Le fait est entendu : pas de Butterfly sans une chanteuse capable de porter le rôle-titre, écrasant, d’un bout à l’autre de l’opéra. Karine Babajanyan, qui interprète la geisha puccinienne pour la première fois sur la scène du Grand Théâtre de Genève, répond à cette condition mais au prix de quelques concessions. A commencer par l’aigu que la cantatrice arménienne préfère éviter par deux fois au premier acte, à deux moments cruciaux (à la fin de son air d’entrée puis du duo d’amour). Choix – mais en est-ce vraiment un ? – d’autant plus surprenant que ces deux notes, cathartiques, sont aussi une ponctuation nécessaire à l’expression. Rien de tel, heureusement, ensuite même si l’aigu conclusif de « Un bel dì, vedremo » est écourté. On sent une certaine prudence dès qu’il s’agit d’élever la voix au-dessus de la portée. Pourtant, cette Butterfly, à l’allure empruntée, tellement peu japonaise avec sa haute taille et son profil grec, finit par exister et même émouvoir. Parce que le mélange de fragilité et de courage que l’on perçoit à travers ce chant sont précisément ceux de l’héroïne ; parce qu’aussi, la voix sans être puissante, ne vacille jamais sous les coups de boutoir d’une écriture exigeante : digne, une autre des caractéristiques de Cio Cio San, capable d’alléger, ce qui nous vaut quelques sons en apesanteur, et avantagée par un timbre égal sur toute la ligne.
En insistant sur les ombres et les silhouettes, la mise en scène de Michael Grandage ne rend pas forcement service à la soprano. Articulé autour d’un plateau pivotant, mais qui ne tournera que durant le prélude du troisième acte, le décor joue comme souvent la carte d’un orientalisme esthétisant à base de cloison coulissante, de lampions et d’un chemin serpentant du fond jusqu’au devant de la scène. Aucune surprise, bonne ou mauvaise ; de belles images qui obéissent au livret.
Autre élément indispensable à la réussite d’une Butterfly, l’Orchestre de la Suisse Romande dirigé par Alexander Joel, remplit son office avec de plus en plus de conviction au fur et à mesure que la soirée avance. D’une sensualité mesurée au premier acte, il trouve ensuite l’éloquence et les couleurs qui font de l’opéra de Puccini un kaléidoscope sonore.
Le reste est détail, n’en déplaise aux autres protagonistes, et surtout au ténor pour lequel Puccini a ajouté in extremis un air au troisième acte afin qu’il se sente moins lésé. Arnold Rutkowski est mieux qu’un comparse. La voix, d’essence lyrique, comme l’indiquent une relative légèreté et son curriculum vitae (Ferrando, Mantoue, Alfredo), possède un grain subtil et de l’élégance. N’est-ce pas la brusquer qu’aborder déjà Pinkerton ? La réponse ne nous appartient pas. L’effort perceptible pour hisser à la bonne hauteur des aigus encore radieux incite cependant à la prudence.
L’autre ténor de l’opéra, Hubert Francis, offre un chant sonore et droit, trop presque pour un personnage aussi veule que Goro. De fait, l’entremetteur semble plus sympathique que de coutume. Après tout, il ne fait que son boulot, aurait-on tendance à penser en l’écoutant lancer d’une voix franche ses quelques répliques.
Cornelia Oncioiu (Suzuki) et Jeremy Carpenter (Sharpless) restent un certain temps sur la réserve avant de trouver leur marques, à l’image de la soirée.