Au fil des heures l’agacement s’apaise et le calme revenu on peut commencer à réfléchir sur cette nouvelle production du Barbiere di Siviglia à l’opéra de Nice. En pénétrant dans la salle le spectateur est accueilli par une bande-son tonitruante et peut voir sur la scène, côté jardin, s’agiter en cadence des personnes des deux sexes. Qu’est-ce que c’est ? Notre voisine n’en sait pas plus, sinon que tous ceux qui veulent peuvent aller participer. Cela va durer jusqu’à l’heure du début de la représentation, qui commence par la projection d’un film muet apparemment ancien, où l’on voit un homme et une femme assis face à face, murés dans un silence tendu qui va dégénérer, après qu’elle se sera plainte, en dispute où l’homme l’accusera et la brutalisera.
Le texte, entendu en voix off, est un extrait de La Mère coupable, le drame larmoyant de Beaumarchais largement postérieur à sa comédie Le Barbier de Séville. Pourquoi cette inclusion ? Pourquoi cette entrée en matière dramatique ? On le saura en lisant le programme de salle. Benoît Bénichou énonce tranquillement qu’ il ne voit « pas l’intérêt de faire une énième version uniquement drôle quand tant d’autres ont déjà fait ça, et tellement bien ». Et donc il plaque sur l’œuvre ce qui n’y est pas, à savoir le désenchantement de celle qui est devenue la Comtesse Almaviva, dont il confie l’incarnation à une comédienne, présente en scène du début à la fin de la représentation. On comprend que la jeune femme brutalisée du film, c’est Rosina qui découvre avec amertume qu’elle s’est trompée, et que le spectacle sera la représentation des circonstances dans lesquelles elle a opté pour ce mauvais mariage.
Enfin la musique de Rossini commence ; au centre de la scène une construction peut-être hexagonale qui s’étend à cour, dont les parois vitrées laissent voir l’intérieur si les lumières l’autorisent, un lambris rouge qui enserre les côtés et le fond de scène, un clavecin rouge échoué dans l’espace côté jardin, un fauteuil à l’avant-scène à cour, la déambulation scénique de la Rosina âgée, tout cela compose un ensemble à l’organisation peu claire, et ni les costumes ni les coiffures des personnages n’aideront le spectateur, car ils relèvent de la même extravagance dont il nous manque les clefs pour la définir. Ainsi, il nous a fallu un long moment pour comprendre que cette femme que nous avons prise pour une professionnelle du sexe active malgré l’heure matinale – le lever du jour, quand la sérénade va finir – était en fait Berta, l’employée de Bartolo. M. Bénichou dit la voir comme une proie potentielle pour Almaviva, mais il la montre comme une goule entreprenante.
Ce n’est pas la seule contradiction relevable dans ses propos. Ainsi il dit de Bartolo qu’il « est très manipulable, c’est un vrai Tartuffe ». Il ajoute qu’ Almaviva est à la fois « très manipulateur » et « doit systématiquement demander de l’aide à Figaro ». D’ailleurs il le voit « comme un mafieux ». Pourquoi ? Il ne l’explique pas. Peut-être parce que dans sa Vie de Rossini Stendhal a rapproché la scène où Almaviva a fait battre en retraite l’officier tenté de l’arrêter d’un événement survenu à Palerme ? Mais le récit de Stendhal justifiait le livret, il ne prouvait pas que le comte était un délinquant redoutable ! Et c’est faire fi du livret que soutenir qu’Almaviva veut entrer dans la maison pour enlever Rosina : il s’est présenté à elle comme un pauvre étudiant et veut d’abord lui parler pour s’assurer de la sincérité de ses sentiments. C’est seulement l’accélération du projet de Bartolo qui va entraîner le projet de fuite. Mais puisque le Comte est un mafieux, il dégaine un pistolet et tire sur l’Officier qui prétend l’arrêter, et naturellement les autres solistes empoigneront l’arme chacun à leur tour, au mépris de la situation et des paroles ! Et ainsi le final du premier acte est pour nous massacré.
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Comment Benoît Bénichou, qui a aspiré dans sa jeunesse à intégrer l’Académie rossinienne de Pesaro, a-t-il pu concevoir cette proposition aberrante ? Crainte de se mesurer à d’autres ? Désir forcené d’être original ? Il avance qu’il veut souligner l’analogie entre l’enfermement de Rosine et des pratiques observables aujourd’hui : « il serait vraiment très naïf et illusoire de penser que la condition des femmes que raconte cet opéra est de l’histoire ancienne. Et il n’est pas besoin d’aller jusqu’en Afghanistan pour s’en rendre compte. » Cela justifie-t-il les interventions comme la suppression du personnage d’Ambrogio, les coupures imposées çà et là dans la partition, en particulier à l’acte II, l’élimination du déguisement d’Almaviva au deuxième acte, qui rend obscure la colère de Bartolo quand il surprend l’aparté entre « Don Alonso » et Rosina ? Le comble est atteint dans le traitement des dernières scènes : dans l’œuvre Rosine, Almaviva, Figaro et le notaire qui a célébré leur mariage sont bloqués et Bartolo arrive avec la force publique. La succession des entrées est celle de la progression dramatique. Que nous propose-t-on ? Les chanteurs sont réunis sur des canapés à jardin, en tenue de ville, et ils viennent les uns après les autres au devant de la scène pour leur partie. Comment interpréter ce choix ? Impertinence ? Ou impuissance à mener à son terme un projet mal fondé ?
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On en retire une impression regrettable de gaspillage, car Il semble que les moyens n’ont pas manqué pour cette nouvelle production, à en juger par les projections d’images, la vidéo de Laurent La Rosa, la débauche de lumières très travaillées même si souvent énigmatiques, les costumes divers et somptueux de l’actrice, et même ceux des solistes, tous signés Bruno Fatalot, qui évoquaient pour nous, faute de références pertinentes, Le bal des vampires.
Y a-t-il eu direction d’acteurs ? Peut-être, encore que Cécile Sohet, l’interprète du personnage de Rosine âgée, n’en ait probablement pas eu besoin, avec ses airs à la Vivien Leigh d’une femme à qui il ne reste que l’élégance et les meurtrissures du temps. Mais elle est bien la seule qui exprime toujours quelque chose d’humain : les autres personnages semblent souvent sortis de dessins animés, avec une expressivité outrée ou mal perceptible parce que l’installation scénique et l’interaction de la Rosina âgée avec les autres personnages – dans la circulation des messages écrits – créent une confusion nuisible à la clarté, et nous connaissons bien l’œuvre ! Si nous avons eu du mal à y voir clair, qu’en a-t-il été pour les néophytes ?
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Restent les voix, et fort heureusement le bilan est nettement plus satisfaisant. Bonnes prestations pour Enrico Gaudino, artiste des chœurs qui campe l’infortuné officier ici victime du mafieux et pour Thibaud Desplantes, Fiorello sonore que la mise en scène rend envahissant sans nécessité. Cristina Giannelli par son abattage physique et vocal donne un relief peu commun à une Berta peu conventionnelle. Adrian Sâmpetrean est un Basilio bien chantant, qui use de ses moyens sans les outrer vilainement. On souhaiterait que le personnage soit plus haut en couleurs, mais la conception scénique ne le lui permet guère. Marc Barrard semble parfois en difficulté dans les sillabati rapide car son émission devient alors confidentielle quand l’orchestre joue un peu fort mais le rôle de Bartolo n’a pas de secrets pour lui et il se plie à cette conception scénique avec sa maîtrise du métier.
Gurgen Baveyan, après plusieurs productions où il a incarné le personnage, apparaît en Figaro content de lui et exhibe son torse, qu’on lui fait dévoiler à la manière de la production de Pierluigi Pizzi . On pourrait souhaiter plus de faconde chez celui qui est surtout un beau parleur, voire un hâbleur, pour rendre plus sensible la vitalité satisfaite du personnage, plus de mordant dans l’accent d’autocélébration, mais sans nul doute la marge existe et sera probablement comblée passé le stress de la première. Cette dernière remarque vaut pour Lilly Jorstad, Rosina privée par la mise en scène de la délicatesse des manières que la fermeté d’âme n’exclut pas. Sa cavatine d’entrée laisse perplexe, les courbes mélodiques des vocalises ne sont pas exactement celles que l’on attend, mais la voix est longue, souple, bien projetée, et par la suite les agilités seront bien en place. On aimerait l’entendre dans une version scénique moins problématique.
Vainqueur pour nous, à l’image de son personnage, le ténor Dave Monaco. Si l’impact du timbre n’est pas immédiat, la voix sonne sans effort perceptible, s’élève dans les hauteurs sans trembler, et elle a et la souplesse et le poids que Rossini souhaitait quand il écrivit ce rôle pour celui qui avait été son Norfolk à Naples quelques mois plus tôt. Manifestement la préparation technique est excellente et il délivre « Cessa di più resistere » avec une ébouriffante facilité. Rome l’attend pour une Italiana in Algeri, il sera en concert à Pesaro, à coup sûr un astre rossinien est en train de s’élever.
Dans la fosse la direction de Lucie Leguay semble d’abord légèrement contrainte et prudente, le pétillement attendu reste un frémissement, et ce n’est qu’après l’entracte qu’elle nous semblera plus libre, plus à même de rendre justice aux éclats et aux irisations , avec la présence discrète du clavecin de Thibaud Epp. Il faudrait pouvoir entendre son sentiment sur les coupures qui lui ont été imposées. En l’absence d’indications, on ignore quelle édition a été utilisée. Mais, est-ce un effet du spectacle sur nous, nous n’avons pas ressenti l’impact de l’engagement des musiciens, si perceptible naguère pour l’opéra de Martinu.
Dernier accord, et aussitôt, dans la seconde, le tintamarre bruyant de l’avant-spectacle s’impose avec la même intensité, le groupe qui s’agite sur scène étant composé des artistes du chœur, de techniciens et des solistes, qui viendront saluer tour à tour avant de retourner se déhancher à qui mieux mieux. Que fallait-il comprendre ? Que la purge étant passée, on pouvait s’amuser à nouveau ?
Le public a applaudi de bon cœur ce détournement que nous avons perçu comme une dérobade…Mystère de la réception !