SOUS LE SOLEIL DE PESARO

un dossier proposé par Philip T. PONTHIR

 
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MATILDE di SHABRAN 
PESARO
14, 17 & 20/08/04

[Annick Massis / Matilde]

Mélodrame joyeux en deux actes de 
Giacomo FERRETTI 

Musique de 
Gioacchino ROSSINI 
Version napolitaine. 
Edition critique de la Fondation ROSSINI en collaboration avec la Maison RICORDI
Sous la direction de Jürgen SELK 

Matilde di Shabran ANNICK MASSIS 
Edoardo HADAR HALEVY
Raimondo Lopez BRUNO TADDIA 
Corradino JUAN DIEGO FLOREZ 
Ginardo Carlo LEPORE 
Aliprando MARCO VINCO 
Contessa d'Arco CHIARA CHIALLI 
Isidoro BRUNO DE SIMONE
Egoldo GREGORY BONFATTI
Rodrigo LUBOMIR MORAVEC

Direction musicale RICCARDO FRIZZA
Mise en scène MARIO MARTONE
Costumes URSULA PATZAK
Décors SERGIO TRAMONTI 
Eclairages PASQUALE MARI 
Coro da Camera di Praga 
Maître de choeur LUBOMIR MATL 
Orquesta Sinfonica de Galicia 

Nouvelle co-production avec le San Carlo de Naples 
Représentations des 14, 17 et 20 août 2004

Présenté comme le spectacle phare de ce 25ème ROF, la nouvelle production de la très rare Matilde di Shabran a non seulement dépassé les espérances de la direction du festival, mais s'est également imposée comme l'une des plus belles réussites scéniques d'un opéra belcantiste cette saison.

Matilde di Shabran (création le 11 novembre 1821 au Teatro del Fondo de Naples) appartient à cette période où le jeune Rossini accumule des échecs relatifs pour ce qu'il considère comme ses deux centres d'intérêt principaux : la Scala de Milan et la Fenice de Venise. 

La volonté de Rome d'établir des contacts avec le compositeur va lui offrir l'opportunité de réfléchir sur son travail. Une commande ferme d'un opéra pour l'ouverture du Carnaval va venir couronner ces contacts.

Une fois de plus, aux prises avec un calendrier inhumain - même pour lui ! -, avec les retards de livraison du livret et autres contretemps, le compositeur se voit dans l'obligation d'engager Giovanni Pacini pour composer certains numéros. De multiples difficultés de dernière minute donnèrent lieu à une première représentation qui ne fit pas l'unanimité et de loin.

Plus tard au cours de la même année, Rossini est engagé à Naples et réécrit tous les numéros composés par Pacini, refond la structure de l'ouvrage, notamment avec ce fameux premier acte de près de deux heures. Enfin, il fera intégralement traduire en dialecte napolitain la partie du poète Isidoro. L'édition critique actualise cette version napolitaine qui est entièrement de la main du maître.

Le dernier opéra semiserio et le 32ème dans la production du Pesarese a connu, comme l'ensemble de son oeuvre, une période d'oubli total. A part d'épisodiques et expérimentales tentatives de reprises mutilées, comme à Gênes en 1974 et Wildbad en 1998 dont subsiste un live (Bongiovanni), il fallut attendre 1996 et déjà le ROF pour que la belle et mystérieuse Matilde laisse dévoile quelques attraits. Malheureusement, Elisabeth Futral et toute la verdeur de son émission n'élèvera pas le rôle titre au-dessus d'une composition de soubrette, alors qu'à l'image d'une Fiorilla d'Il Turco, Matilde di Shabran réclame l'autorité d'une véritable prima donna.

Pour la petite histoire, ces représentations furent le tremplin d'un certain Juan Diego Florez, remplaçant à la dernière minute Bruce Ford, souffrant. Avec l'aide de son mentor Ernesto Palacio, le Péruvien saisit sa chance, obtint un réel succès, le monde découvrant son potentiel vocal et sa beauté de jeune premier de cinéma. On sait la carrière que l'enfant chéri de Decca a menée depuis. 


[Annick Massis / Juan Diego Florez]

Consciente que Matilde di Shabran est une oeuvre de tout premier plan à bien des niveaux, la direction du ROF voulait lui offrir des conditions idéales de représentation. A bien des égards, celles-ci furent réunies. 

L'écrin du merveilleux Teatro Rossini, d'abord, était le lieu ad hoc tant par ses proportions que par son acoustique. Le surintendant Mariotti finit par convaincre Juan Diego Florez de reprendre la part de Corradino (composée pour le ténor David). 

D'après les dires de l'intéressé, il appuyait son refus initial sur le fait qu'il n'aime pas revenir sur ce qui est fait, que d'un point de vue affectif, il sait ce qu'il doit à son premier Corradino ainsi qu'à son premier ROF et qu'il ne désire pas toucher à ce souvenir de "jeunesse". Nous pensons surtout que le jeune et brillant ténor péruvien, à la recherche d'un statut de prime uomo, voire de tenorissimo, tend à privilégier des véhicules immédiatement plus "payants". Corradino, tout en contenant des beautés mélodiques réelles, est très difficile et ne possède à part entière aucune scène solo, ses interventions longues sont enfermées dans de très grandes scènes de duos, de trios ou d'ensemble. L'extraordinaire rondo final de quinze minutes destiné au rôle-titre confirme la volonté du compositeur d'écrire un opéra centré sur la prima donna.

Néanmoins, le ténor finit par accepter et il faut avouer que le battage médiatique fait autour de lui - lequel n'enlève rien à ses immense qualités, sur lesquelles nous reviendrons - finissait par avoir un côté réellement insupportable dans son discours infantilisant. 

Cette Matilde vit également les débuts importants du metteur en scène italien Mario Martone et de la soprano colorature française Annick Massis. Celle-ci devait débuter plus tôt à Pesaro. Depuis des Sonnambula et des Comte Ory en commun, le Maestro Zedda voulait la voir débuter au ROF. Le Comte Ory de l'année dernière aurait dû séduire la Comtesse Adèle d'Annick Massis. Des calendriers incompatibles virent le projet postposé.

La principale intéressée, même si elle est toujours heureuse de retrouver la Comtesse Adèle qui est un de ses meilleurs emplois, a trouvé le projet de Matilde beaucoup plus excitant, notamment parce que sa thématique est totalement neuve dans la production de Rossini en termes d'emprunts.

Il s'agit d'une vraie rareté et le parcours de la diva en est émaillé, tant sur scène qu'au disque (Marguerita d'Anjou, Elvida, Francesca di Foix, la Dame Blanche, Andromède,...). La soprano aime ces oeuvres dont peu ou pas de références existent et où elle peut exprimer pleinement sa créativité.

Les cinq représentations de Matilde avec le couple très prometteur Massis - Florez, furent prises d'assaut. Après la retransmission de la première, nous avons assisté aux trois dernières représentations avec une gourmandise toujours renouvelée.

Le succès de cette Matilde découle d'abord du travail et de la réflexion, très spirituelle, du metteur en scène Martone. Inattendu et respectueux, l'homme de cinéma saisit pleinement la difficile cohésion et le fragile équilibre de ces oeuvres semiserie où tant de Gazza ladra et autre Linda di Chamounix posent défient les metteurs en scène.

A son accoutumée, Martone part d'un élément central, ici, un immense et esthétique double escalier hélicoïdal qui définira successivement l'entrée du château, le rapport de force entre les différents personnages, le désarroi tournoyant de Corradino face à ses émois amoureux naissants, etc. Ce dispositif, par ses rotations et ses différents éclairages, élargira encore son champ expressif et imagé. 

Autant Pizzi, par exemple, énonce une horizontalité de lignes, autant Martone impose une verticalité dans sa mise en espace et l'évolution psychologique de ses personnages.

Le concept fonctionne très bien. Le travail de Martone ne se permet aucun effet facile, cabotinage ou excès qui aurait pour effet de perdre de vue une musique splendide et une intrigue efficace. Il est secondé par une talentueuse Ursula Patzak dont les costumes, évocateurs et raffinés, ont non seulement ravi les yeux mais servi la lisibilité de la pièce.

Cette réussite théâtrale permet au spectacle d'emporter tout sur son passage en dissimulant, notamment, les faiblesses d'un Frizza. Le jeune chef, qui doit sans doute cette opportunité au très influent Ernesto Palacio, son agent, ne possède pas l'expérience nécessaire pour affronter une oeuvre aussi complexe. Non pas qu'il manque d'affinités avec ce répertoire, mais l'autorité et une vision claire du drame lui font défaut. Au fil des prestations, son travail est jalonné d'incidents. La phalange semble quasiment s'assumer seule et les solistes se surprennent à stimuler eux-mêmes une entrée ou une battue... 

Ces solistes, justement, formaient la plus belle équipe de cette session du ROF. Mais avant tout, il faut saluer une fois encore l'intelligence de Martone qui offre aux Choristes de Prague l'occasion de personnaliser leur jeu, d'intervenir dans l'action par de judicieux et cohérents déplacements dans le théâtre, au dessus de la fosse et sur scène. Vocalement, ce choeur est un bijou, avec une mention spéciale pour les choristes masculins qui se hissent au rang de réels protagonistes de la soirée. 

Au nombre des petits rôles, nous nous souvenons avec grand plaisir de Gregory Bonfatti (Egoldo), de très grande classe. L'artiste, même s'il ne peut compter que sur un volume vraiment réduit, est un magnifique chanteur et un second rôle de luxe. 

Dans celui de la rivale jalouse et vengeresse, Chiara Chialli est "criante" de vérité, dans tous les sens du terme. Composition savoureuse d'une belle actrice, néanmoins, vocalement, si son placement particulier et son timbre très métallique définissent à merveille sa partie de mégère non apprivoisée, on peut se demander quel autre type d'emploi cette jeune artiste pourrait défendre... 

Les rôles masculins sont très bien campés et définis. Dans l'ordre de séduction, Carlo Lepore en Ginardo, l'assistant geôlier du féroce Corradino trouve un emploi à son exacte pointure, physique et vocale. Justement distribué, ce chanteur bon enfant et sympathique n'appelle que des éloges sans s'attarder sur des limites vocales dès que l'émission demande un minimum de tenue et soutien. 

Marco Vinco, autre poulain de l'agence Palacio, ne semble pas douter un seul moment de ses moyens et de sa valeur artistique. Fort d'une réelle présence physique, ce professionnel d'un bon niveau impose en grande partie un Aliprando (sur le plan de la vocalité, un proche cousin d'Alidoro dans la Cenerentola), une composition très réussie. Scéniquement, à part quelques cabotinages ayant sans doute pour but de dissimuler son incapacité à servir totalement les moments de pure colorature, à nouveau dignes d'un Ramey, Vinco est très convaincant et diversifié dans ses intentions. Le timbre est somptueux, surtout quand l'artiste ne tente pas de forcer ses moyens naturels. La projection est franche et l'investissement généreux. Un artiste qui sera capable de très grandes choses, s'il sait demeurer simple. 

Il faut saluer la prestation de l'immense Bruno de Simone dans le très bavard poète Isidoro. Le chanteur compte pour beaucoup dans la réussite de cette aventure. Sa partie enchaîne une litanie de récitatifs, deux scènes de canto sillabico, des interventions scéniques à n'en plus finir, tout cela dans un dialecte napolitain, fruité, plaisant et imagé. Bruno de Simone, s'il se définit comme l'héritier naturel d'un Enzo Dara par la spiritualité et la finesse de ses propos, n'oublie jamais de chanter quand la partition le réclame. Un très grand Monsieur réellement doublé d'une personnalité humble pour qui le travail d'équipe est une fin en soi... 

Tantôt matelassé de cuir à la Mad Max, tantôt en chemise noire bouffante offrant son coeur d'amoureux naissant, le cruel Corradino fut fièrement et fiévreusement chanté par Juan Diego Florez. 

Arrivé avec quelques semaines de retard sur le planning pour cause de vacances, Florez sera couvé amoureusement par toute l'organisation de ROF, veillant sur la poule aux oeufs d'or. Au point qu'on crut la fin du monde imminente quand le jeune artiste annonça une bénigne opération visant à résoudre un problème de myopie et qui devait se tenir pendant les répétitions. Ajoutez à cela le matraquage de la presse locale, les pugilats réels des "chimènes" nippones s'arrachant photos et affiches, et vous comprendrez qu'il faut opérer un travail sur soi pour accueillir sereinement une première rencontre avec le ténor. 

Après une très belle saison marquée par d'intéressants débuts dans l'Arturo des Puritains à Las Palmas, le chanteur s'est présenté dans une forme rayonnante. 

Il y a quelque chose d'immédiatement rassurant, de juvénile, d'insolent et de sain dans cette voix très naturelle (la voix parlée de Florez est un modèle de placement naturel un peu comme l'était, toutes proportions gardées, celle du ténor français Georges Thill). Véritable ténor contraltino, la séduction pure du son est instantanée dans un timbre solaire, chaleureux et dont la spécificité rare définit une voix que se libère au fur et à mesure de l'ascension de la tessiture. Le volume est plus que satisfaisant et l'artiste habile à énoncer et à murmurer tendrement un registre grave inexistant, quitte à friser le contresens. 

Juan Diego Florez domine les incroyables difficultés de son ingrate partie avec une aisance réellement confondante et jubilatoire. Il est rassurant de constater que sur le pur plan vocal, depuis près de dix ans, le ténor non seulement conserve son immense potentiel mais qu'il se développe naturellement. Musicalement, l'artiste progresse, même si sa palette dynamique se révèle encore avare ou relativement primaire. Juan Diego aime le son pour le son et même si son forte est vivifiant, il finit par lasser. 

Sa prestance est idéale dans ces emplois de jeune héros qui exploitent à merveille ce que la Nature lui a donné, à savoir de belles proportions et surtout un fort beau visage, qui demeure agréable à regarder quand il chante. 

Sans oublier que nous parlons d'un chanteur d'à peine trente et un ans, soit un âge où d'aucuns en sont encore à peaufiner leurs vocalises, nous ne pouvons céder à l'élan d'une certaine presse criant au Messie. Juan Diego Florez est certes un phénomène vocal, avec un potentiel qui le situe à dix années lumières de son premier prétendant direct, mais il lui reste néanmoins à devenir un artiste à part entière, un musicien scrupuleux et imaginatif ainsi qu'un acteur capable de dépasser le stade des clichés faciles. 

Il nous semble dangereux pour l'avenir d'un si bel espoir qu'une presse sensationnaliste et qu'un certain public en mal d'icônes considèrent comme génial tout ce qui sort de la bouche du jeune Péruvien. A-t-il l'intelligence de ses moyens ? Non pas en termes de notes, mais de musicalité et d'intelligence dramatique. Il annonce fort judicieusement un premier Nemorino, mais également, dans cette poursuite d'un statut de "tenorissimo", un premier Duc de Mantoue (Rigoletto), à l'orchestration beaucoup plus dense...

Nous l'avons beaucoup écouté et nous attendons encore le moment où, au-delà d'une évidente splendeur sonore, sa personnalité s'exprimera au détour d'une émotion et où il apparaîtra clairement qu'il envisage l'avenir comme un cheminement artistique et non comme une programmation simplement carriériste...

Autres débuts très réussis, ceux de la mezzo-soprano d'origine israélienne Hadar Halevy.
Celle-ci a défendu de façon très intéressante la superbe et difficile partie d'Edoardo, prototype même du contraltone travesti si cher à Rossini qu'il déclinera en autant d'Arsace, Malcolm et Tancredi.

A part une Donna del Lago très réussie à Gènes avec Zedda, Florez et une surprenante Antonacci, Hadar Halevy s'était surtout consacrée jusqu'ici au répertoire français. Elle semble vouloir orienter son répertoire vers des contrées plus belcantistes et, après avoir assisté à ces trois belles soirées, nous ne pouvons que l'encourager. Scéniquement, tout en étant très crédible dans son travesti, elle conserve cette part de féminité et donc de paradoxe génial que Rossini regrettait peut-être avec la disparition des grands castrats. 

La voix est belle, saine, conduite avec goût et assurance, même si la cantatrice doit encore souder davantage ses registres, en particulier dans le grave. Halevy offre de réelles beautés vocales et musicales. Notre principal reproche ou plutôt notre principal souhait est qu'elle trouve techniquement la possibilité d'assumer ses coloratures, d'ailleurs fort bien négociées, mais en respectant leur caractère di forza. A cette condition, elle pourrait s'affirmer dans les années à venir comme une éminente spécialiste de ces emplois. 

Edoardo se voit confier pas moins de deux scènes typiques (récit, air et cabalette) et un très beau duo avec le ténor. Il symbolise le héros romantique, entier et serio de l'oeuvre. L'artiste s'affirme au fil des soirées et ne pâlit à aucun moment de la comparaison avec les deux principaux protagonistes.

 "Siam nate per regnare" chante la belle Matilde dans ses derniers vers... Dans ce qui restera sans doute comme une de ses plus belles et lourdes saisons, après avoir rencontré Lucia, Semele, Leïla, Alphise et gravé Elvida et Francesca di Foix, Annick Massis a imposé sa lecture et sa vision d'une Matilde di Shabran qui a enfin recouvré son identité. 

Le ROF ne s'y est pas trompé et un coffret live, écho de ces représentations, viendra témoigner du talent et du travail de cette artiste qui mène entre les Etats-Unis, le Japon, l'Italie et les grandes maisons européennes une des plus belles et intelligentes carrières internationales du moment. Peu à peu, au fil de ses rencontres vocales (Lucia, Amina, Elvira, Maria di Rohan, Aménaide,...) et humaines (Zedda, Pizzi, Viotti,Ö), cette cantatrice atypique s'impose par ses qualités et son travail acharné comme une des plus grandes belcantistes de sa génération. La Massis nous semble être une des rares chanteuses capables de nouer un lien avec l'héritage des générations passées, depuis la révolution opérée par Callas avec, en dernière filiation, la Cuberli à son zénith. La soprano y apporte également toute la modernité d'une artiste de son temps, consciente et soucieuse de l'équilibre entre vocalité et théâtralité.

Vocalement justement, Matilde est redoutable, c'est un rôle très long : la titulaire échange et sert ses partenaires en différents duos, trios, ensembles et autre finales avant de se voir offrir le cadeau empoisonné d'un superbe rondo de forme classique rossinienne (récitatif, aria, transition et cabaletta avec reprise ornée et variée). Un des rares extraits de la discographie officielle de la Matilde di Shabran (outre les deux scènes du mezzo), disponible sur un récital de Jennifer Larmore (Amore per Rossini - Teldec 1998), est ce merveilleux rondo "ami alfin, e chi non ama" interprété par une Cuberli encore superbe dans un des plus beaux récitals de bel canto jamais gravés (Momenti di Bel Canto - Fonit Cetra 1983).

Nous saluons avec respect et émotion ce que la cantatrice française a offert au public en ces trois soirées. Le degré de maîtrise atteint par Annick Massis, loin d'être un aboutissement, n'est pour cette éternelle insatisfaite qu'un nouveau point de départ pour incarner une figure théâtrale de premier plan. Comment ne pas songer à ce que Callas faisait de sa Fiorilla ?

Si la majorité des personnages prennent place dans une des deux catégories, comique ou seria de l'oeuvre avec pour figures emblématiques le poète Isidoro et le travesti d'Edoardo, Matilde cristallise les deux aspects. En cela précisément, Massis excelle et s'apparente aux plus grandes. Si, à son entrée en scène, la coquine et enjouée femme enfant prend l'intrigue comme un jeu, progressivement, la nature de ses sentiments pour Corradino évolue et elle se trouve prise à son propre jeu, elle se met à souffrir réellement, non pas à l'idée de mourir injustement, mais d'être condamnée à ne plus pouvoir contempler l'homme qu'elle finit par aimer sincèrement. 

Annick Massis ne manque pas d'armes, loin s'en faut, pour s'exprimer. Sur le pur plan vocal, sa longue voix de "lirico colorature" se joue des diableries d'une tessiture qui évolue du si grave au contre-mi naturel, au sein d'une pâte homogène et nourrie dont le registre grave s'est étoffé dernièrement. 

Si la diction est remarquable, son message s'exprime grâce aux couleurs, aux ombres et aux lumières, aux consonnes admirablement projetées qui sculptent les mots et les phrases. Sur les plans du chant, du message belcantiste et de la stylistique rossinienne, la Massis rejoint pour moi sa consoeur Patrizia Ciofi, tout en utilisant des moyens et des outils très différents. Ne se dépareillant jamais d'une classe naturelle pour ne pas dire d'une présence aristocratique, l'actrice électrise et fédère le plateau, incitant ses partenaires à interagir avec une très fine intelligence des situations. 

Rien n'est figé dans son jeu, car derrière un immense travail de professionnelle, racée et sincère, il y a un être humain viscéralement attaché à la scène et mu par la volonté de donner tout à son public, dans un échange de respect et d'amour. 

La Massis a non seulement réussi ses débuts au ROF (on lui demande déjà de réfléchir à des propositions) et également cette nouvelle prise de rôle, mais bien au-delà, elle redonne sans doute une chance à un opus de tout premier plan. Cependant, on connaît désormais les qualités indispensables pour servir la belle Matilde.

Livrant un scoop, nous formons le voeu d'une aussi belle rencontre avec la prochaine figure rossinienne qu'Annick Massis défendra, en août prochain, à Edimbourg, avec l'archaïque et méconnue Adélaïde di Borgogna ( projet d'enregistrement live, avec tous les airs alternatifs, pour Opera Rara - Bruce Ford et Jennifer Larmore complétant l'affiche).

Survolté, le public du Teatro Rossini a multiplié les ovations, du quart d'heure en milieu de premier acte à la bonne demi-heure de rappels à la fin. Le ROF a ainsi culminé, le 20 août, sur les dernières vocalises de la Matilde d'Annick Massis. 

Belle édition donc que celle du 25ème anniversaire.

En quittant Pesaro, nous nous interrogeons malgré tout. Le maestro Zedda ne semble pas regretter la génération hyper spécialisée qui porta la Rossini Renaissance à son climax. Nous sommes pourtant inquiets, car, à l'exception de l'un ou l'autre artiste dont nous venons de parler avec enthousiasme, il nous semble que la spécificité de l'écriture et de la stylistique rossiniennes risque sinon de se perdre, du moins d'être diluée et escamotée dans les années qui viennent.

Quelques personnalités, si belles soient-elles, n'ont jamais fait une école...
Pour le prochain ROF, on annonce, aux côtés d'un Barbiere en forme de faire valoir pour Florez (indispensable ?), une aimable et déjantée Gazzetta et, enfin, Bianca e Falliero, Daniela Barcellona et Maria Bayo se mesurant non pas aux souvenirs mais bien aux références des Horne et Cuberli. Nous parlions de dilution de l'identité rossinienne ?
 
 

Philip T. PONTHIR
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