L’Heure espagnole, sous les rouages tintinnabulants des pendules et la précision horlogère de l’écriture ravélienne, abrite un autre mécanisme, plus discret mais également complexe : celui de la langue française. Cette comédie en un acte, née de la rencontre entre Maurice Ravel et le dramaturge Franc-Nohain, repose aussi sur la musicalité du verbe, sur la précision du mot, sur le naturel d’un phrasé que seule une articulation parfaite de notre langue peut traduire. Sans cette maîtrise intime du français – cette alliance de clarté, de légèreté et d’ironie – l’ouvrage perd une part essentielle de sa substance.
On s’interroge alors sur les raisons qui ont présidé au choix des interprètes de cette version de concert à l’Auditorium de la Maison de la Radio. Piotr Micinski, Don Inigo à la prononciation dure mais aux consonnes molles, moins digne notable en goguette que boyard échappé du Kremlin ; Matteo Macchioni, Torquemada à l’accent chantant au détriment de précision linguistique, moins horloger souffreteux que pizzaiolo ; Rodion Pogossov, muletier à l’articulation exotique, qui plus est aux prises avec une écriture trop grave pour son baryton clair : voilà qui laisse perplexe. Que l’on fasse appel à des artistes dont le français est la langue maternelle, et le résultat s’avère d’une autre tenue. Gonzalve est sans doute ténor trop léger pour Valentin Thill, qui en concert assume déjà Nadir, Alfredo, et Lenski. Mais la souplesse et une gestion habile de la voix mixte et de tête lui permettent de fleurir son chant à l’envi. Ornementation élégantes, notes filées et autres mélismes dessinent un poète moins précieux que raffiné, moins vaniteux que sensible. Surtout Isabelle Druet se glisse dans la peau de Concepcíon avec l’aisance d’une comédienne et le talent d’une diseuse, suivant en cela les conseils de Ravel qui conseillait de dire le rôle plus que le chanter – à l’exception de « la pitoyable aventure » abordée comme il se doit à la manière d’un grand air d’opéra avec des couleurs suggestives sans abus expressifs. On retrouve dans cette interprétation de l’Horlogère la précision d’orfèvre propre à Ravel. Chaque inflexion, chaque accent, chaque respiration placés à propos rappellent que la langue ne s’imite pas ; elle se possède, et que, face à ce petit bijou d’esprit gaulois travesti en farce ibérique, être français – sinon francophone – n’est pas un avantage accessoire, mais une condition nécessaire à sa pleine réussite.
Répétition de l'Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé par Kazuki Yamada (Auditorium de la Maison de la radio) © Christophe Abramowitz / Radio France
Sous la baguette de Kazuki Yamada, appelé au dernier moment pour remplacer Pablo Heras-Casado, le Philharmonique de Radio France propose une lecture qui allie souplesse et précision sans jamais verser dans la sécheresse. La pâte orchestrale demeure claire, mobile, et épouse idéalement le raffinement comique de la partition. Chaque détail d’orchestration – clochettes, célesta, percussions, motifs hispaniques – reste perceptible. La précision rythmique et timbrique s’accompagne d’un sens aigu de l’équilibre : transitions souples, respiration naturelle entre les scènes, dosage subtil entre clarté et vivacité théâtrale. Revers de la médaille : ce mariage du détail et du souffle, de la précision et de la chaleur, confère à cette Heure espagnole une sophistication parfois excessive. Certains moments comiques semblent tempérés par le souci de préserver l’élégance au détriment de l’extravagance.
Ce même reproche de tempérance s’applique en première partie à Pavane pour une infante défunte enlisée dans un tempo trop lent quand, au contraire, Ibéria de Debussy claque comme un éventail andalou dans un festival de rythme et de couleurs.