A C T U A L I T E (S)
 
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Pour Camille de Rijck

12 mai 2005

 
Lecteur régulier ou occasionnel, ami(e) fidèle ou de passage, tu auras remarqué que Forum Opéra ne s'interdit ni la liberté de ton, ni les effets de style, ni la taquinerie acide, ni la potacherie assumée. Camille de Rijck a toujours cultivé sa virtuosité en la matière. Aussi notre nouveau rédacteur en chef, Sylvain Fort, lui offre-t-il cet amical hommage, où s'affirme de manière imagée son engagement liminaire : perpétuer l'oeuvre du Belge.
 

Le bar était bruyant et comble. L'heure ? impossible à dire. Tard, tôt - n'importe. Le flot des conversations se noyait dans le sirop délayé de la rythmique d'ambiance. Des guéridons bas et ronds surmontés d'une lampe minuscule à abat-jour mauve étaient cernés de fauteuils plus bas encore entretenant l'illusion qu'une conversation fût encore possible ; qui s'asseyait pouvait se gratter les oreilles avec les genoux , discrètement. Au fond de la salle (un corridor), des guéridons désertés. A droite, écrasé plus qu'assis, un jeune homme ennuyé, portant un de ces T-Shirt à slogans qu'on a pour rien dans les surplus de Berkeley - le sien représentait Lénine faisant un doigt, noir sur fond écarlate. Sa bière blanche moitié vide - la mousse même avait été soigneusement léchée -acheva de me convaincre : c'était mon Belge. Nous ne nous connaissions guère, ne nous étions jamais vus. Nous avions un goût commun pour les brasseries de la Grand'Place, le fromage normand, les traités d'herboriculture d'avant 1914, les chats de gouttière et les voitures de sport (il roulait, me disait-il, dans une MG Midget Mk IV qui faisait sa joie). Nous aimions surtout les aigus cristallins, les ténors qui ne reprennent pas leur souffle plus de trois fois dans Recondita Armonia et les livrets compliqués des opéras Second Empire. Nous avions des dégoûts très sûrs, et surtout très nombreux. Les énumérer nous réjouissait. Comment nous étions-nous connus ? Ma mémoire flanche. 

Quelques jours plus tôt, il m'avait appelé. Voix embarrassée, timbre éteint. Il savait que je n'avais pas d'avis sur les choses importantes, mais il lui fallait un conseil d'ami, ce que je me flattais d'être. Cela concernait sa carrière. Très tôt, il avait cru que son contre-ut fracassant lui ouvrirait les portes des plus grands théâtres. On lui avait fait aimablement comprendre qu'il lui fallait aussi un ut. Il avait alors juré de faire le succès des autres. Il était devenu agent artistique. A l'ancienne mode, il se faisait fort de construire des carrières, de bâtir des répertoires, de materner les basses, de consoler les mezzos. Il aimait ses artistes, il aimait les artistes. Il était intarissable. Dans le secret de sa soupente, il rédigeait des comptes rendus ardents. Du baryton croate venant confidentiellement interpréter son premier Voyage d'Hiver dans une banlieue boueuse de Bruxelles jusqu'aux adieux annuels de Renata Scotto au Palais des Beaux-Arts, de la nouvelle production du Hollandais Volant extirpant de leurs hôtels particuliers les expatriés fiscaux jusqu'aux auditions de première année de la classe du Conservatoire, rien ne lui échappait. Encyclopédique et omniprésent, il était devenu cette plume diligente et intraitable qui alimentait en nouvelles, avis et jugements experts les pages d'un site internet créé pour recueillir les fruits de sa passion - Forum Opéra. L'amitié relaya la passion. Autour de lui se compta bientôt une armada de plumes affûtées ; comme les Treize de Balzac, les membres de cette secte d'élection ne se rencontraient jamais ; ils communiquaient par des biais secrets. Leur lien n'en était que plus puissant. Ils inspiraient la crainte, et parfois l'amour irraisonné des jeunes gens. Ils n'admettaient que deux maîtres : l'Art et le Belge.

Le téléphone chuintait. Une jeune soprano allait le conduire à la ruine. Elle lui devait des sommes considérables. Des arriérés de cachet, des avances en suspens. Un procès était en cours, qui s'annonçait long et coûteux. Les avocats coûtaient cher. Il devait organiser sa survie et, qui sait ? sa fuite. Et puis, il aimait tendrement ses artistes ; ses activités de plume lui volaient le temps qu'il leur devait. Il y avait encore d'autres raisons - des secrets. En somme, me confiait-il (la nuit venait de tomber, elle étendait ses langueurs), le temps était venu de renoncer à Forum Opéra. Je ris. On ne renonce pas à ce qui vous constitue. On ne renonce pas à ses bras, ni à son coeur, ni à son passé. Du moins, répondit-il, avait-il besoin de quelque distance. Les affaires, les urgences, les artistes, les avocats, le chat de gouttière, la Midget : gouffres, gouffres, gouffres - temps, argent, force, santé. 

Le fracas du bar augmentait. Il déboîtait les vitres, dégondait les portes. Il pencha sa lippe vers la bière, happa un peu de mousse. Je m'assis, croisai les jambes. Il leva une paupière ; mon sourire sembla le surprendre : il leva l'autre paupière. "J'accepte", dis-je. Un bond : il était debout. Un quart d'heure plus tard, nous dévorions dans la Galerie des Princes des frites imprégnées de bière, que nos palais mêlaient au vin blanc des moules ; et nous comparâmes longuement les stridences de Scotto à celles de la Callas.

La Midget stoppa devant un portail de ferronnier Grand Siècle. J'aperçus furtivement le vaste hall, les portraits des ancêtres, les échelles de cuivre de la bibliothèque. Le long couloir s'acheva sur un salon sombre ; les flammes de la cheminée faisaient luire doucement les dorures du plafond. Un épais fauteuil de cuir, un ordinateur, quelques cigares inachevés : l'antre du rédacteur en chef de Forum Opéra. Avec un enthousiasme communicatif, il m'expliqua les moindres recoins du site - le compteur, la mise en ligne, la mise en page ; il me montra comment soigner les virus et comment en envoyer ; me présenta le lourd dossier qu'il possédait sur chaque collaborateur, refusa pourtant de me montrer les photos, privilège du fondateur.

L'avenue de la Liberté était vide. Alors seulement je pris conscience de l'ampleur de la tâche. Elle cumulait toutes les exigences : morale et érudition, disponibilité et responsabilité, inventivité et amabilité. J'étais saoulé de ces mots en té. Le waiter de l'Hôtel Barsey me monta un Bloody Mary avec de l'aspirine. Je m'endormis heureux.

Devant la porte branlante de ma chambrette parisienne, un lourd paquet m'attendait. Je le déballai à la hâte. C'était le fauteuil en cuir, l'emblème du rédacteur en chef. Un mot y était noué : "Forum Opéra n'est pas un site web ; c'est une confrérie d'âmes. Signé : Camille."

Les âmes ont beau être immortelles, on en prendra soin, foi de rédac' chef.
 
 
 

Sylvain FORT
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