Les soirées de répertoire outre-Rhin réservent bien des surprises. Après une Tosca anniversaire joyeuse et de qualité à Berlin, voici un Pelléas et Mélisande intemporel, servi par une distribution d’une grande probité et qui fait lui aussi salle comble un froid dimanche de novembre.
Pourtant la proposition de Willy Decker date de 1999. Sa poésie et son mystère supportent l’œuvre et les personnages dans toutes leurs facettes et renouvellent l’intérêt du spectateur à chaque scène malgré un décor unique, certes couplé à un dispositif scénique ingénieux. Le plateau est délimité en fond de scène par une paroi en demi-cercle, tour à tour nimbée d’un rideau de tulle pour évoquer les forêts et leurs brumes, de parois vitrées striées de sel pour évoquer les fenêtres du château d’Allemonde battues par les embruns. Des éléments minéraux étranges apparaissent çà et là au fil des tableaux et contribuent à l’irréalité du lieu. Au centre de la scène, un puits rond servira de fontaine où Mélisande abandonne sa couronne quand elle rencontre Golaud, où elle laissera choir l’anneau de celui-ci, de gouffre aussi où Pelléas et Golaud descendent dans les souterrains, suspendus à une échelle dans un numéro d’équilibriste périlleux réservé aux deux interprètes. Il est recouvert au besoin d’une dalle de marbre pour reconstituer l’intérieur du château où la base de la Tour, le lit où le père de Pelléas est alité, celui où Mélisande vient expirer. Rien de révolutionnaire, un simple espace pour l’imaginaire qui suit à la lettre les indications du livret. Willy Decker les épouse également dans sa direction d’acteur. Probablement émoussée depuis deux décennies, elle laisse toute liberté aux chanteurs de venir imprimer leur personnalité dans ce lieu aussi malléable qu’étrange.
© Jorn Kipping
La distribution, presque entièrement composée de non francophones, possède son lot de surprise. C’est avec un grand plaisir que l’on retrouve Simon Keenlyside. A près de 60 ans et après des années de crise vocale, il revient en scène depuis quelques saisons et campe ici un Golaud aussi luxueux vocalement que son français est appliqué. Le baryton tend l’arc psychologique tout au fil des tableaux jusqu’à la folie violente. Face à lui, Anna Prohaska propose une Mélisande ambiguë, entre deux voix. Bien entendu les passages lyriques, comme l’arioso de la tour, lui conviennent à merveille. Elle y déploie un grain sucré et de belles nuances. Forte d’une diction française elle aussi remarquable, elle peut s’appliquer à colorer toutes les courtes interventions, les aveux murmurés, qui, lorsqu’ils sont dits avec art, font les grandes Mélisande. On lui reprochera de tomber dans l’expressionnisme parfois, mais on lui reconnaîtra une grande probité tout au long de la prestation. Le Pelléas de Rolando Villazón pose autrement question. Le ténor est en mal d’aigu, le timbre s’est assombri au point que l’on croit entendre un baryton martin. Mais c’est surtout sa composition chaplinesque, habituelle chez lui, qui dépasse par trop la description « un peu étrange » qu’en fait Golaud. Le deuxième tableau est une vraie gageure pour la mezzo à qui échoit la lecture de la lettre de Golaud. Sans être mémorable, Renate Spingler (Geneviève) joue la carte de la sobriété, en faisant confiance au texte plutôt qu’à des effets superfétatoires. Tigran Martirossian (Arkel) manque parfois de volume mais articule son texte avec métier. Le petit Yniold, confié à Maximilian Leicher, un des enfants du chœur, propose un chant dont la séduction immédiate est inversement proportionnelle à la maîtrise du français. Excellente intervention de David Minseok Kang en médecin sombre et grave.
Enfin, on a peut-être gardé le meilleur pour la fin. Kent Nagano embrasse l’œuvre de manière magistrale avec tout aussi bien des couleurs – les bois, les cuivres la harpe – toutes françaises, que des transitions qui lient directement Debussy à l’influence wagnérienne dont il cherche à s’extraire. Entre deux ravissements sonores, on pense à l’arrivée chez les Gibichungen (avant la lettre de Geneviève) ou à des légèretés dignes de l’ouverture de Parsifal. Le chef américain, prédécesseur de Kirill Petrenko à Munich, n’a pas de leçon à recevoir en matière de théâtre musical : aussi raffinée et recherchée que soit sa direction, dénuée de toute manie ou effet, elle ne sacrifie rien à la scansion du drame, si particulière chez Debussy.