Pour cette nouvelle production munichoise de Don Giovanni, David Hermann a choisi de rebondir sur la réplique lancée par Zerlina, Masetto et Leporello au finale de l’ouvrage, au moment où le dissoluto est happé par les Enfers : « Resti dunque quel birbon, con Proserpina e Pluton » (« Que cette fripouille reste là, avec Proserpine et Pluton »). Dans la mythologie romaine, Pluton règne en effet sur le royaume des morts. Il a enlevé Proserpine pour l’épouser. La mère de celle-ci, Cérès, déesse de l’agriculture, des moissons et de la fertilité, se met aussitôt en grève illimitée. Un accord est trouvé qui préfigure les futurs Grenelle de l’environnement et autres Sommets de la Terre : Proserpine pourra retourner périodiquement dans sa famille. Durant les six mois qu’elle passe néanmoins aux Enfers (l’automne et l’hiver), le chagrin de Cérès entraine la mort des plantes sur la terre. Les six mois suivants (le printemps et l’été) marquent la renaissance du monde végétal.
Hermann introduit ces deux personnages (muets mais surtitrés) dès l’ouverture : on y apprend que Proserpine va partir pour sa permission annuelle, en dépit des réserves de l’ombrageux Pluton. Elle débarque sur terre, tout de rouge vêtue, au moment où Don Giovanni et Donna Anna entament les préliminaires à leurs ébats, la jeune femme n’étant pas la moins entreprenante. Proserpine prend le corps de Don Giovanni et ne comprend d’abord pas trop ce qui se passe. Frustrée par ce qui ressemble à une « panne », Donna Anna pousse de grands cris. Son père, le Commendatore, est attiré par les bruits, mais il est aussitôt éliminé par Pluton, venu à la rescousse. Un peu plus tard, Proserpine est mise au courant de la situation de celui dont elle a pris le corps en écoutant l’air du catalogue. Enfin informée, elle va pouvoir prendre les choses en mains, en dépit de quelques interruptions intempestives de Pluton. À certaines occasions, Proserpine quittera le corps de Don Giovanni (notamment lors d’une des premières apparitions de Zerlina, où la déesse semble tentée par un « plan à trois » qui n’emballe pas Zerlina outre mesure). Elle y revient ensuite. Au final, elle prendra le corps de Masetto pour partir avec Zerlina !
Le lien mythologique avec Don Giovanni est quelque peu tiré par les cheveux, mais ces licences avec l’intrigue originale, souvent amusantes du reste, n’occupent en fait que peu de place par rapport aux trois heures de musique de la soirée : la plupart du temps, l’action se déroule globalement conformément au livret, de manière très fluide et extrêmement vivante. On peut même se féliciter qu’Hermann reste fidèle aux didascalies essentielles (combien de metteurs en scène actuels ne prennent même plus la peine de procéder à l’échange de costumes entre Don Giovanni et Leporello pour tromper Donna Elvira…). Les impressionnants décors sont modernes, avec un petit air de déjà vu toutefois (Don Giovanni à Aix par exemple). Les changements à vue sont spectaculaires et d’une fluidité remarquable : des éléments pivotent sur eux-même, d’autres descendent des cintres, l’ascenseur de scène monte et descend, du mobilier surgit des dessous… Tout ça en même temps et dans un silence dont on n’a pas l’habitude dans bien des grandes salles. Le jeu des chanteurs est très travaillé, souvent juste. Bon nombre de costumes de Sibylle Wallum sont absolument délirants (ceux des invités à la fête de Don Giovanni à la fin du premier acte), et même dignes d’un défilé de mode actuel. Au global, une modernisation anodine, une production esthétique et un vrai travail d’acteur qui satisferont une large partie du public, à défaut des extrémistes de la tradition et de ceux de la modernité.

On pourrait presque en dire autant de la direction Vladimir Jurowski : les amateurs de Mozart historiquement informés fustigeront une sonorité délibérément classique, tandis que les tenants de la tradition se scandaliseront de certaines libertés. Ainsi, le continuo, composé par Jurowski lui-même, et qui se veut une référence à Alfred Schnittke, reprend parfois des séquences musicales complètes de la partition ou d’autres œuvres de Mozart. Celui-ci est exécuté par un piano et violoncelle, mais l’ensemble est parfois dopé avec d’autres instruments (comme une grosse caisse nous a-t-il semblé). Le résultat est assez déjanté, sonnant même à l’occasion comme une réjouissante musique de night-club. Pour le final de l’acte I, l’un des trois orchestres de scène (17 musiciens, ce qui n’est pas courant) comprend lui aussi une grosse caisse. Enfin, le chef autorise aussi appoggiatures et variations.
De notre point de vue, le chef d’orchestre russe dépasse ici les a priori des approches « classique » ou « baroqueuse » pour offrir non seulement une fusion de ces deux mondes, mais leur dépassement via une proposition originale et moderne. Les tempi sont souples, tantôt vifs, tantôt alanguis, au rythme de la progression dramatique. La pulsation est constamment marquée. L’arc dramatique est maintenu du début jusqu’à la fin. Les enchaînements des airs et des récitatifs sont précipités, renforçant une impression de course inexorable. La couleur orchestrale est plutôt boisée, avec des vents plus prégnants que souvent, mais l’ensemble reste équilibré. La phalange munichoise, qui n’avait plus fréquenté la partition depuis la dernière reprise de la production de Stephan Kimmig en 2019, est ce soir d’un niveau absolument remarquable, d’une superbe sonorité et suivant à la perfection le rythme imposé par Jurowski. Enfin, en vrai chef de théâtre (même s’il se consacre davantage à la musique symphonique depuis une vingtaine d’années), Jurowski assure un parfait équilibre entre l’orchestre et le plateau vocal. Globalement, les voix ne sont pas toujours très puissantes, mais elles ne sont jamais mises en danger. Bref : une réussite orchestrale totale.

Proserpine et Pluton obligent, le final « moral » de la version Prague est maintenu. La version choisie reste un peu hybride. Don Ottavio chante « Il mio tesoro » à l’acte II (Prague) mais pas « Dalla sua pace » à l’acte I (Vienne). Le duo viennois Zerlina / Leporello de l’acte II, « Per queste tue manine » est logiquement absent (il est toujours coupé de toute façon). En revanche, « Mi tradì quell’alma ingrata » (Vienne) est rétabli, seule entorse à la version de Prague originale, mais on ne s’en plaindra pas.
Konstantin Krimmel campe un Don Giovanni un rien badin, un peu à la manière d’un Figaro, brulant les planches. Le timbre est superbe, chaud et rond. Le chant est coloré, varié, plutôt latin (le baryton allemand est d’ailleurs d’origine roumaine). On aimerait l’entendre dans des Donizetti ou des Rossini bouffes où sa rondeur devrait faire merveille. Kyle Ketelsen est un Leporello bien chantant, mais plus en retrait dramatiquement (sur le strict plan théâtral, on se même demande s’il n’aurait pas mieux valu intervertir les deux rôles). Vera-Lotte Böcker est une Donna Anna particulièrement expressive (on l’imaginerait d’ailleurs en Elvira), à la voix bien projetée mais un peu blanche de timbre. Son « Non mi dir » est particulièrement réussi, abstraction faite de trilles pas même esquissés. Samantha Hankey offre un timbre plus riche, mais son Elvira, tout aussi passionnée, atteint ses limites dans l’aigu, souvent à l’arraché. Moins dans le registre de la délicatesse qu’habituellement, la Zerlina d’Avery Amereau a elle aussi du tempérament et de la puissance, avec un timbre un peu passe-partout. Giovanni Sala (Ottavio) offre une émission franche, davantage d’école italienne que mozartienne par le moindre usage de la voix mixte. Ce serait une option rafraîchissante si le ténor ne révélait pas un peu en retrait en termes de projection. La voix nous a semblé un peu grise : peut-être s’agit-il d’une fatigue passagère. Il n’en réussit pas moins correctement son unique air, avec des variations bienvenues et une bonne tenue de souffle. Le Masetto de Michael Mofidian est correct mais passe un peu inaperçu dans cette mise en scène. Finalement, c’est Christof Fischesser qui offrira la voix la plus puissante du plateau avec un Commendatore impressionnant.