SOUS LE SOLEIL DE PESARO

un dossier proposé par Philip T. PONTHIR

 
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ELISABETTA
PESARO, 19/08/04

[Antonino Siragusa & Sonia Ganassi]

Musique de 
Gioacchino ROSSINI

Edition critique de la Fondazione Rossini
en collaboration avec la Casa Ricordi
Sous la direction de Vincenzo BORGHETTI

Elisabetta SONIA GANASSI
Leicester BRUCE SLEDGE
Matilde MARIOLA CANTARERO
Norfolc ANTONINO SIRAGUSA
Enrico MANUELA CUSTER
Guglielmo FILIPPO ADAMI

Directeur musical RENATO PALUMBO
Mise en scène et régie, DANIELE ABBADO
Décors et costumes GIOVANNI CARLUCCI
Eclairages GUIDO LEVI
Coro di Camera di Praga
Maître de choeur LUBOMIR MATL
Orchestra del Teatro comunale di Bologna
Nouvelle production en collaboration avec le Comunale de Bologne

Représentation du 19 Août 2004 (dernière)

A la faveur de l'édition critique de la partition par Vincenzo Borghesi, le ROF offrait une nouvelle production de la très rare Elisabetta, en co-production avec le Comunale di Bologna qui reprendra le spectacle dans quelques mois. L'enjeu est évidemment tout autre. A commencer parce que les difficultés dans ce type d'opéra serio, que Rossini a ciselé pour des chanteurs d'exception, sont multiples. 

Scéniquement aussi, que faire d'une partition très statique ? Quand on a dépassé les scènes du trône et de cour, l'oeuvre se résume à des affrontements humains, psychologiques et non physiques. Depuis plusieurs années, le ROF a convaincu un certain nombre de metteurs en scène plus ou moins en vogue, de collaborer à leurs spectacles. Les résultats furent divers dans leurs bonheurs ; si ces hommes de théâtre ou de cinéma ont parfois montrer une réelle volonté d'intégrer et de servir le message du Pesarese, on a parfois aussi assisté à des soirées singulières entre toutes, surréalistes, masquant à peine, à l'occasion, l'incapacité du festival à distribuer des rôles meurtriers à des vocalités expertes. 

Marquant ses débuts au festival Rossini, Daniele Abbado a dû s'accommoder des lieux, ici le très joli mais fort petit Auditorium Pedrotti. Attaché à l'illustre Conservatoire Rossini, le Pedrotti se présente davantage comme une salle de concert plutôt qu'un théâtre à proprement parler. Outre le fait que les sièges ne sont pas en quinconce - imaginez votre bonheur si une personne gâtée par la nature se place devant vous - ce sont surtout les dimensions de la scène qui apparaissent fort réduites. 

Avec le concours de Giovanni Carlucci (décors et costumes) et de Guido Levi (éclairages), Abbado développe une idée simple mais efficace : prendre en hauteur et en largeur l'espace qui lui manque. Ainsi, une partie des galeries réservées au public servira aux déplacements des choristes et le décor d'afficher un échafaudage luxueux, aux lignes modernes, entrelacements de métal argenté, dessinant une vitrine précieuse dont on pourrait ouvrir les deux battants afin d'en admirer les figurines anciennes. Ces figurines sont, de façon très réussie, vêtues "à la Cromwell". Visuellement, cela fonctionne très agréablement. Un trône et une couronne complètent la liste des accessoires. 

Cette mise en espace réalisée, où est le travail d'Abbado ? Nous le cherchons encore. Visiblement, il a écarté la carte du fastueux, mais néanmoins ne propose aucun jeu d'acteurs précis et encore moins de pistes de réflexion. Les solistes, manifestement livrés à eux-mêmes, agissent chacun selon son métier. 

Heureusement, le chant et la musique eurent la part belle en cette dernière représentation.

Renato Palumbo est le véritable maître d'oeuvre de cette soirée. Le maestro resserre les rangs autour de lui, prend les rennes de la soirée et indique la voie à suivre. Les forces du Comunale sont capables, sous sa baguette, de très belles couleurs, d'une grande variété d'accents ainsi que d'une force expressive et narrative capable d'installer, dès l'ouverture, le climat spécifique d'Elisabetta, alors que Rossini utilise la musique de l'ouverture du Barbiere

Sans dissimuler notre plaisir, nous devons tout de même avouer que la fougue du chef le conduit parfois à user d'élans romantiques un peu trop tardifs, voire donizettiens dans cette partition viscéralement attachée à une esthétique seria d'un autre âge. Il faut cependant reconnaître à Palumbo l'immense mérite de guider les solistes, de les aider à se donner entièrement et même à dépasser sainement leurs limites. 

Nous ne pouvons, une fois encore, qu'applaudir le travail de Lubomir Matl et de son Choeur de chambre de Prague. Au cours du festival, ces musiciens mènent un véritable marathon qui force le respect et l'admiration.

Il faut saluer une distribution globalement très homogène, scéniquement et vocalement. 

Les seconds rôles ne méritent que des louanges avec une mention particulière pour la mezzo Manuela Custer que l'on retrouve dans l'épisodique Enrico, rôle qu'elle parvient par sa seule présence à hisser au rang de protagoniste. Signalons aussi combien cette ravissante jeune femme se métamorphose en un travesti d'une incroyable vérité. 

Mariola Cantarero apparaissait pour la troisième fois au ROF. Cette très sympathique, pour ne pas dire adorable, artiste connaît une belle ascension depuis quatre ans. Peu à peu, son très intéressant "lirico coloratura" se spécialise dans Donizetti (Lucia, Elisire,...) Bellini (Sonnambula, très intéressante Elvira des Puritani, à Las Palmas, face à la prise de rôle de Juan Diego Florez) et Rossini (Folleville du Viaggio, Adèle du Comte Ory, Aménaide,...).
 
Cantarero remplit son rôle de seconda donna avec tout le professionnalisme requis, les dispositions naturelles de l'instrument se jouant avec une relative facilité de la partie de Matilde. Apparemment gênée par son costume travesti dont les culottes bouffantes ne sont guère seyantes, l'actrice limite par contre ses déplacements. En lui reconnaissant des moyens considérables, une énergie farouche et un don de soi généreux, force est de constater que la jeune et douée soprano espagnole a encore beaucoup de choses à apprendre. A la vue de son calendrier, nous ne doutons pas qu'elle connaisse ses limites et ses challenges. Pour le moment, une voix plus qu'une personnalité à suivre de près. 


[Sonia Ganassi & Bruce Sledge]

Autre début dans un emploi d'un tout autre acabit, celui de Bruce Sledge en Leicester. Le ténor californien représente positivement tout ce que l'école américaine offre de mieux en matière de ténor rossinien, catégorie dont elle pourvoit le monde lyrique depuis 25 ans. L'émission est saine, le musicien scrupuleux, le grain n'est pas désagréable. 

Tout en assumant plus qu'honorablement sa partie, Sledge n'est pas capable de traduire psychologiquement les évolutions de son personnage. C'est d'autant plus curieux que visiblement il maîtrise - en termes de notes en tout cas - son rôle. Il semble manquer de personnalité, laissant souvent son Elisabetta désespérément seule sur scène dans leurs différents échanges.

Le ténor, qui possède au demeurant de réelles dispositions pour le répertoire belcantiste et rossinien, aurait intérêt à fréquenter encore pour un moment ses Almaviva, Lindoro et autre Ramiro avant de se lancer dans les univers psychologiques des personnages serio rossiniens, qui demandent un tout autre abattage et une autorité qui lui font actuellement défaut.

La révélation de la soirée fut le Norfolc d'Antonino Siragusa. Emportant une adhésion immédiate et totale, le jeune ténor, originaire de Messine, a réussi sa prise de rôle, marqué par de tous grands chanteurs. 

Avec une grande économie de gestes et une autorité naturelle, il sait traduire toute la malveillance de cet être torturé par la jalousie, l'envie et la soif de vengeance. En progrès, la voix suit une évolution constante et l'acier naturel, si particulier, de l'instrument se fond à merveille dans les accents di bravura de sa partie inhumaine. La projection, saine, irradie sans peine, mettant littéralement son public en effervescence et recueillant une ovation spontanée et méritée.

Siragusa offre non seulement une leçon de chant glorieuse et jouissive, mais son personnage existe et s'exprime également dans les parties, beaucoup plus ingrates, des récitatifs. 

Cette prise de rôle offre au jeune ténor un éclairage nouveau pour sa carrière, nous n'en doutons pas un seul instant. Opera Rara ne s'y est pas trompé en lui offrant déjà un rôle majeur au côté de Ford dans la prochaine intégrale de Zelmira qui sortira dans quelques semaines (écho d'un concert londonien aux côtés d'Elisabeth Futral et Manuela Custer).

Taillé sur mesure pour les moyens alors exceptionnels de la Colbran (première au San Carlo le 4 octobre 1815), le rôle de la titulaire pose aujourd'hui beaucoup de problèmes aux cantatrices.

Dans la seconde moitié du vingtième siècle, les chanteuses qui ont pu rendre justice aux emplois de la Colbran se comptent sur les doigts d'une main. Callas naturellement (Armida mythique en 52) aurait sans doute été une Semiramide d'exception... June Anderson a également défendu avec probité la Magicienne dans les années 80, ainsi qu'une très intéressante Elena dans une Donna del Lago exagérément bridée par Muti. Elle laisse également le souvenir d'une très grande Semiramide.

Face aux rôles écrits pour une voix apparemment hybride comme celle de la Colbran, le dilemme se pose pour les directeurs de théâtre en ces termes : choisir un mezzo-soprano ayant une extension aiguë ou un soprano dotée d'un médium, voire d'un grave suffisamment nourris.

Sonia Ganassi, à l'origine joli contraltino destiné à servir Angelina et Rosina du Barbiere, est une fidèle protagoniste du ROF où son professionnalisme est très apprécié depuis une secondaire Emma (Zelmira en 1995). En quinze ans, elle a considérablement élargi, dans tous les sens du terme, son répertoire et son émission. Cherchant visiblement à gagner un statut de prima donna que son répertoire d'élection lui refuse, désirant sans doute être autre chose que la suivante des Gruberova et consort, Ganassi a beaucoup travaillé pour gagner en extension et en projection. Ses Adalgisa, Leonora (Favorite), Elisabetta (Maria Stuarda), vont dans ce sens.

Force est de reconnaître qu'elle y parvient avec un certain bonheur, du moins si l'on tient compte, dans le paysage lyrique actuel, de la rareté de vraies titulaires dotées des moyens adéquats requis par les compositeurs.
 
Qu'en est-il de son Elisabetta ? La cantatrice a pris beaucoup de risques. Elle l'a toujours su et apprivoiser cette partition n'a pas été sans mal, au point que la cantatrice a réclamé que la répétition générale se donne à huis clos. Ignorant la retransmission radio de la première (Quelle curieuse idée aussi de toujours retransmettre les premières alors que tout le monde sait qu'un artiste ajuste et affine encore sa composition à la faveur de la scène !), nous avons assisté à la dernière et saluons sincèrement la prestation de Sonia Ganassi.

Nous n'avons jamais compté parmi ses admirateurs, d'autant que le travail d'élargissement que nous évoquions a entamé l'émail et la juvénilité de l'instrument. Mais force est de reconnaître que Ganassi ne triche jamais, jette toutes ses forces dans la bataille et assume avec probité les écueils, du moins vocaux, de la partition dont la redoutable cabaletta finale "Fuggi amor di questo seno". Sur ce plan du moins, le pari est tenu. 

Cependant, en dépit d'un maquillage digne de la fille naturelle de Bette Davis et de Marianna Nicolesco et malgré toute la bonne volonté de l'artiste, à aucun moment, Ganassi ne dégage une aura royale. Il faut souligner qu'elle ne bénéficie d'aucun soutien de la part du metteur en scène, tout aussi erratique dans le traitement qu'il inflige aux autres protagonistes : le respect de la figure royale n'est au mieux qu'à peine effleuré, voire galvaudé au prix de vastes contresens (situation d'infériorité de la reine par rapport aux positions en hauteur des courtisans, entrées et sorties désinvoltes et sans étiquette des personnages qui prennent la salle du trône pour un moulin,...) Si le chef soutient et galvanise sa titulaire et lui permet de relever les défis de la partition, scéniquement, Ganassi n'a absolument aucune envergure.

Au final, une soirée plutôt réussie, car si dramatiquement il ne se passe pas grand chose, du moins, rien n'entrave l'écoute de cette partition superbe et souvent très bien chantée.

Néanmoins, l'oeuvre attend encore l'homme de métier qui réussira à extraire Elisabetta de sa vitrine de musée afin de la placer aux côtés de ses soeurs Elena et Semiramide au sein du répertoire actuel des théâtres lyriques.
 
 

Philip T. PONTHIR
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