Tosca, ça marche à tous les coups ! On les connaît les ficelles, pourtant ; les moments où le frisson perce sous la peau, le tic-tac de la machine bien réglée qui subitement s’emballe et vous emporte. Rien n’y fait, les larmes montent, et on retombe dans le panneau. Alors, quand Floria s’appelle Anja Harteros… La soprano allemande est le parfait réceptacle de nos émotions : elle est Tosca et nous sommes tous Tosca à travers elle. Ce n’est pas qu’une question de voix – qu’en dire ? sinon que, de ses aigus filés à ses graves miroitants, le matériau inchangé fait se rejoindre les deux faces du personnage : l’éclat et la ténèbre –, c’est surtout la présence d’une figure. À distance de la diva, qui verrouille le rôle en le fixant sur son personnage public, Harteros balade une silhouette hiératique, minimaliste, ouverte à la projection du spectateur, en attente de sens, se nourrissant de tous. Les finales du 2e et du 3e acte sont de parfaits décors pour cette ombre chinoise marchant, hésitante, vers la lumière et vers la mort. Et puis, « Vissi d’arte », là où l’intensité de la voix rencontre la concentration du geste : c’était l’instant où il y eut deux mille sept cent et quelques autres Floria Tosca dans la salle.
Une méchante expectoration nous prive du Mario que tout le monde attendait – on sait la connivence qui se passe de mots entre Jonas Kaufmann et sa plus familière partenaire. Vittorio Grigolo assure courageusement le remplacement : son Mario est superbe de lumière, irréprochable techniquement, d’une projection sensationnelle, bref il fait exactement ce qu’il veut. Mais je crois qu’il est un tout petit peu à côté de la plaque, faute d’avoir saisi avec qui – pour qui, plutôt ! – il chantait. Au 3e acte, une image résume tout. Alors que le couple, main dans la main, célébre son pacte d’amour (« Trionfal di nova speme ») et que Mario gigote de son côté, levant le bras puis le posant sur son cœur, Floria demeure immuable, presque Isolde dans sa draperie d’extase. Aux saluts, l’incompatibilité des tempéraments s’expose, Grigolo cherchant à entraîner Harteros dans ses pitreries habituelles et ne récoltant qu’un vague sourire gêné, façon Nathalie Loiseau face à un François Asselineau. Ce dernier aurait d’ailleurs fait un Scarpia peut-être plus effrayant que Željko Lučić, titulaire honnête du rôle certes mais manquant singulièrement de saveur. À l’inverse d’un Bryn Terfel dont la moindre intervention semblait chargée du plus grand vice, le baryton serbe fait juste le job : si la voix ne peut pas croquer toute la monstruosité du personnage, que les gestes, l’attitude du moins la dessinent !
L’absence de Pierre Audi au rideau – et donc on l’imagine aux répétitions – explique peut-être cela. Pas de raison pour autant de blâmer par ailleurs une production efficace (c’est bien la première des qualités pour un spectacle qui sera repris dix ou quinze fois), riche en images marquantes (les trois finales !) et dont on a trop vite dit qu’elle manquait d’idées : quel est donc l’étrange jeu de piste que Tosca doit résoudre avant de pouvoir enfin sortir de l’appartement de Scarpia ? est-on si sûr d’avoir compris toutes les implications de cette immense croix ? Ce petit théâtre (comprimari et choeurs compris, tous impeccables) est formidablement bien tenu par Dan Ettinger, qui donne beaucoup à l’orchestre et reçoit en proportion : il n’y a que des éloges à adresser à cette phalange exemplaire, loin du pathos et du sentiment souligné qui noient parfois Puccini.