Deuxième volet de la trilogie diabolique proposée par Jean-Marie Blanchard pour sa dernière saison à Genève, cette Damnation de Faust, objet de scandale il y a cinq ans — notamment à cause d’une crucifixion d’un réalisme choquant — porte fièrement la griffe Olivier Py. Mais s’il fait souvent frémir, le savant compost de provocation, de cruauté sanglante, de corps nus, d’animaux vivants, baignant dans une nuit où il ne pleut que du feu, laisse émotionnellement de glace. Esthétisante, impudique mais troublante, cette mise en scène est à la fois admirable et haïssable. Admirable par sa maîtrise, sa force visuelle, son rythme en symbiose avec une musique contrastée et une dramaturgie fragmentée. Haïssable par ses choix obsessionnels, ses déviances gratuites, ses ajouts douteux, sa noirceur extrême, son absence de tendresse.
Sous la baguette hautement qualifiée de John Nelson, l’orchestre de la Suisse romande restitue pleinement les nuances de cette partition multiforme. Avec ses nombreuses ruptures d’atmosphère, La Damnation de Faust garde constamment l’auditeur en éveil. La direction de ce berliozien hors pair sait éviter l’emphase comme la sécheresse. Les hymnes religieux, la folie guerrière des soldats, les beuveries des étudiants, entrecoupées de chansons d’un humour cynique, les scansions diaboliques, les moqueries des paysans sonnent juste et frappent fort tandis que les moments élégiaques exhalent avec délicatesse leur séduction langoureuse. Du début à la fin, les chœurs sont remarquables d’intensité.
Excellent comédien, le baryton-basse Willard White transforme en atout la relative faiblesse d’une voix qui accuse le temps. Cette rugosité donne à son Méphistophélès une épaisseur et une autorité incomparables.
Affublé d’un maillot de corps de débardeur porté avec un tutu de ballerine descendant à mi-mollets, le baryton René Schirrer prête à Brander sa voix solide et sa diction précise. Durant le fameux air du rat, il demeure imperturbable dans ce ridicule accoutrement que l’on reverra bientôt se multiplier sur tout un chœur d’hommes !
Le rôle de Faust est très exigeant vocalement. Le ténor Paul Groves, malgré deux suraigus hors de contrôle, s’en sort plutôt bien. S’il manque un peu de poids et de charisme pour le personnage, il parvient progressivement à s’imposer avec sa voix claire bien timbrée et son chant généreux. Durant l’extraordinaire duo avec son « Ange adoré », stimulé par sa partenaire — et on le comprend — le chanteur américain donne son maximum. Ce sommet de la partition, qui se transforme bientôt en trio avec Méphistophélès, atteint sa plénitude musicale et dramatique.
En Marguerite, Elina Garanca emporte tous les suffrages. La voix n’est pas immense, mais elle est veloutée et musicale. La jeune mezzo lettone tient sa ligne de chant sans effort, elle possède une grâce et une lumière qui font d’elle une Marguerite sinon inoubliable comme la Crespin, du moins très prometteuse.
Après une angoissante course à l’abîme, un infanticide monstrueux, les horribles violences malsaines de l’enfer où Faust est précipité, après avoir enfin entendu les dernières mesures de l’apothéose de Marguerite entièrement nue sur un immense escalier, le public reste un moment médusé. Puis, il se décide à applaudir en un lent crescendo jusqu’à ce que s’amorce un banc pour cette dernière représentation d’un spectacle qui force le respect — que l’on adhère ou non à la vision fantasque d’Olivier Py.