A C T U A L I T E (S)
 
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Rocky... c'est fini ?


 

C’était il y a quatre ans, j’étais encore jeune et beau, frais et léger, mon cœur tachycardait au rythme des vocalises de Rockwell Blake. Fébrilement, tous les matins, je me connectais à operabase pour voir ce que le calendrier de mon ténor préféré me réserverait comme nouvelle surprise. Aujourd’hui, quatre ans plus tard, l’enthousiasme demeure, mais operabase ne le partage pas : au calendrier de Rockwell Blake, il n’y a plus guère qu’un Voyage à Reims monégasque qui a déjà eu lieu. Alors voilà, à 54 ans, ce serait déjà fini ? Rocky serait-il prêt à prendre sa retraite ? A quitter les scènes du monde entier qu’il a fait délirer de ses prouesses ?


Puis quoi ?! Oui, c’est vrai, être fan de Rockwell Blake c’est un peu honteux et je ne le dis jamais vraiment sans rougir. Le ténor mythique des années 80 et des années 90, aujourd’hui, n’est plus le Milord du roucoulement qu’il était, la voix –déjà un peu rugueuse- est devenu blanche, pauvre en harmoniques, criarde. La caresse du papier de ver. L’acteur a toujours été gauche, style main sur le cœur, l’œil tourné vers le ciel, vers l’espoir, vers la grandeur. Puis c’est un américain ! et un vrai ! On dit qu’il aime bien son président. Et après ? C’est son problème, du moment qu’il ne le chante pas.

Rockwell Blake en mp3
1991 - Elisabetta (Zedda)

Qu’est ce qui a fait le succès de Rockwell Blake ? Il a été le ténor de la Rossini renaissance, même le plus forcené de ses détracteurs (maudit soit-il, le chacal !) en conviendra : sur les épaules solides et musclées de Rockwell Blake ont reposé certaines des plus belles heures du Festival de Pesaro. Alberto Zedda nous le disait en confidence : le Festival de Pesaro avait trouvé en Rockwell Blake l’instrument rêvé de la résurrection rossinienne. Un chanteur qui, au delà de la stricte exécution d'une portée en comprenait le style et se jouait avec une imagination folle des libertés d'ornementation offertes par ce bon vieux Joachim.

Mettons en parallèle Luigi Alva et Rockwell Blake. Le premier est péruvien, il a enregistré le Barbier de Séville au moins un milliard de fois (dont une avec Maria Callas), il a ensuite été considéré comme la quintessence de la voix Rossinienne, au point d’être engagé pour graver Don Ramiro cette fois, avec Abbado. On n’y échappe pas ; Alva est la référence des années 60 et 70 en matière de chant rossinien. Sa méthode ? Une voix blanche, des vocalises sacrifiées, des affectations falotes, des airs de pas y toucher, des minauderies de collégienne boutonneuse. C’était ça le ténor rossinien : un chapon échappé de sa basse cour et gloussant à souhait –et en parfaite liberté !- au milieu d’opéraphiles de plus en plus médusés. Puis arrive, sans crier gare, le second : Rockwell Blake (faites sonner ça avec fracas, ce nom a la pesanteur du Messie). Une étendue vocale sidérante, une capacité de vocaliser qui défie les lois de la pesanteur, des aigus renversants, un souffle… un souffle… pas de souffle ! pas besoin de souffle, ça sort tout seul, la respiration dans le chant de Rockwell Blake n’est que pure anecdote. Du jour au lendemain on ne parle plus que de lui… et de Chris Merritt (qui d’ailleurs le mérite) et de William Matteuzzi qui sous prétexte d’avoir un contre-sol facile nous a quand même bien cassé les oreilles.

Rockwell Blake en mp3
1987 - Il Barbiere di Siviglia (Campanella)

Rockwell Blake débarque à Pesaro vers la fin des années soixante-dix, il vient faire une audition à la sauvette car le ténor engagé pour chanter le rôle d’Uberto dans La Donna del Lago a un chat dans la gorge. L’audition se passe très bien, on l’engage, il s’apprête mais soudainement le ténor initial se sent mieux : « ça va, ça revient, une petite tisane et il n’y paraîtra plus. » Ce ne serait que partie remise. En 1980 Rockwell Blake aborde son premier grand rôle belcantiste, celui de Lord Percy dans Anna Bolena aux côtés de Mlle. Stapp. Son air est une merveille et il ponctue sa cabalette d’un aigu que je serais tenté de qualifier d’intersidéral si cela ne me faisait pas passer pour la dernière des folles lyriques [On a un enregistrement!] En 1981, le Metropolitan Opera lui offre des débuts prestigieux : Lindoro dans l’Italiana in Algeri aux côtés de la pétulante Marilyn Horne. La vélocité n’est pas encore vraiment de la partie, son air d’entrée est pris très lentement. On admire le souffle (surhumain) et un magnifique contre-ré mais les vocalises ne déménagent pas vraiment. Débuts au Met, faut le faire quand même, surtout que Rocky n’a alors pas encore trente ans. La même année il chante Uberto (La Donna del Lago) aux côtés de Frederica von Stade et de Marilyn Horne, on notera parmi les comprimarii un certain Bruce Ford qui deviendrait plus tard la star que l’on sait. On ne l’arrêtera plus, il enchaîne les rôles Rossiniens sur les plus grandes scènes de la planète : Rinaldo dans Armida au Festival d’Aix-en-Provence, Don Ramiro à Marseille, Paris et Genève, sa prestation dans Zelmira à l’opéra de Rome (et son impossible « terra amica ») lui vaut l’une des plus longues ovations de l’histoire de l’opéra (ou du moins me plais-je à le croire). Paris l’acclame dans son rôle fétiche : Idreno dans Semiramide aux côtés de Martine Dupuy et de Lella Cuberli, toutes deux disparues prématurément de nos scènes.

Rockwell Blake en mp3
2002 - Il Viaggo a Reims (Zedda - avec E. Podles)

Idreno, voilà le rôle dans lequel je l’ai entendu pour la première fois, c’était au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. La rédaction toute entière de Forum Opéra avait fait le déplacement, particulièrement pour Ewa Podles qui chantait là une Arsace d’anthologie. Comment expliquer ce que j’ai ressenti quand Rockwell Blake a ouvert la bouche ? Qu’en de niaiseries cela devrait être dit, pour être bien dit. J’y renonce, tâchez peut-être de peser à quel point mon silence peut porter d’émotion et d’admiration. Son premier air provoque le délire du public, le second et sa cabalette si cocasse fait crouler la salle. Ce soir là, Darina Takova fut superbe et Ewa Podles égale à elle-même, quelle soirée inoubliable qui, heureusement, fut immortalisée par la radio et par une centaine de fans munis de divers enregistreurs.

Rockwell Blake en mp3
1988 - La Fille du régiment (Campori) - "pour mon âme"
1988 - La Fille du régiment (Campori) - "pour me rapprocher de Marie"

Mais ce que j’ignorais en 2001 c’est que Rockwell Blake vivait là les dernières années de sa carrière. Comment imaginer qu’un chanteur aussi passionnant se retrouverait face à un calendrier vide à peine cinq ans plus tard ? Mais soit, je le retrouve en 2002 dans la Donna Del Lago à Liège, il n’a plus chanté Uberto depuis les représentations scaglieres de 1992, représentations tout à fait mythiques s’il en est. Une fois encore il est remarquable mais au fil des représentations la voix se fatigue, il existe un abîme entre la première et les représentations en Avignon quelques semaines plus tard. Rockwell Blake a encore une voix, amoindrie certes, mais quelque part, on a le sentiment que l’artiste ne récupère plus comme avant. La représentation en version de concert au Palais des Beaux-Arts est un peu triste. Rockwell Blake n’est pas en grande forme (il tousse) et Daniela Barcellona, c’est très beau, mais ça ne vaut pas tripette face à super-Marilyn. Darina Takova quant à elle chante trop bas du début à la fin mais le fait avec conviction.

Rockwell Blake en mp3
1986 - Semele (Nelson)

Dès janvier 2004, des rumeurs circulent : Laurence Dale arrivé à la tête de l’Opéra Théâtre de Metz doit monter sa première saison en quelques mois, ainsi ses Huguenots, bien que programmés, ne connaissent pas encore leurs interprètes. On parle de Rockwell Blake, mais personne n’y croit : le lion devenu vieux ne s’enfilera jamais Raoul, partie périlleuse à souhait et surtout pas sur une scène de la taille de Metz. Les négociations ont duré entre Rockwell Blake et Laurence Dale, point par point les deux ténors ont examiné la partition, Rockwell Blake ne voulait pas se déplacer sans être sûr de pouvoir « faire quelque chose » de ce rôle.

Rockwell Blake en mp3
1990 - Il Crociato in Egitto (de Bernart)

Juin 2004 : première des Huguenots. La « blanche hermine » est enlevée et ponctuée d’aigus très convenables : deux folles-tordues berlinoises, enveloppées d'un grand châle huent de leur petite voix de miel le grand ténor rossinien. Ils ont entendu Corelli dans les années 60, vous comprenez ça ne souffre pas la comparaison. Pendant toute la soirée, Rockwell Blake se bat comme un lion, il traite cette partition en musicologue réfléchi qu’il est, la tire vers ses versants les plus belcantistes, la prive de ses aspects les plus héroïques au profit de fioritures et d’effets de voix complètement justifiés. Un frisson d’admiration parcourt la salle quand Rockwell Blake lance un contre re-bemol pianissimo, gonfle le son jusqu’à ce qu’il soit tenu en pleine voix puis diminue son émission jusqu’à l’étouffement parfait de la note. Qui a jamais été capable de faire ça ? La salle explose. Au final, qu’a-t-on vu ? Un artiste qui a pris sa partition a bras le corps et qui au cours d’une soirée s’est battu avec son instrument rouillé pour offrir au final une prestation vertigineuse. Malheureusement, le cabalette du Ve acte qui avait été répétée et mise en scène et dans laquelle Rockwell Blake était, selon Laurence Dale, absolument formidable, n'a pas pu être exécutée parce que le matériel d'orchestre n'est jamais arrivée.

Rockwell Blake en mp3
1984 - Il Pirata (Zigante)

La suite n’est qu’une série de Viaggo a Reims, principalement en Espagne ainsi qu’un remplacement au pied levé à Lisbonne dans La Donna Del Lago où Juan Diego Florez avait déclaré forfait. Dernière apparition : ce Viaggo à Reims monégasque relativement peu intéressant de par une direction anémique et de nombreuses coupures totalement incompréhensibles dans ce genre de musique.

Et Operabase reste muet…

Quel horrible métier que celui de chanteur. Adulés un jour, oubliés le lendemain. C’est un beau lieu commun ? Oui, certes. Mais comment comprendre la disparition d’une Martine Dupuy, comment expliquer la discrétion extrême de June Anderson qui en Sonnambula à Merseille a encore fait état de sa forme olympique. Contre une poigné de chanteurs qui s’accrochent aux quelques restes de leur succès, combien disparaissent dans le silence ? Il n’est au fond personne à qui faire porter le chapeau, des jeunes artistes envahissent le marché, les programmateurs ne veulent prendre aucun risque ; ainsi en échange d’une diva légèrement décatie qui pourrait craquer son contre-machin à la fin de sa cabalette, on préfère engager une jeune gourgandine qui fera le contre-machin en marchant sur sa tête si on le lui demande. C’est perdre de vue que la vieille diva à dans ses cordes un peu de l’histoire de l’art que nous adorons.

Ah, saleté de jeunisme.

Camille De Rijck
 


A propos des mp3
Nous nous sommes permis d'illustrer cet article de quelques extraits sonores afin de faire découvrir l'extraordinaire artiste qu'est Rockwell Blake à nos lecteurs. Si vous êtes l'un des détenteurs des droits relatifs à l'un ou plusieurs de ces enregistrements et désirez que nous les retirions du site, ayez la gentillesse de nous écrire.

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