La troisième opérette de Johann Strauss, inusable, n’a pas fini de nous divertir, et cette période festive la plébiscite (1). Coproduite par Angers-Nantes Opéra, Rennes et Toulon (2), cette Chauve-souris aura dû attendre deux ans, presque jour pour jour, pour se poser dans cette dernière, pour cause de Covid. Seuls changements, en dehors du vaste cadre du Zénith, l’orchestre et les chœurs, la direction et deux des solistes. Le cadre scénique du Zénith (3) a été réduit à celui d’un théâtre à l’italienne, et l’on oublierait vite le site, n’étaient l’inconfort des sièges et l’acoustique, qui contraint à l’amplification des chanteurs.
Chef-d’œuvre du genre, apprécié tant pour son écriture musicale que pour la vivacité de son livret, quelles qu’en soient les invraisemblances, la Chauve-souris est exigeante, qu’il s’agisse de la direction, de l’orchestre, des chœurs et des solistes. Ces derniers se doivent d’être aussi comédiens que chanteurs. Ils sont servis ce soir par une mise en scène d’une grande classe, intelligente, cocasse, toujours efficace, d’autant qu’elle s’accompagne d’une direction d’acteurs millimétrée. Dès l’ouverture, une élégante galerie de cadres d’un intérieur Mitteleuropa, où apparaissent les protagonistes, sera le moyen de les présenter au public. Tout le premier acte, avec ingéniosité et malice prendra place dans cette collection de castelets ou fenêtres par où l’on communique. Ce vaste mur galerie s’ouvrira au deuxième, pour la fête chez le prince Orlofsky. Un escalier monumental, mobile, que l’on retrouvera au III, et des rideaux lamés dorés permettront de multiples changements à vue. Enfin, la prison du dernier acte, évidemment sombre, sera figurée par des échafaudages métalliques dont les chanteurs emprunteront les escaliers descendant aux geôles. L’éclairage cru des néons verticaux sera complété par des faisceaux animés de torches. Les lumières recherchées de Kevin Briand participent pleinement au régal visuel. Jean Lacornerie, qui signe la mise en scène, nous vaut aussi des costumes plus élégants et recherchés les uns que les autres. La scénographie de Bruno de Lavenère et la dramaturgie de Katja Krüger s’y conjuguent pour le meilleur.
La production d’ouvrages lyriques en langue étrangère – particulièrement ceux où les passages parlés sont conséquents – pose parfois problème. Soit la version originale est conservée dans son intégralité, avec sur-titrage, soit une adaptation des textes est substituée dans la langue d’usage. Se pose alors la capacité des chanteurs à maîtriser également les deux langues. Ce soir, le choix a été de confier l’essentiel des dialogues à une comédienne, quels que soient les personnages. Entre Monsieur Loyal et une meneuse de revue, la narratrice, Anne Girouard, dont il faut saluer l’engagement et la performance, fait partie des découvertes. Cependant, si le procédé fait mouche au premier acte, malgré son artifice de faire mimer par les chanteurs les propos qu’ils auraient dû tenir, l’émission affectée, nasale – contrefaite pour correspondre aux caractérisations (4) – le débit très rapide, les ajouts discutables et longs lassent vite. Le caractère léger, élégant, allusif, disparaît progressivement au profit de la gouaille. Ainsi, s’ouvrant sur l’ébriété de Frosch (le gardien de prison, incarné par la narratrice) rejoint par son directeur, Frank, le dernier acte, plombé par le mélodrame, s’étire longuement : cela relève davantage de la gaudriole, du comique troupier, vulgaire, que du champagne qui pétille. L’ambiguïté faisait partie des ingrédients : Orlofsky, le jeune prince androgyne chaussé de hauts talons, les danseurs hommes en tutus ou en tenues de femmes de chambre. Alors que tout semblait réuni pour un spectacle d’exception, associant les expressions les plus variées, toutes les contributions (y compris les tours de magie), quel dommage que les promesses de l’enchantement du début n’aient été tenues !
La distribution, aguerrie, ne comporte que deux nouveaux venus. C’est dire que l’équipe est soudée, complice, et s’amuse autant que le public des facéties et quiproquos nombreux qui émaillent l’ouvrage (5). La soubrette délurée est Claire de Sévigné, une Adèle d’exception, à l’incroyable aisance scénique et vocale. L’émission séduit, jeune, virtuose, aux aigus clairs, à la ligne souple, à l’articulation parfaite. « Mein Herr Marquis » est un régal, tout comme « Spiel ich die Unschuld vom Laude », le chic est là pour ces friandises – exigeantes en diable – que l’on savoure. Gabriel von Eisenstein, le mari volage, sûr de lui, est confié à Stephan Genz, émission chaude de baryton, toujours en parfaite santé vocale. Eleonore Marguerre est Rosalinde, l’épouse qui se venge, après avoir cédé à Alfred. Le chant est riche, sensuel, et la palette expressive large, pour camper cette bourgeoise qui s’encanaille. Si sa Czardas du deuxième acte nous laisse un peu sur notre faim, ses autres interventions sont bienvenues. On s’étonne que son masque, indispensable chez Orlofsky, ne soit pas visible de la salle, lorsqu’elle séduit son propre époux et lui soutire la montre. L’Alfred de Valentin Thil, nouveau venu dans cette distribution, s’y coule avec brio : l’amoureux sincère est juste, qui reconquiert le cœur de Rosalinde. Le ténor a la voix corsée et le panache attendus. Thomas Tatzl prête son jeu et sa voix à Falke, qui assure avec délectation la vengeance de la Chauve-souris. La séduction est bien là, la voix, bien timbrée, et la présence scénique indéniable. Le Frank incarné par Horst Lamnek convainc pleinement tant par son comique que par son chant. Tamara Gura endosse maintenant les habits du Prince Orlofsky. Le jeune fêtard de dix-huit ans (dont l’expérience vaut celle d’un homme de quarante ans) paraît bien sage, statique, même si la voix, androgyne, aux solides graves, ne manque pas d’attraits. La piquante Ida (Veronika Seghers) et le Docteur Blind (François Piolino) complètent avantageusement une belle distribution. Leur jeu est juste et les voix sont appréciées.
Comme attendu, les ensembles se signalent par leur qualité (irrésistible, le trio Rosalinde, Adele et Gabriel, du premier acte, le septuor « Brüderlein, Schwesterlein » du II…). Les chœurs, celui des invités qui ouvre la fête du II, celui du champagne, ne sont pas moins admirables, d’autant que la présence scénique des chanteurs est animée à souhait. N’oublions pas les six danseurs, qui se mêlent aux fêtards pour produire des chorégraphies bienvenues.
L’orchestre de la création rennaise avait été réduit à 25 musiciens pour des raisons sanitaires. Rien de tel, heureusement pour cette série toulonnaise, où l’Orchestre de l’opéra, en grande formation, est conduit par Léo Warynski, dont l’expérience chorale est bien connue. L’esprit viennois, l’élégance raffinée, la sensualité sont bien présents : jamais l’orchestre ne se départit de cette retenue, de cette souplesse caressante de la valse, de ces accents endiablés des nombreuses danses. L’attention constante portée aux voix permet de les valoriser dans un écrin aussi séduisant que le décor du premier acte.
Florilège d’airs populaires ou devenus populaires, ce devait pétiller, avec griserie, sans une once de vulgarité, et il faut reconnaître que le bonheur souriant est fréquemment au rendez-vous. Cependant, le spectacle n’a pas tenu toutes ses promesses, par le choix d’une narratrice d’une part, et par le ton franchouillard qu’elle donne à ses interventions, jurant avec la légèreté frivole et élégante de l’ouvrage.
(1) Sans oublier celle qu’offrait le TCE il y a peu, mis en espace, la substantifique moëlle, extraite par Marie-Laure Machado en est le parfait reflet (lien https://www.forumopera.com/breve/streamings-et-radios-grand-souper-de-pipistrelles/?fbclid=IwAR0aluK1IfYuCNbqGn4X7Mt3LrcNjyv3E___t_G9UbnVEXt4p95DT2LyTxw ). (2) La pandémie avait exclu le public des salles, mais la diffusion la plus large avait été assurée dans de nombreuses villes. Notre consoeur Tania Bracq en avait rendu compte (Sortir du cadre https://www.forumopera.com/spectacle/la-chauve-souris-rennes-sortir-du-cadre/). Avignon, avec un public en salle, avait ensuite repris la production, à l’Opéra Confluence, avant la réouverture de la salle historique, rénovée. (3) La rénovation de la salle de l’opéra a contraint ce dernier à développer sa programmation en divers autres lieux. (4) Adèle, la femme de chambre est ainsi desservie par la voix de poissonnière que lui donne la narratrice. (5) Alfred se fait passer pour Eisenstein, ce dernier sera le Marquis Renard, puis l’avocat, Frank, le directeur de la prison, s’anoblit en chevalier Chargrin, Adèle se mue en Olga, et Rosalinde en Comtesse hongroise.