Dans le programme de salle de ce Guillaume Tell, quatre pages sont consacrées à deux peintres suisses, Ernest Biéler (1863-1948) et Ferdinand Hodler (1853-1918). De ce dernier sont reproduites trois toiles ; l’une, intitulée Regard dans l’infini, représente une suite de femmes sculpturales moulées dans d’identiques tuniques bleues, en regard de laquelle est accolée une maquette des costumes directement inspirés par le tableau. Bruno Ravella, le metteur en scène du spectacle, le déclare d’ailleurs : il a voulu, avec ses collaborateurs, « recréer l’atmosphère des peintures de Hodler…comme si les personnages sortaient d’un livre d’images ». Pourquoi pas, et la dernière scène avant le rideau final montre Tell juché sur un rocher qui s’élève, tel le socle d’une statue, dans l’attitude du tableau de Hodler visible au musée de Solothurn.
Ferdinand Hodler - Regard dans l'infini © DR
Le problème, pour nous, c’est que Bruno Ravella s’est trompé de peintre : la tenue uniforme des femmes peintes ne peut pas convenir un instant, car elle est contraire à l’esprit de l’œuvre ! Pourquoi Guillaume Tell est-il devenu légendaire ? Parce que ce personnage, en réussissant à unir des gens différents, à transformé l’histoire. L’uniformité des costumes des Suisses, tant masculins que féminins, donne l’ impression que l’unité existe alors que le drame va montrer sa réalisation. Mais cette impression découle d’une confusion entre unité et uniformité. La réussite de Tell, c’est la fédération des différences, car c’est elle qui a permis la révolution. Ernest Biéler,* dans Le triomphe de Tell, tableau présent dans le programme, le montre à l’évidence : on peut y voir, côte à côte, un fromager, un bûcheron, un pâtre, – qui symbolisent les trois cantons – des êtres distincts dont la volonté et la ténacité de Tell ont obtenu qu’ils se fédèrent. N’est-ce pas l’essentiel de ce que l’œuvre nous dit aujourd’hui, associer nos diversités pour mieux vivre ensemble et résister aux forces de division ?
Dès lors, si l’on n’est pas familier de l’œuvre de Ferdinand Hodler, comme c’est notre cas, on va sûrement passer à côté d’intentions et du même coup ne pas appréhender la réussite artistique de la réalisation. Bornons-nous à dire que souvent nous avons éprouvé une impression de fadeur visuelle qui contrastait avec l’ardeur musicale et vocale, impression que ne corrigeaient pas toujours les lumières de Christopher Ash, pourtant plutôt soignées, et aussi spectaculaires que souhaitable pour la tempête sur le lac. Les décors participaient-ils de cet hommage à Ferdinand Hodler ? Très probablement, du lac entouré de montagnes au lever de rideau, à la forêt étrange où tous les arbres semblent morts et dont une partie est masquée par un rideau de feuillage présent à l’avant-scène côté cour cour dont le rôle dramatique nous a échappé. L’avancée des hommes portant les bancs de bois, l’attitude des femmes pendant la tempête, les évolutions d’une chorégraphie laborieuse, autant d’images esthétiques mais d’un faible impact dramatique, sont cependant rachetées par le traitement de certaines scènes, dont celle de la pomme, émouvante comme on l’attend, ou celle de l’attente d’Hedwige au dernier acte.
© Carole Parodi
L’émotion, c’est la réponse du spectateur à ce qu’il voit et à ce qu’il entend. Il aurait mieux valu commencer par « entend », car l’ouverture est jouée à rideau fermé, Dieu merci. Au plaisir de réentendre une musique aimée, s’ajoute celui d’une exécution ciselée qui en expose la beauté et la renouvelle, les accents beethovéniens, l’usage du leitmotiv, le pépiement de la flûte duquel va sourdre le ranz des vaches, l’expansion mélodique et sonore qui fait planer, majestueuse et déliée, le déchaînement des trompettes qui renvoie dans les cordes le déchaînement du Freischütz, c’est un monde que Rossini nous offrait et que les musiciens de l’Orchestre de chambre de Lausanne nous offrent à nouveau superbement. La direction de Francesco Lanzillotta, très précise, aurait dû par instants tenir davantage compte des chanteurs, légèrement couverts, mais il s’agit d’un équilibre de funambule entre l’écriture prévue pour un effectif plus important – mais pour des instruments souvent moins puissants- et l’acoustique impitoyable de l’Opéra. La version proposée n’est pas intégrale, mais si l’on entend par là toute la musique écrite par Rossini, il suffira de dire que lui-même en avait retranché au lendemain de la première.
Ces plaisirs renouvelés s’accompagnent dans cette exploration d’orfèvre de découvertes, comme les échos d’une mélodie de La donna del lago dans le premier tableau, ou ceux de l’orage du Barbiere dans la tempête, ou le soupçon que Delibes s’est souvenu dans Lakmé de l’air de Mathilde « Pour notre amour plus d’espérance ». Plaisir aussi que cette impression d’aventure que donne le toupet de Claude Cortese, le nouveau maître de maison, en alignant huit prises de rôle, probablement un record ! Et plaisir final de se dire que tous comptes faits, le pari est gagné !
Il y a d’abord, dans l’ordre de l’ apparition vocale des solistes, Ruodi le pêcheur. Sahy Ratia atteint les notes les plus élevées mais ne semble pas les émettre facilement, probablement la fatigue d’un soir. En revanche le Guillaume Tell de Jean-Sébastien Bou est manifestement en forme, et s’il semble parfois forcer c’est pour passer l’orchestre ; la voix est pleine, ferme, étendue, et le personnage complètement incarné, de l’insatisfaction de devoir subir l’oppression, l’inquiétude des défections, la défiance envers les tièdes, la volonté obstinée, la tendresse du père et de l’époux, à la foi profonde, inaltérable. Le chanteur se double d’un comédien convaincant et ce coup d’essai est un coup de maître. Géraldine Chauvet a déjà chanté Hedwige et, aussi maternelle et digne qu’il convient, elle assure ce soir avec maîtrise ce rôle ingrat. La surprise vient de l’interprète de Jemmy, Elisabeth Boudreault, une Canadienne menue qui se coule dans la peau du garçonnet mais dont la voix n’a rien de débile, bien au contraire, les aigus sont faciles et lancés avec vigueur et l’engagement scénique ne laisse rien à désirer, passant du primesautier au grave, confirmant ses récents succès dans l’hexagone.
Pour Arnold, Julien Dran relève le gant avec panache ; il exprime avec la minutie qu’on lui connaît toutes les nuances des sentiments du personnage, le doute, l’espoir, la douleur, avec une ardeur vocale généreuse, et cette diction si soignée qu’elle rend inutile le surtitrage. La voix est étendue et la tessiture du rôle ne lui pose pas de problème notable. Dramatiquement il ne semble pas toujours très à son aise, mais cela n’a rien de rédhibitoire. En revanche il devrait être attentif à une tendance prononcée de surarticuler certaines lettres, ce qui le conduit par exemple à quadrupler les « r » roulés quand deux suffiraient, et quand cela se répète cela finit par empeser le port de voix. Son père, le vieux Melcthal, arbore un complet de notable campagnard assez ambigu car ce costume blanc peut tout aussi bien représenter « la probité candide » que l’uniforme d’un vieux beau. Le personnage est tué à la fin du premier acte, ce qui permet à son interprète de se glisser dans la peau du conjuré Walter Furst au second, Frédéric Caton offrant au vieillard une élégance inattendue et au deuxième une hargne en situation.
On retrouve avec plaisir Marc Scoffoni, pour son premier Leuthold, personnage dramatique dont il exprime la révolte et la douleur avec l’intensité contrôlée qui convenait à la scène de la création et qui reste de mise aujourd’hui. Le Rodolphe de Jean Miannay, autre prise de rôle, manque un peu d’intensité pour révéler toute la veulerie du personnage, dont le sadisme s’abrite du paravent de l’autorité qu’il représente.
Quand apparaît Mathilde, son apparence ne révèle guère son statut princier. Non qu’on prétende qu’elle apparaisse avec un diadème, mais sa tenue paraît bien sobre. Est-ce un préavis de son dédain des interdits de sa caste, qui ira jusqu’à épouser la cause de Guillaume Tell ? Quoi qu’il en soit, elle apparaît bien comme une femme amoureuse à l’instar de celles de Corneille, de celles qui préfèrent la vertu à tout autre tentation. Cette noblesse d’âme, alliée en elle à la noblesse de la lignée, Olga Kulchynska s’efforce de l’exprimer ; mais sa voix, riche et généreuse, ne parvient pas toujours à s’alléger suffisamment et les aigus quand ils sont donnés en force ne sont pas très agréables. Car quoi qu’on en dise, si Rossini écrit pour l’Opéra de Paris, il n’a pas renoncé à écrire pour des chanteurs qui modèlent leur émission d’après son enseignement, à commencer par la créatrice du rôle, Laura Cinti-Damoreau. Le potentiel vocal est indéniable, il gagnerait à se plier plus encore aux subtilités rossiniennes. Cela dit, la prestation est somme toute très satisfaisante, et la tenue en scène d’une sobriété de bon aloi.
Le dernier soliste à venir sur le plateau est le gouverneur sanguinaire contre qui la princesse Habsbourg s’élèvera. Luigi De Donato est-il encore prudent ? Il ne nous aurait pas déplu de le trouver encore plus sardonique, mais tel qu’il est, le personnage est déplaisant en restant dans les marges de la bienséance, on sait gré à Bruno Ravella de nous avoir épargné les scènes de viol trop souvent d’obligation. La voix est ferme, bien conduite, c’est du beau chant, à notre goût un rien trop peu mordant. Mais c’était une prise de rôle !
Prise de rôle collective pour les chœurs, qui sont les premiers et les derniers à intervenir. On aurait aimé parfois entendre de plus nettes différences entre les chœurs des soldats, des chasseurs, des Suisses, mais outre le soin apporté à réaliser les effets de lointain ou la spatialisation par l’utilisation des loges d’avant-scène, on ne peut que se joindre aux longs applaudissements qui ont salué ses membres et son chef, Alessandro Zuppardo.
Des places étaient restées vides, d’autres se sont vidées à l’entracte, sans que l’on ait compris pourquoi. Le spectacle sera filmé les 11 et 13 pour une diffusion ultérieure sur RTS1, Arte, TV5 et RTS Espace 2.
Même si le parti pris esthétique du metteur en scène, qui a conditionné costumes, décors et éclairages, peut être contesté, il est porté au bout avec constance et ne nuit pas à la réception musicale et vocale. Aussi votons-nous une prime à l’audace de tous ces débuts !
* On apprend dans le livret de salle, sous la plume de Madame Natacha Isoz, qu’un mécène français, pour remercier Lausanne d’avoir accueilli des soldats français lors de la guerre de 1870, légua à la Ville 50000 francs en 1906. Une partie de cet argent fut dévolue à la construction d’une chapelle dédiée à Guillaume Tell qui serait ornée de fresques célébrant le héros. La chapelle existe toujours mais les fresques, menacées par le temps, ont été mises à l’abri au Palais de Justice. Leur auteur ? Le peintre Ernest Bieler, dont nous parlons ci-dessus, et Le triomphe de Tell est l’une d’elles.
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