Deuxième production française de la saison, cet Hamlet en version de concert fait ici un peu figure de rareté. L’œuvre ne jouit pas dans le monde germanique de la même popularité (retrouvée) dont elle bénéficie en France depuis une dizaine d’année, dans le cadre d’une redécouverte des grandes partitions oubliées du XIXe siècle. Est-ce cela qui explique qu’hier, jour de première, la salle n’était pas tout à fait pleine, fait très exceptionnel à Salzbourg ? Le public présent, qui était tout de même en nombre, n’aura pourtant pas regretté sa soirée, qui fut en tous points remarquable.
Profitant des dispositions de la salle du Felsenreitschule, et en particulier des loges de fond de scène taillées dans la roche du Mönchsberg, les organisateurs du concert ont tenté (et réussi) tout de même une certaine mise en espace. Le site est en effet irrésistible pour faire apparaitre le spectre du feu Roi…
Mais c’est bien entendu essentiellement au casting des voix qu’on juge une version de concert. Celui-ci ne comporte aucune faiblesse, tout au plus quelques chanteurs en début de carrière, distribués dans de plus petits rôles, ce qui est bien normal.
Un peu plus de 10 ans après sa prise de rôle au Théâtre An der Wien, dans la mise en scène d’Olivier Py, production qui avait ensuite été reprise à Bruxelles, revoici Stéphane Degout dans le rôle-titre, ce rôle qui lui va si bien, qui semble taillé pour lui tout exprès. Depuis dix ans, la voix a muri, l’artiste aussi, ce qui contribue à donner plus de densité, plus de dignité au personnage. La voix est splendide dans tous les registres, avec un timbre chaud, cuivré, et lumineux même dans sa partie la plus grave, la diction digne de tous les éloges, et l’expressivité du chanteur, qui explore ici des sentiments allant de la colère à la folie simulée, du remord à l’indignation, en passant par la tendresse ou la furie, fait preuve d’une exceptionnelle diversité. Il maintient cette belle énergie jusqu’au bout sans faillir et livre une prestation proprement époustouflante.
Pour lui donner la réplique, il fallait une Ophélie qui puisse affronter toutes les difficultés du rôle, qui semble écrit pour permettre à des chanteuses exceptionnelles de montrer toutes les facettes de leur talent. De plus, elle est familière du rôle pour l’avoir tenu – comme plusieurs autres protagonistes du concert de ce soir – encore en mars 2023 à l’opéra de Paris dans la mise en scène de Warlikowski. Virtuosité, légèreté, agilité, bien entendu, mais aussi couleurs dramatiques, endurance, et une grande facilité pour les vocalises, Lisette Oropesa possède tout cela et bien plus encore. Née et formée à la Nouvelle-Orléans en Louisiane, elle sera de retour à Paris dans les Puritains en janvier prochain. Son plaisir d’être en scène, très communicatif et stimulant pour ses partenaires, ajoute encore à sa popularité auprès du public, et c’est incontestablement elle qui, à la fin du spectacle, recueillera les plus spectaculaires faveurs de l’applaudimètre.
Troisième élément remarquable de la distribution, Eve-Maud Hubeaux, autre transfuge de la production parisienne, prête son physique de déesse grecque ainsi que son timbre corsé et presque glaçant de mezzo au peu sympathique personnage de la reine Gertrude. Ici aussi, diction française impeccable, grand sens du caractère théâtral et dramatique de l’œuvre, très grand professionnalisme dans la conduite du rôle.
Elle retrouve son comparse de Paris, Jean Teitgen pour lui donner la réplique en Claudius, le mauvais par excellence. Par comparaison avec la technique irréprochable de Degout, la voix de Teitgen, plus sombre, parait un peu moins bien contrôlée, son vibrato un peu large, mais il possède tout le volume requis pour proposer une composition impressionnante.
Clive Bayley (le Spectre) peut se prévaloir d’une longue carrière de basse noble, au cours de laquelle il a abordé à peu près tous les rôles qui s’offrent à ce type de voix. Né à Manchester, il chante dans toutes les grandes maisons internationales, et était lui aussi de la production parisienne (décidément…) ; il donne pleinement satisfaction, perché dans la petite loge qu’on a décrite plus haut. Le Polonais Jerzy Butryn, voix de basse noble lui aussi, se voit confié le rôle de Polonius.
Parmi les plus petits rôles, décochons une mention spéciale au ténor Julien Henric (Laërte), grande taille, physique idéal de jeune premier, voix particulièrement bien posée, puissante, pleine de couleurs, un jeune lyonnais qui semble bien parti pour une belle carrière. Quatre autres jeunes chanteurs se partagent les autres rôles secondaires de la pièce, la basse-baryton Liam James Karai en Horatio, fort élégant lui aussi, le ténor Raúl Gutiérrez en Marcellus, Ilya Silchk (bariton russe) et le ténor Seungwoo Simon Yang, sud-coréen, assumant les emplois de fossoyeurs d’Elseneur.
Nombreux, placés en fond de scène, le chœur Philharmonia de Vienne se bat avec la prononciation française comme il peut, mais il y met de l’enthousiasme.
C’est à l’orchestre du Mozarteum de Salzbourg qu’est revenu l’honneur d’accompagner cette très belle production. Il se trouve là face à un répertoire avec lequel il est peu familier mais qu’il semble prendre plaisir à jouer, et présente acte après acte des solistes de tout premier plan, successivement au saxophone (intervention exceptionnelle d’intensité musicale), au hautbois, au violoncelle (magnifiquement conduit) à la flûte ou au cor. A leur tête, le chef franco-suisse Bertrand de Billy, imperturbable face aux envolées faciles et au caractère parfois un peu excessif de la partition, mène son monde à bon port sans rien perdre de son flegme.