et Charlotte Hellekant, (littéralement) tombées du ciel, portent le spectacle sur leurs épaules de pseudo-ectoplasmes. Les voix se mêlent et les registres s’entrecroisent dès leur entrée sur le plateau. Entrée par le haut, donc, où prises au piège dans une espèce d’immense toile d’araignée, elles chantent un bon moment en lévitation. Et ces dames d’ajouter le geste à la parole : introspection, dramatisme, douleur (pas apaisée pour un sou, depuis 500 ans qu’elle les torture – qui n’a pas connu la passion ne peut probablement pas comprendre) ; l’expression de leur désir, de leur désespoir et de leur déchirement passe autant par les notes que par la danse. Car question « calli-chorégraphie », Waltz ne les ménage pas. Tout cela avec une sensualité de timbre peu commune chez les fantômes…
La baguette de David Robert Coleman fait naître les vagues, le ressac et les miroitements de la partition avec une science consommée de l’orchestre contemporain. Bref, une expérience esthétiquement fascinante et émotionnellement poignante dont on sort troublé comme d’un rêve bouleversant. Un cauchemar, plutôt : celui de l’éternité sans son Autre.