Nouvelle production de Boris Godounov à Francfort ; c’est un événement en soi mais ça l’est plus encore parce que Thomas Guggeis, directeur musical de la maison et au pupitre pour l’occasion, a choisi la version Chostakovitch. C’est la première fois que Francfort propose cette partition (très peu donnée d’une façon générale) que Chostakovitch acheva au début de la seconde guerre mondiale. Ce faisant, Guggeis s’inscrit dans la tradition de la maison qui place chaque année à son répertoire des pièces rares (par exemple, avec une régularité métronomique, Francfort met à l’affiche un Haendel rare), ou contemporaines (cette saison notamment Die ersten Menschen de Rudi Stephan, pièce rarissime du début du XXe).
Chostakovitch a repris l’instrumentation de toutes les scènes du Boris et y a mis un soin tout particulier et dans un style entièrement reconnaissable : batterie, xylophone, piano, jeu de cloches, penchant pour les couleurs orchestrales grinçantes, tout cela contribue à une ambiance reconnaissable entre toutes. De plus, il s’agit ici de la version longue avec donc le fameux acte polonais, qui modifie fortement la teneur du rôle du faux Dimitri et surtout rééquilibre considérablement l’ensemble, grâce à l’apparition du seul rôle féminin d’importance (Marina).
Guggeis a entrepris un travail gigantesque en s’attaquant à cette version haute en couleur et le résultat dans la fosse est admirable. Les couleurs si singulières de Moussorgski entièrement revisitées par Chostakovitch flamboient dès les premiers accords et sont mises en avant dans les tutti. L’orchestre est rutilant et les vents toujours d’une grande justesse. L’équilibre difficile à trouver avec les percussions est bien là. L’orchestre, de même que le chœur, sont des personnages à part entière dans cette partition et le premier y tient une place éminente, qu’il faut saluer. Nous serons moins enthousiastes pour le chœur, très dépendant du chef par le regard, et qui n’évite pas toujours les décalages. Toutefois les voix d’hommes et de femmes rendent crédible ce peuple russe, arrière-plan permanent du drame ou plutôt des drames qui se jouent.
C’est à Keith Warner que cette nouvelle production est confiée ; le metteur en scène britannique s’est approché avec beaucoup de prudence de cette pièce et ce n’est pas un reproche. Il s’empare des dix tableaux de cette version en un prologue et quatre actes comme autant de scénarios fermés en soi. Il y a donc d’incessants changements de décors et quand les décors physiques n’alternent pas, de judicieuses projections vidéos réussies et très suggestives font parfaitement l’affaire comme dans le second tableau du troisième acte, la réception au palais Sandomir. On retiendra surtout la première scène du deuxième acte, le salon de travail de Boris au Kremlin : un immense bureau circulaire, tout de rouge paré, dans lequel vont défiler sur une sorte de discrète tournette, tous les tracas et cauchemars du Tsar, auxquels il sera confronté et qui vont achever de le plonger dans la folie. Belle idée aussi que cette horloge hors gabarit égrènant les secondes jusqu’à minuit, qui est vidéo-projetée et qui sonnera le glas de la santé mentale de Boris. D’autres scènes sont remarquablement figurées : la bibliothèque de Pimen ou encore l’auberge au second tableau du premier acte.
© Barbara Aumueller
La basse ukrainienne Alexander Tsymbalyuk est un Boris de belle envergure. Il en possède la stature, le visage est austère et tourmenté à souhait. Sans être surpuissant, sa projection, que ce soit dans la scène du Couronnement ou dans les scènes de foule, lui permet d’être parfaitement audible et crédible. C’est un rôle que Tsymbalyuk a porté un peu partout avec succès, notamment à Paris ou à Vienne. Nous retiendrons aussi le Pimen d’Andreas Bauer Kanabas qui fut cet été un Heinrich (Lohengrin) apprécié à Bayreuth. Il fait du moine scripteur un personnage plus qu’inquiétant, lorsqu’il étend les manches de sa bure et déploie ses graves perçants. Face à lui, le Grigori de Dmitry Golovnin qui a déjà tenu ce rôle à Paris (mais dans la version de 1869 où le rôle est moindre) fait plus pâle figure. La voix est claire mais les moyens plus limités, dans les aigus et la puissance. Les enfants de Boris, le Fjodor aux accents juvéniles de la mezzo polonaise Karolina Makula, et la Xenia d’Anna Nekhames contribuent à la réussite de la scène du bureau au II. Sofija Petrović possède l’assurance qui fait d’elle une Marina envoûtante et l’on comprend que le faux Dimitri veuille la séduire ; mais son mezzo, dont le timbre n’est pas en question, manque des mille nuances qu’on attend d’une femme calculatrice en diable. Inho Jeong en Warlaam nous gratifie dans la scène de l’auberge d’une chanson à boire bien maîtrisée, Claudia Mahnke est une aubergiste pimpante et Thomas Kaulkner un directeur de conscience aux ambiguités non résolues…