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Entretien avec Vladimir Jurowski





Pourriez-vous nous raconter comment vous avez rencontré la musique, comment cette dernière est venue à vous ?

La Musique a toujours fait partie de ma vie. Je suis né dans une famille de musiciens. Mon grand-père Wladimir Jurowski, un contemporain de Shostakovitch était compositeur et mon père, Mikhaïl Jurowski, chef d’orchestre. Je n’avais que deux ans lorsque j’ai assisté à mon premier ballet, au Stanislavski, et 5 ans pour mon premier opéra. C’était Eugène Onéguine, dans la mise en scène du Stanislavski. Quelle meilleure condition pour rencontrer l’opéra ? A la même époque je commençais à étudier le piano.

Puis à 15 ans, je suis rentré au conservatoire de Moscou, où j’ai commencé des cours de théorie de la Musique, prémices indispensables en quelque sorte aux cours de musicologie. Analyser une partition est une activité passionnante qui procure une réelle satisfaction intellectuelle. Le problème est qu’à mes yeux, l’analyse seule demeure une activité, certes indispensable, mais exclusivement « scientifique », en ce sens qu’elle n’a jamais été entièrement compatible avec ce que j’étais au fond de moi, avec ce que j’ai toujours voulu être et sentais pouvoir être… Même si mon père se montrait assez dubitatif au début. A la même époque, je me suis beaucoup intéressé au théâtre, puisque l’idée m’a effleuré un instant d’embrasser le métier de metteur en scène. Mais vraiment un instant seulement. Cependant, dans ma conception et dans mon interprétation de la Musique, j’essaie, chaque fois que la partition le permet, de fusionner au maximum Musique et Théâtre.

Quand j’ai eu 18 ans, ma famille et moi avons été contraints de quitter rapidement la Russie et nous nous sommes installés à Dresde, où mon père avait trouvé du travail, puis Berlin où j’ai complété ma formation musicale.

Quels sont les artistes qui vous ont marqué pendant cette époque ?

J’admirais beaucoup Gennadi Rozhdestvensky. A mes yeux, il représente ce qu’il y a de plus merveilleux dans la culture russe et soviétique, même s’il était profondément hostile au régime soviétique, dont la culture est en train de disparaître. A travers lui, et à travers mon père, qui m’a donné mes premiers cours de direction d’orchestre, j’ai appris comment on pouvait faire corps avec un orchestre.

Quand avez-vous su que vous alliez vous destiner à la direction d’orchestre ?

En fait ce que j’ai toujours su, c’est que je travaillerais dans le milieu théâtral et musical, mais de quelle façon, je l’ignorais. La vocation de chef d’orchestre est venue plus tard, même si la direction d’orchestre me fascinait depuis toujours. Je me rappelle à sept ans avoir regardé mon père diriger un ballet au Stanislavski. Je ne regardais pas les danseurs mais les mouvements de mon père. Intrigué je me demandais comment il savait quels mouvements esquisser, les avait-il appris par cœur, faisait-il exactement les mêmes à chaque fois ou bien en changeait-il à chaque représentation, auquel cas, comment l’orchestre savait-il ce qu’il devait jouer ?

En arrivant plus tard en Allemagne, après Dresden, j’ai étudié à Berlin, au Conservatoire (Musik Hochschule) « Hanns Eisler » sous la houlette de Rolf Reuter, où j’ai pu bénéficier des conseils de Sir Colin Davis. C’est pendant un master class de Colin Davis que j’ai eu le déclic : j’étais fait pour ça.

Par quelle forme de direction avez-vous commencé ? Comment êtes-vous passé de l’une à l’autre ?

La toute première œuvre que j’ai dirigée s’apparentait au genre symphonique et appartenait au répertoire contemporain. C’était avec une formation d’orchestre de chambre, l’Ensemble « United Berlin », qui est un peu à l’Allemagne ce que l’Ensemble Intercontemporain est à la France.

La seconde œuvre que j’ai entrepris de diriger a été un ballet. Mon père dirigeait alors « Les Trois Mouquetaires » de Georges Delerue, dont la plupart des gens se rappellent comme compositeur de musique de films des années 60. Mon père m’a pris comme assistant sur cette production. Or, il ne fut pas en mesure d’assurer deux ou trois représentations. Il m’en a donc confié la responsabilité. (NDLR : Il avait alors seulement 21 ans.). Ce n’est que deux ans plus tard que j’ai dirigé mon premier opéra. C’était il y a 8 ans de cela : « La Nuit de Mai » de Rimski-Korsakov. (NDLR : C’était au Festival de Wexford en 1995 : le début d’une très brillante carrière inernationale…en 2000, Vladimir devait recevoir le prix Abiatti récompensant le meilleur chef d’orchestre de l’année).

Ensuite, tout s’est enchaîné, j’ai rejoint l’Opéra-Comique de Berlin en tant que « KapellMeister », une sorte de chef permanent des œuvres inscrites au répertoire du Komische Oper. Encore une fois, la dimension du théâtre est présente au sein de la musique. C’est vraiment le fil directeur de mon parcours.

En tout cas, je ne souhaite privilégier ni abandonner aucun genre.



Quel est aujourd’hui votre répertoire préféré, aussi bien en symphonique qu’en lyrique?Etait-ce le même à vos débuts ? Sinon, quel était-il et comment vos goûts ont-ils évolué ?

J’ai décidé de débuter par le répertoire contemporain, car pour moi, commencer par les chefs d’œuvre du XVIIIème, du XIXème ou même du début du XXème aurait été une entreprise beaucoup plus risquée. Il est en effet très dangereux de vouloir diriger trop tôt les pièces les plus célèbres du répertoire. Elles sont redoutables et les plus grands chefs y ont déjà accompli des merveilles…tandis que beaucoup de travail restait à faire dans le répertoire contemporain, qui m’a toujours apporté beaucoup de satisfaction. Mais attention, par répertoire contemporain, j’entends vraiment tout ce qui se fait après la seconde moitié du XXème siècle. Pour moi, Stravinski, Janacek, et même Berg et Schoenberg font partie des compositeurs classiques du XXème. Ils ont largement contribué à la musique d’aujourd’hui, sans eux les sonorités actuelles ne seraient pas ce qu’elles sont. Ils sont les fondateurs de la musique actuelle, ce que les allemands appelleraient littéralement des « Wegbereiter », ceux qui montrent le chemin. J’ai bien sûr aussi une adoration pour une grande partie du répertoire russe/slave, de par mes origines, en particulier Janacek, Stravinski, Prokofiev, Shostakovitch. J’aime également diriger Berg, Debussy et Messiaen.

Pour l’instant, en matière d’opéra, j’ai dirigé Tchaïkovski plusieurs fois (La Dame de Pique, Eugène Onéguine), Prokofiev (Guerre et Paix), J.Strauss (La Chauve-Souris), Verdi (Nabucco, Rigoletto, Otello et Don Carlo), Wagner (Parsifal), Mozart (La Flûte Enchantée), Puccini (Gianni Schicchi), Berg (Wozzeck), Brittent (Albert Herring)…

Dans le répertoire français, que vous dirigez raremen, quelles œuvres appréciez-vous en particulier et comptez-vous diriger prochainement ?

Tout d’abord Carmen. Même si je l’adore, je ne veux pas la diriger pour l’instant, je ne saurais pas quoi en faire. C’est un monument, une perfection de la nature… comme un arbre, on est là devant, on le regarde, mais on ne peut pas l’emmener chez soi, la faire sienne. Tout ce que je suis capable de faire, c’est prendre la partition, la lire et la relire…

Pelléas et Melisande ensuite est certainement l’un de mes opéras préférés ; je prends beaucoup de plaisir à le diriger.

Il existe enfin également cette œuvre de Fauré assez méconnue, « Pénélope » qui est une pure merveille de votre répertoire.
 
En 2001 vous avez été nommé directeur musical du festival de Glyndebourne. Sur quels critères construisez-vous la programmation et décidez-vous des oeuvres que vous dirigerez personnellement? Par exemple pourquoi programmer et diriger La Chauve-Souris deux fois dans la même mise en scène ?

Je suis certes directeur musical de Glyndebourne mais il y a un directeur, David Pickard, et un Président, Gus Christie. Nous sommes trois à décider de la programmation. En général c’est assez simple, nous programmons des œuvres que nous aimons, en respectant toutefois une règle élémentaire: que tous les répertoires et/ou tous les siècles soient représentés, et pas seulement par des œuvres célébrissimes mais aussi par un choix d’opéras plus exotiques, moins connus. Par exemple cette saison, sont programmés Jules César, Cosi, Fidelio, Bethrothal dans un monastère, La Chauve-Souris et Le Songe d’une Nuit d’été de Britten.

Quant à La Chauve-Souris, nous avions donné pour la première fois cette œuvre dans cette mise en scène en 2003, à l’époque en langue allemande. Cependant, j’estimais que nous n’étions pas allés assez loin dans l’approfondissement de cette production. Cette reprise nous a permis de le faire, pas encore autant que je le souhaitais mais on se rapproche davantage de ma conception de l’oeuvre. En fait selon moi ce genre de pièce doit être inscrite au répertoire du théâtre pour s’affiner au cours du temps. En outre afin de permettre au public de Glyndebourne majoritairement anglais de mieux adhérer à l’humour de la pièce, j’ai proposé que cette année, La Chauve-Souris soit donnée en anglais. Et jusqu’à présent, je trouve le public plus réactif qu’en 2003. Cette démarche, je ne l’aurais jamais eue avec une œuvre de Verdi ou de Puccini, car cela anéantirait l’œuvre.

Enfin si j’ai décidé de diriger personnellement La Chauve-Souris c’est tout simplement parce que j’adore cette œuvre. Comme pour tous mes programmes, je choisis d’abord les œuvres qui me parlent, qui m’émeuvent, car c’est dans ces œuvres que je pourrai donner le meilleur de moi.

C’est pour cela que je dirige très peu d’œuvres issues du répertoire italien, hormis Rossini et Verdi. A Covent Garden, j’ai dirigé Nabucco, au Met et à Bruxelles, Rigoletto, à Berlin et à Glyndebourne, La Cenerentola ainsi que Lucia di Lammermoor, et enfin Moïse au festival Rossini de Pesaro. C’était une bonne expérience, mais je n’avais pas alors envie de poursuivre dans ce répertoire. A l’exception de Lucia. Mais avant de reprendre cette œuvre, j’attends la soprane qui pourra l’interpréter comme je l’entends, telle Maria Callas secondée par Di Stefano sous la direction de Karajan, lors d’un enregistrement légendaire.

En ce qui concerne Rossini, je dois avouer que j’ai une affinité très particulière avec ce compositeur, et c’est d’ailleurs avec un plaisir immense que j’ai repris la direction de la Cenerentola à Glyndebourne en 2005. Son instrumentation orchestrale et vocale est brillante et ses œuvres sont pleines d’humour.

En revanche, je ne veux pas diriger pour l’instant La Traviata. Cette œuvre me fait peur : tant que je n’aurai pas déniché le casting idéal, je ne prendrai pas un tel risque.

Je crois pouvoir me qualifier d’exigeant et de minutieux, car je connais parfaitement mes forces et mes faiblesses. C’est pour ça aussi que je peux diriger. Typiquement, les Concertos de Chopin, aussi sublimes soient-ils, sont une merveille pour le soliste, mais l’accompagnement orchestral est plutôt faible.Il faudrait vraiment qu’un soliste exceptionnel me propose de travailler avec lui pour que je me lance dans une telle aventure….Et de toute façon je n’aurais d’autre choix que d’accepter. C’est une question de professionnalisme. Si on me le demande, je le ferai car c’est mon travail, et je le ferai de mon mieux.

Prenez aussi l’exemple de Mozart. Je n’ai jamais voulu diriger aucun de ses opéras lorsque j’étais à l’Opéra-Comique de Berlin. C’est pourquoi j’ai abordé La Flûte Enchantée à Glyndebourne avec la plus grande prudence.

Beaucoup de musiciens désirent commencer par Mozart en prétendant que si on est capable de le diriger, on peut tout diriger. Certes, mais on ne devrait s’atteler à ses œuvres que lorsque l’on est réellement capable de diriger tout le reste. C’est une position très personnelle. Mozart est plus immédiat que n’importe quel autre compositeur. Et c’est bien là que réside justement toute la difficulté, la plus grande des difficultés : être capable de créer à nouveau ce processus d’inspiration divine qui l’a amené à écrire si simplement des œuvres d’une telle profondeur. Mozart est une énigme!

Ce qui est certain, c’est que la musique vient toujours en premier, et l’interprétation, enfin la représentation passe après. Je suis là pour servir la Musique, pour aider la naissance de l’enfant qui pré-existe, si vous m’autorisez la métaphore.

Parlons encore de la France… Vous venez d’être nommé chef principal du LPO et l’année dernière, chef principal du RNO. Aurez-vous encore le temps de venir à l’Opéra de Paris ? Vous y avez également été nommé parmi les principaux chefs invités mais voici un an que vous n’êtes pas venu. A quand votre prochaine visite ?

J’ai bien un projet très important à Paris, mais je ne peux rien dire pour l’instant, ne sachant même pas quand celui-ci sera programmé.

J’imagine que le LPO et le RNO ont deux couleurs, deux âmes différentes. Comment allez-vous travailler avec ces deux orchestres ? Quel repertoire allez-vous aborder avec chacun d’entre eux ?

Oui absolument ces deux orchestres ont des âmes et des couleurs différentes, et j’aborderai donc avec chacun des répertoires différents. Le LPO excelle dans le répertoire germanique, se débrouille très bien dans le répertoire russe classique, dans Tchaïkovski par exemple, et transcende le répertoire du XXème siècle.

En revanche, je réserve Shostakovitch, Stravinski, Borodine et même Rimski-Korsakov au RNO, qui a la couleur pour ces compositeurs. J’ai aussi hâte de les emmener dans les partitions de Richard Strauss et de l’ensemble de la musique occidentale.
L’idéal serait d’emmener la musique russe à Londres et la musique occcidentale à Moscou.

Comment travaillez-vous avec les metteurs en scène ?Que se passe-t-il en cas de mésentente ou de désaccord sur la signification de l’oeuvre entre le chef et le metteur en scène?

De la même façon qu’en cas de litige avec un musicien, il faut faire avec jusqu’au bout. C’est une question de professionnalisme, ne serait-ce que par respect du public. Il faudrait des raisons artistiques très graves pour arrêter un spectacle pendant les répétitions. Ce qui est plus envisageable, c’est de s’arranger pour ne plus avoir à travailler avec ce genre de collaborateurs. Sinon, le plus important est de comprendre l’engagement artistique de l’autre et de parvenir, avec les chanteurs et les choristes – qu’il ne faut pas oublier dans le trio chef de chœur/chef d’orchestre/metteur en scène : ce ne sont pas des tyrans despotiques- , à produire une production musicalement homogène.

Quel est votre plus merveilleux souvenir symphonique et lyrique ? Et le pire ?

En concerts symphoniques, mes meilleurs souvenirs sont mon concert symphonique à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Paris – c’était d’autant plus mémorable que ses musiciens ont rarement l’expérience de la scène symphonique, mon concert avec le Philharmonique de Los Angeles – un orchestre remarquable - et surtout tous les concerts sans exception que j’ai partagés avec le  London Philharmonic Orchestra.
 
Pour les Opéras, l’un de mes meilleurs souvenirs restera La Dame de Pique à Paris, la première fois, ainsi que Pelléas et Mélisande à Bologne, Jenufa au Metropolitan et Albert Herring de Britten à Glyndebourne.

Quant à mon pire souvenir…Je vis toujours dans la peur que la prochaine production sera la pire. Dans ce que j’ai déjà pu faire, il s’agit définitivement du Faust que j’ai dirigé à Gênes. L’orchestre était nul, les chœurs aussi, seuls les solistes auraient pu sauver la production, mais ils se sont noyés au milieu de ce désastre. C’était vraiment « atrocement » mauvais.

Votre discographie/vidéographie est très impressionnante pour un chef aussi jeune… Meyeerber, Shostakovitch, Massenet, Rachmaninov, Puccini&Strauss. Comment choisissez-vous les oeuvres que vous enregistrez? Par exemple pour votre CD Shostakovitch avec le RNO, pourquoi avoir choisi les symphonies 1&6 et pas les autres?

Comme pour les oeuvres que je dirige “en live”, je préfère privilégier des oeuvres moins connues, de facto moins enregistrées et auxquelles je peux apporter quelque chose. Par exemple je ne vois pas l’intérêt d’enregistrer pour la n-ième fois la 6ème de Tchaïkovski. Il existe des enregistrements légendaires, et je n’ai rien à rajouter. Cela fait partie du côté marginal atypique que je me plais à entretenir en ne recherchant pas systématiquement le grand répertoire, mais les œuvres moins connues préférentiellement les œuvres du XXème/XXIème siècle. Et ce fut le cas de cette première symphonie, très méconnue, et sur laquelle j’avais beaucoup de choses à dire.

Quels sont vos projets discographiques ?

Avec le RNO, l’enregistrement live de la 5ème Symphonie de Prokofiev


Enfin, comme Pierre Boulez ou Esa-Pekka Salonen, êtes-vous tenté par la composition ?

Oh non, absolument pas. Quand j’étais plus jeune, j’ai évidemment essayé de composer quelques pièces de mon choix, mais je n’ai vraiment aucun talent. En outre, mon grand-père, Wladimir Jurowski, était compositeur. Je dirais même un très grand compositeur. Certes, son nom est peu connu en dehors de Moscou, mais dès que j’en ai l’opportunité, je prends plaisir à faire redécouvrir son œuvre, parce que ses compositions sont musicalement très riches et très intéressantes…

Existe-t-il une ou plusieurs questions que l’on ne vous a jamais posée et à laquelle vous souhaiteriez répondre ?

Oui, il y a bien une question que personne ne me pose et à laquelle je souhaite répondre : Pourquoi avoir décidé de faire de la musique ? Parce qu’à mes yeux, la Musique est la plus merveilleuse expérience de l’Amour qui soit, si on prend l’Amour en tant que manifestation du divin. Elle permet de faire partager cette expérience à beaucoup de gens, du moins elle permet de guider les gens vers cette expérience. Les gens aujourd’hui oublient ce qui est réellement important. La musique donne un regard différent sur la vie. Je peux toucher beaucoup de personnes à travers elle. Du moins, je l’espère.

Audrey Bouctot

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