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Pierre Dumoussaud : « Représenter l’inachevé impose un dialogue avec la tradition, ce qui peut parfois s’avérer houleux. »

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Interview
18 septembre 2025
Pierre Dumoussaud dirige Les Contes d’Hoffmann à l’Opéra-Comique du 25 septembre au 5 octobre.

Infos sur l’œuvre

Détails

Après avoir fait couler beaucoup d’encre à l’Opéra National du Rhin, le chef d’œuvre posthume d’Offenbach (re)vu par Lotte de Beer arrive enfin Salle Favart. Si la metteuse en scène propose une version très personnelle et remaniée de l’ouvrage qu’en sera-t-il cette fois-ci de sa musique et de sa partition ? Le chef d’orchestre Pierre Dumoussaud revient pour nous sur la genèse d’une partition décidément pas comme les autres et nous prépare à affronter le pire comme le meilleur, pour le plaisir des uns, et le malheur des autres.

Après l’Opéra national du Rhin, vos Contes d’Hoffmann arrivent à l’Opéra-Comique. Quels partis pris avez-vous choisis par rapport à l’œuvre dite « originale » ?

Avant de parler de l’œuvre « originale », c’est-à-dire telle qu’elle a été pensée pour être créée en ces illustres murs en 1881, il faut d’emblée souligner le caractère tout à fait inédit des Contes d’Hoffmann dans l’histoire de la musique et de l’opéra, en raison de la formidable complexité du projet dramaturgique qu’ils recouvrent. Au milieu du XIXᵉ siècle, à la faveur de la publication de plusieurs traductions, l’écrivain allemand Ernst Theodor Amadeus Hoffmann connaît en Europe et en France un succès retentissant. Deux librettistes chevronnés, Jules Barbier et Michel Carré, inventent pour l’Odéon une pièce de théâtre en cinq actes, adaptant pour la scène trois des innombrables contes fantastiques d’E.T.A. Hoffmann, enchâssés dans un prologue et un épilogue mettant en scène l’écrivain lui-même, et y adjoignant divers personnages issus de l’immense galerie hoffmannienne. La réussite de ce drame en cinq actes fait naître chez Offenbach le désir de le mettre en musique. Son premier jet confiait le rôle-titre à un baryton. Puis, l’œuvre est programmée à l’Opéra-Comique, et le héros réorienté vers une voix de ténor : c’est la première intervention sur l’ouvrage du directeur de l’époque, Léon Carvalho, hélas pas la dernière. Le cataclysme fondateur de la légende des Contes est bien évidemment le décès d’Offenbach survenu au cours des répétitions. Le fils du compositeur confie à Ernest Guiraud le soin d’en achever l’orchestration tandis que Carvalho, de manière parfaitement unilatérale et au grand dam des artistes et des librettistes, sabre totalement le quatrième acte (le troisième conte, celui mettant en scène Giulietta à Venise). Cette décision aura un impact majeur sur le destin de la partition et témoigne déjà, avant même la création de l’œuvre, de la difficulté colossale et intrinsèque qu’il y a à représenter sur scène, et en musique, un canevas dramaturgique aussi foisonnant.

Comment, selon vous, la popularité mondiale de cet ouvrage a-t-elle pu susciter tant de mythes au fil du temps, notamment autour de son architecture ?

Comme pour tous les plus grands titres du genre opéra-comique – c’est-à-dire des numéros musicaux articulés par des dialogues parlés –, leur succès international fut acquis au prix du remplacement de savoureux dialogues par des récitatifs : infiniment moins de texte à apprendre, un débit plus lent que celui de la parole, et l’aide de la musique pour la mémorisation. C’est le tribut payé par les ouvrages lyriques (pas seulement français !) pour pouvoir voyager au-delà des frontières et se rendre accessibles aux artistes qui ne parlent pas la langue du livret. Ainsi, Les Contes poursuivent-ils leurs pérégrinations : après le changement de tessiture du rôle-titre, la suppression d’un acte et le remplacement des dialogues, la partition voit chacun y aller de sa créativité pour tenter de la compléter. L’exemple le plus emblématique est imputable à un autre directeur puissant, celui de l’Opéra de Monte-Carlo, Raoul Gunsbourg – compositeur à ses heures, à qui l’on doit, entre autres, la création de plusieurs opéras de Massenet. Il commet pour Les Contes un magnifique septuor, dans la plus pure tradition du concertato italien et de ces grands finales d’acte galvanisant la salle entière. On peut avancer que ces diverses interventions extérieures sont permises par l’attitude adoptée par le Maître lui-même en son temps : « le petit Mozart des Champs-Élysées » était réputé faire peu de cas de son propre texte, n’ayant aucune vergogne à biffer vingt pages entre la générale et la première, ou à écrire dans la nuit un nouvel air pour un chanteur remplacé. Il le fait d’ailleurs souvent en allant puiser dans sa propre production : dans Les Contes, on réentend par exemple Les Fées du Rhin (dans la célébrissime Barcarolle), Fantasio et bien d’autres. Ainsi se constitue, au fil du XXᵉ siècle, tout un album d’alternatives, la plupart étant au mieux des réécritures d’après Offenbach (l’air de Dapertutto « Scintille, diamant », repris du Voyage dans la Lune avec un texte différent), au pire parfaitement apocryphe.

Où en est aujourd’hui l’édition critique de référence, la plus proche du geste offenbachien ?

Jusqu’à la fin du siècle dernier, l’industrie lyrique mondiale se satisfaisait globalement d’une reconstitution partielle de la partition, mélangeant les travaux du musicologue Fritz Oeser à la première édition parue chez Choudens. L’ordre des actes n’y est pas toujours correct. On s’y perd tous, entre la pièce de Barbier & Carré, les dires contradictoires du personnage Hoffmann lui-même dans l’opéra, et le discours musical qui convoque une première apothéose à la fin de l’acte d’Antonia (ndlr : voir brève du 12 septembre dernier) ; les dialogues ont disparu et beaucoup de musique n’a rien à voir de près ou de loin avec Offenbach. Mais l’histoire se tient, et c’est cette version qui a permis une large diffusion de l’œuvre. Depuis, Les Contes d’Hoffmann, c’est un peu comme la Chouette d’or, mais avec moins de joueurs : la chasse aux manuscrits est lancée pour reconstituer l’ouvrage dans sa forme la plus authentique possible, et les deux finalistes se nomment Michael Kaye et Jean-Christophe Keck. Leurs travaux ont été réunis par l’éditeur Schott et offrent une édition monumentale regroupant à peu près tout ce qui existe en lien avec Les Contes – tout et son contraire. Car contrairement à ce que l’on entend souvent, il n’existe donc pas de « version Keck », comme une trame toute cuite qui serait celle des « vrais » Contes tels qu’approuvés par Offenbach par-delà la mort. Cette édition rassemble au contraire toutes les possibilités et permet à chacun de tracer son propre chemin dans ce labyrinthe infernal : dialogues ou récitatifs, telle ou telle tonalité d’un air, ornementé ou non, chœur des esprits intégral ou avec les coupures prévues par le compositeur, septuor de Gunsbourg ou acte de Venise authentique, pour Nicklausse « Une poupée aux yeux d’émail » ou « Voyez-la sous son éventail », etc. Si cette édition n’offre donc pas la solution finale de la quête, elle est aujourd’hui le vecteur essentiel de ce qui fait tout le sel de cet opéra unique : une variété infinie d’interprétations. Car la première question qu’échangent deux spectateurs sur le chemin du théâtre est toujours : « Je vais voir Les Contes. — Oui, mais lesquels ? » Il faut alors bien se souvenir que, du Requiem de Mozart à la Dixième de Mahler, représenter une œuvre posthume et inachevée, c’est inévitablement l’enfreindre un peu. Représenter l’inachevé impose un dialogue avec la tradition, ce qui peut parfois s’avérer houleux.

Quelle marge de manœuvre un metteur en scène possède-t-il quand il décide de monter cet opéra, face à la complexité de ses origines ?

Les metteurs en scène et les musiciens n’ont pas la même attitude vis-à-vis du texte musical ou littéraire, parce que leurs missions diffèrent. Les uns créent un concept, les autres interprètent une partition. Là où les chefs ont la plupart du temps à cœur de faire résonner l’ouvrage comme il aurait été entendu par le compositeur en son temps, il échoit aux metteurs en scène aussi bien de mettre en exergue le message universel d’une œuvre que de créer des passerelles entre les monuments du passé et les enjeux de la société contemporaine. Nous avons en effet besoin d’eux si l’on veut permettre à des ouvrages cent-cinquantenaires de continuer à parler aux néophytes du genre, appelés à remplir demain nos salles de théâtre. L’opéra a de tout temps été un art populaire et vivant, précisément parce qu’il permet à la fois de se laisser submerger par un génie ayant traversé les siècles et, en même temps, d’interroger le monde qui nous entoure. Dans une production d’opéra, la bascule entre le théâtre et la musique (et parfois malheureusement entre le théâtre et le public) intervient souvent lorsque le concept de mise en scène entre dans une contradiction irrémédiable avec le texte, au point de provoquer une rupture de sens. Se pose dès lors, comme je l’ai expérimenté dans la majorité des productions dont j’ai eu l’honneur d’assurer la direction musicale, la nécessité d’un compromis entre les désirs « urtextiens » du musicien que je suis et le besoin du metteur en scène de garantir la cohérence de sa propre dramaturgie. Le consensus doit souvent s’étendre aux questions de distribution, et c’est tout particulièrement le cas pour Les Contes d’Hoffmann : peu de ténors ont l’endurance que requiert ce rôle-fleuve, peu de sopranos possèdent la souplesse permettant de passer du colorature d’Olympia au dramatique de Giulietta. Dans le cas de notre production à l’Opéra-Comique, nous avons le privilège d’avoir sur scène sans doute l’un des Hoffmann les plus fascinants au monde, Michael Spyres, aux côtés d’une Amina Edris voguant crânement sur les écueils de ces quatre rôles. Ce merveilleux couple est entouré d’une distribution chevronnée au répertoire romantique français (Jean-Sébastien Bou, Héloïse Mas, Nicolas Cavallier, Raphaël Brémard…) et illuminée par la fraîcheur vive et brillante de l’Ensemble Aedes. Le tout est accompagné par l’Orchestre philharmonique de Strasbourg qui, non content de connaître déjà parfaitement le spectacle, peut se targuer d’être depuis des décennies l’un des artisans majeurs du rayonnement de l’opéra romantique français, notamment par sa discographie avec John Nelson et Michael Spyres, en forme de retrouvailles donc. Quant au projet de mise en scène, devant l’impossibilité fondamentale de représenter « les » Contes d’Hoffmann, Lotte de Beer a fait le choix d’un parti pris radical. Si la forme adoptée est bel et bien celle de l’opéra tel qu’il a été conçu ici même en 1880 – avec des dialogues, donc –, la dramaturge s’est livrée à une réécriture complète des scènes parlées. Il y a là de quoi bousculer les habitudes du public autant que celles des interprètes, d’autant que la diffusion des Contes d’Hoffmann s’est faite, à la scène comme au disque, dans l’immense majorité des cas par la version avec récitatifs. Dès lors, avant même toute réécriture, donner la version « opéra-comique », tout en nous rapprochant de la volonté du compositeur, nous éloigne de ce que peuvent être, dans notre inconscient collectif, Les Contes d’Hoffmann. Pour ma part, si je regrette a posteriori de ne pas profiter davantage de la vis comica de certains solistes qui ne prennent plus part aux dialogues, je me félicite d’avoir pu rester dans une dynamique de spectacle vivant et de rouvrir, entre Strasbourg et Paris, quelques pages de musique qui nous manquaient à tous. Il en reste encore, bien sûr, comme dans toutes les productions, mais je me console en sachant que nous les jouerons au Staatsoper de Berlin en mars avec Benjamin Bernheim.

La discographie des Contes d’Hoffmann témoigne-t-elle judicieusement de son visage fondamentalement protéiforme ?

Le disque est à la fois le meilleur ami et le pire ennemi de l’opéra. Il le popularise avec une force sans égal, tout en figeant dans la cire une œuvre appartenant au domaine du spectacle vivant. On peut aussi se permettre, en studio, tout un tas d’artifices irréalisables sur scène. Enfin, lorsqu’on enregistre, on s’affranchit plus facilement de la contrainte de la durée. C’est un enjeu notoire dans le cas des Contes, œuvre-fleuve dont l’appréciation n’est pas acquise à l’heure des séries Netflix en épisodes de cinquante minutes. Pour ma part, je rêve d’un enregistrement plus qu’intégral de cette partition, un triple disque qui serait le pendant sonore de l’édition monumentale Keck/Kaye. Ce serait un outil de travail formidable, offrant aux chefs et aux metteurs en scène la possibilité d’entendre aisément toutes les alternatives imaginables pour construire ensemble une version dégagée du poids de l’habitude et de la tradition. Et, pour le public, un moyen passionnant de découvrir tout ce que peuvent être Les Contes – et peut-être aussi ce qu’ils ne sont pas.

Propos recueillis à Paris par Edouard Brane le 15 septembre 2025

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