Singulièrement, la Flûte enchantée pose davantage de problèmes de lecture et de mise en scène que la plupart des ouvrages du répertoire. Entre les visions extrêmes – puérile (alla Bergman) et ésotérique-symbolique – l’équilibre est rarement trouvé. D’autant que son merveilleux s’inscrit dans la descendance de Séthos (*) et porte l’empreinte des Lumières. L’autre difficulté tient aux dialogues, nombreux et essentiels à la compréhension de l’ouvrage. Les conserver en allemand suppose leur connaissance et leur compréhension par nos publics. Les adapter à notre langue se traduit fréquemment par une rupture avec le chant, d’autant que nos chanteurs ne sont pas forcément d’authentiques comédiens. Tout en conservant l’essentiel du message mozartien, Cédric Klapisch les a transcrits en un français contemporain, émaillé de traits comiques qui ajoutent à la légèreté comme à la caractérisation de chacun, et la qualité des interprètes fait oublier le bilinguisme. Nous ne reviendrons pas sur la mise en scène, décrite dans les précédents comptes rendus. La réalisation du cinéaste et de son équipe, révélée il y a deux ans au TCE (**), devient un classique à la faveur de ses reprises régulières. Elle se signale par sa profonde intelligence de l’ouvrage, par l’invention constante à laquelle elle conduit, propre à séduire tous les publics, sans démagogie. Tout concourt à conjuguer le régal visuel et dramatique aux émotions musicales justes. La légèreté comme la gravité y font le meilleur des ménages. A la relecture du compte-rendu que j’en faisais après l’avoir découverte à Nice, je mesure combien cette production s’est bonifiée (c’est le propre des grands crûs), alors que la routine les dégrade fréquemment avec l’usure du temps. Pour l’essentiel, les réserves que j’émettais alors n’ont plus cours, en dehors des bruitages, dès avant l’ouverture, qui demeurent. Outre la qualité des costumes et des décors, il faut signaler le parfait réglage des mouvements, particulièrement des groupes (trois dames, trois enfants, esclaves, prêtres…) que signe Laura Bachman, chorégraphe.
© Christine Vuagniaux
Il est vrai que la distribution, jeune, est renouvelée dans sa totalité : tous les chanteurs sont familiers de nos scènes. Si, individuellement, pour chacun des rôles, on a connu tel ou telle personnalité devenue référence, il est exceptionnel qu’une équipe aussi homogène soit constituée. Par ailleurs, l’aisance dans les textes des dialogues, leur intelligibilité (y compris pour un Sarastro quelque peu italien), la vérité de leur jeu atteint une indéniable qualité. Tamino est confié à Léo Vermot-Desroches, qui s’est affirmé en quelques années comme l’un de nos grands ténors. Vêtu de rouge, il rayonne, ardent (« Dies Bildnis ») et sage, avec sa dignité princière comme sa sensibilité humaine. La Pamina de Norma Nahoun se signale par son charme et sa maîtrise du legato (« Ach ! Ich fühl’s »). La voix est homogène, mûre et sûre, et on oublie sans peine que la créatrice avait 17 ans. Papageno est le plus sollicité de la distribution, même si celle-ci le relègue toujours après les figures nobles. Son aisance permet à Riccardo Novaro de traduire à merveille la légèreté désinvolte, la couardise, l’humanité de son anti-héros. L’engagement total, son chant comme son jeu nous réjouissent. La voix est sonore, bien conduite, appuyée sur une diction impeccable. On attendait la Papagena mutine, charmante et pétillante, de Chloé Jacob, et on n’est pas déçu. Jamais Luigi De Donato ne démérite, dont on se souvient du Sarastro chanté à Beaune : la noblesse, l’autorité bienveillante sont là, comme les graves sonores. Cependant, le legato comme l’allemand peuvent s’améliorer. Yan Bua nous vaut un Monostratos puissant, viril, même si on ne croit guère à ses intentions prédatrices (« Du feines Täubchen »). Par contre, l’attendu « Das klingelt so herrlich », avec ses esclaves, est un régal. Redoutable par son emploi comme par ses deux airs, la Reine de la Nuit est confiée à Marlène Assayag. Un peu sur la réserve, tendue au premier, elle s’épanouit pleinement au second. L’émission est charnue, les aigus sont en place, comme les coloratures, un moment justement attendu, et acclamé. Joé Bertili assume sa fonction d’Orateur avec aisance.
Les trois Dames forment un ensemble savoureux, dans leurs mouvements synchrones, dans leur singulier costume, dans l’ordre des tailles, comme dans le chant, irréprochable. Familières de l’ouvrage, sinon de l’emploi, leur bonheur à chanter et à jouer est communicatif. Leur espièglerie, leur jeunesse, leur parfaite entente (y compris dans leurs rivalités lorsqu’elles découvrent Pamino endormi), tout est un régal. Camille Poul (qui fut une adorable Papagena avec Rousset), Reut Ventorero et Eléonore Gagey forment un ensemble idéal. On imagine aisément que les trois enfants (trois jeunes filles en distribution alternée) pourraient bien se muer d’ici quelques années en trois dames, car leur jeu et leur chant n’appellent que des éloges. Les hommes d’armes, dont le duo est un des sommets de l’œuvre, nous laissent un peu sur notre faim. Ce soir, la projection constante est syllabique, l’articulation se calque sur celle de l’orchestre, alors qu’on attend un legato très soutenu. Le choral a eu pour principal mérite de focaliser notre attention sur la richesse du tissu instrumental.
Comme à l’ordinaire, le chœur, sérieusement préparé par Laurent Touche, se montre sous son meilleur jour, dans les pages empreintes de gravité et de grandeur (« O Isis und Osiris », « Die Strahlen der Sonne ») comme dans le chœur des esclaves. Malgré le nombre limité de services qu’on imagine, l’orchestre se montre remarquable. Tempi, phrasés, équilibres, égal souci de l’architecture et du détail, attention constante au chant, il est rare que l’on adhère autant à une direction ; Tout juste pouvait-on s’étonner qu’ici et là, l’articulation qu’ont redécouverte les ensembles baroques n’ait pas été prise en compte. Comparer la réalisation à celles de Szell, Böhm, ou Klemperer n’est pas un mince éloge pour Giuseppe Grazioli et ses musiciens de l’orchestre symphonique Saint-Etienne Loire.
La vaste salle était comble, et le public fut comblé : ses rappels, aussi unanimes qu’enthousiastes, ont bien traduit le pleine réussite de ce spectacle.
(*) Le Séthos, de Jean Terrasson, publié en 1731, contribua largement à la mode de l'égyptologie, bien avant le déchiffrement des hiéroglyphes. Son héros, le prince, dont il narre l'histoire, l'initiation et les aventures, connut un immense succès, largement diffusé à travers toute l'Europe, l'Autriche notamment. La première scène de la Flûte enchantée, où Tamino affronte le serpent, en est tirée. Quant à Wieland, le Voltaire allemand, son recueil de 12 contes Dschinnistan, de 1786à 1789, fournit à Schikaneder (et Gieseke ?) la trame du livret. La scène, avec glockenspiel, du chœur des esclaves et Monostatos, en serait dérivée. (**) Yves Jauneau rendit compte de la création au TCE :
et la reprise niçoise fit l'objet d'un autre compte-rendu