A C T U A L I T E (S)
 
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Entretien avec Mireille DELUNSCH

Octobre 2004


© Eric Sebbag
Rencontre avec Mireille DELUNSCH qui chantera Theodora dans l'opéra éponyme de Haendel du 21 au 30 octobre à Strasbourg.

Vous êtes venue au chant après avoir été pianiste, organiste, saxophoniste. Est-ce par "hasard" ou avez-vous eu le sentiment d'avoir enfin trouvé la voie qui vous convenait ?

Le chant est arrivé à un moment où, dans mes études de musicologie, il fallait que je choisisse entre le Capes et la maîtrise, où il fallait aussi que je commence à gagner ma vie. Le chant, c'était surtout ma dernière chance de devenir musicienne. Loin d'être un déclic, ce choix a été au contraire assez dramatique puisque j'en étais arrivée à un stade où il fallait que je me décide soit à faire ça et à aller jusqu'au bout, soit à en finir avec la vie. C'était une période où j'étais très dépressive. Cela s'est décidé en une semaine, et à partir de ce moment-là, je me suis dit : "Tu ne vas plus écouter ce que les gens pensent de toi. Tu vas y aller, et le plus loin possible". A partir de ce moment, c'est devenu impérieux.

Vous revenez à l'Opéra du Rhin où vous avez débuté en tant que choriste. Quel bilan portez-vous sur la carrière que vous avez menée jusqu'à présent ?

C'est plutôt difficile pour moi de revenir à Strasbourg : je me replonge dans ma vie d'étudiante, une période où j'ai dû beaucoup me battre, tout faire à la fois : prendre des cours, apprendre du répertoire seul parce que je n'avais pas les moyens de me payer un chef de chant, voyager pour passer des auditions, contacter des agents... C'était une période relativement dure, surtout que beaucoup de gens ne croyaient pas du tout en moi, disaient même  "mais pour qui elle se prend !".... J'étais à une période de ma vie où je me positionnais contre tout le monde.

Justement, le fait de revenir à Strasbourg, ce n'est pas comme une sorte de victoire ?

Non, je rentre en contact avec celle que j'étais, qui n'était pas sûre d'elle : qui était sûre de son désir, mais absolument pas sûre d'arriver à quoi que ce soit. Qui voulait à la fois foncer mais était freinée par des tas de choses et de gens. En fait, je viens tout récemment de réaliser que tout cela me faisait encore du mal. Sinon, bien sûr, j'aime toujours autant cette ville, et je suis heureuse d'y retrouver les gens que j'apprécie et que j'aime.

Vous avez interprété des rôles allant du mezzo au soprano léger : comment définissez-vous votre voix et comment envisagez-vous son évolution ?

Je ne la définis toujours pas ! Même si je sens bien que ça se précise; mais plus en matière de durée que de répertoire. J'ai compris que pour durer, la voix avait autant besoin des graves que des aigus. C'est pourquoi je vais éviter de plus en plus le répertoire baroque parce que s'il y a effectivement du grave, il n'y a pas suffisamment d'aigus.  Je pense être un soprano lyrique qui a besoin d'aigus : il faut que je privilégie la clarté, voire la juvénilité dans la voix et c'est à ce prix-là que je pourrais durer.

Que répondez-vous à ceux qui s'inquiètent de cette boulimie de rôles ? De choix souvent éloignés de votre vocalité ?

Je ne réponds rien du tout. Je n'ai absolument rien à leur répondre. La question essentielle n'est pas tant celle du choix des rôles que celle de savoir garder la voix fraîche, ne pas l'alourdir, pouvoir chanter encore longtemps. Le reste finalement m'intéresse peu. Par exemple, je pourrais chanter Carmen, j'ai même des graves de ténor ! A priori, je pourrais également contrefaire ma voix pour chanter des parties d'alto, là n'est pas le problème. Mais à long terme, si je veux préserver ma voix, si je ne veux pas qu'elle se dénature, il faut que je garde le contact avec le soprano lyrique.

Vous dites ne pas faire de plan de carrière, mais comment est-ce compatible avec cette volonté de préserver la voix ?

En fait, le plan s'impose de lui-même. Il n'y a qu'à voir les rôles que je vais chanter dans les années à venir : Elsa, Louise... Je vais aussi continuer à chanter Mozart, et  Strauss, évidemment.


(Mireille Delunsch - Violetta à Rouen)

Violetta, c'était un rôle parmi d'autres ou une première étape vers l'opéra italien du XIXème siècle ?

Violetta, je ne pensais vraiment pas qu'on me la proposerait un jour ! Quand l'opportunité s'est présentée, je me suis dit "Alléluia, c'est maintenant !" A la fois je ne me voyais vraiment pas le faire et en même temps c'est un rôle absolument extraordinaire à vivre. Je ne prétends pas avoir "la" voix qu'il faut pour ce rôle, je ne l'ai jamais prétendu. Mais on ne peut pas refuser une telle occasion - et d'ailleurs il y a eu des Traviata extrêmement différentes. J'ai eu la chance de vivre ce rôle sur scène, d'en avoir chanté vingt-cinq : c'est un cadeau de la vie.

Après, est-ce un début dans l'opéra italien ? L'avenir le dira : les gens me proposent des choses, je me dis "quelle chance qu'on me le propose à moi" et puis j'y vais, je prends la partition à bras le corps. Je n'ai pas d'état d'âme par rapport à cela. Je ne vais pas commencer à faire ma chochotte et à dire : "oh non, pas maintenant...". Si j'ai les notes, je vais essayer de m'y mettre et de m'y investir totalement. J'ai l'habitude de dire qu'à chaque fois que je chante, c'est comme si c'était la dernière fois : c'est à la fois une image et à prendre au pied de la lettre. Lorsque je signe des contrats pour 2008, pour moi, ça n'a aucune réalité, c'est virtuel. Tout est tellement aléatoire en matière de chant, que la seule chose qui compte c'est ce qui est là, ce que je fais aujourd'hui. J'ai l'impression de parer au plus pressé, mais d'un autre côté, je ne me vois pas vivre autrement cette profession qu'au jour le jour. 

Vous parlez de rencontres : est-ce le désir de travailler avec Peter Sellars qui vous a incitée à assurer la reprise de cette production de Theodora ?

C'est d'abord une oeuvre que je ne connaissais pas du tout, que je ne pensais pas pouvoir être montée sur scène. Je connaissais la partition pour l'avoir chantée avec Harnoncourt en concert, mais je n'ai vu la production qu'après avoir accepté le rôle, et je l'ai trouvée extraordinaire. Je regrette de faire aussi peu d'oratorios - même si Händel n'est pas le compositeur dans lequel je me sente le plus à l'aise, surtout Theodora qui est un rôle assez central contrairement à Cleopatra qui m'attire davantage. Mais le personnage, comme la mise en scène, sont absolument passionnants. 

N'est-ce pas justement parce que vous dites régulièrement refuser le manichéisme à l'opéra et que cette mise en scène - ainsi que l'oeuvre elle-même - évite tout dualisme chez les personnages ?

Oui. C'est surtout aussi le courage de pouvoir jouer la sincérité de la foi et l'attitude extatique au premier degré, c'est-à-dire de faire de la sincérité en tant que tel. Je trouve cela extrêmement courageux à une époque où l'on cherche constamment à noyer le poisson, à trouver des faux-semblants. Lorsqu'on y arrive, jouer cette foi extatique des premiers chrétiens a quelque chose de formidable. Quelque part, on devient tous croyants quand on sort de là : il y a quelque chose d'excessif qui rend viable sur scène un livret très chrétien à la base.

A cela, il faut ajouter les transformations que Sellars a opérées afin d'en faire un manifeste contre la peine de mort : le résultat est terrible, à l'image des films américains où l'on voit les condamnés vivre leurs dernières heures. C'est rare d'avoir le courage de politiser ainsi une mise en scène tout en respectant l'esprit de l'oeuvre - qui est donnée dans son intégralité, ce qui n'était pas le cas  avec Harnoncourt, par exemple. Il y a une affirmation très claire, mais l'on pose aussi des questions fortes : celle de l'intégrisme religieux, celle du christianisme à ses origines en tant que secte, celle de l'investissement politique et religieux des croyants, celle d'arriver à respecter les règles sans renier ses convictions et ses croyances... Cela reste extrêmement parlant à notre époque, et il est essentiel que l'opéra nous parle encore aujourd'hui.

Parmi vos projets, quels sont ceux qui vous tiennent le plus à coeur ? Les rencontres, les collaborations que vous attendez avec impatience ?

Je vais chanter la saison prochaine Lohengrin à Bastille avec Waltraud Meier, Ben Heppner et Jean-Philippe Lafont... Que des "super stars" ! Et je me dis "c'est fou, on me demande à moi de chanter avec eux !" Gérard Mortier y est pour beaucoup, il me fait une grande confiance, dont je suis moi-même étonnée d'ailleurs. En même temps, c'est quelqu'un qui est extrêmement sensible au côté "artiste" des gens. Des personnes qui sont réellement créatives, il est prêt à leur faire confiance. Comme Stéphane Lissner au Festival d'Aix, c'est quelqu'un qui est en recherche ; il donne cette confiance à des artistes pour que l'opéra aille plus loin... et pas forcément dans le modernisme. L'opéra doit évoluer à notre époque, il doit faire le lien avec les autres formes de culture - le cinéma, le théâtre -, on ne peut pas rester enfoui dans notre univers opératique, il faut s'ouvrir au monde extérieur. De même que les théâtres laissent entrer des publics beaucoup plus variés, pour que l'opéra continue à vivre, il faut vraiment aller dans ce sens.

Comment peut-on intéresser les gens à l'opéra, les interpeller ?

Il faut les faire venir une première fois ! Il n'y a que ça. Quand je me suis lancée là-dedans, je pensais qu'il y aurait des tas de gens qu'on n'arriverait jamais à convaincre. Or, de tous les gens que j'ai amenés à l'opéra incidemment, des gens qui n'y avaient jamais mis les pieds, aucun ne m'a jamais dit : "C'est ridicule, ces gens qui crient très fort !" Chaque fois, ce fut une révélation. Parce que rien ne peut remplacer le choc que l'on vit en entendant des vraies voix, un orchestre, des  choeurs en direct, pas même des diffusions à la télévision. 

Toutes tessitures confondues, quel personnage, quel répertoire vous parle, vous fait envie ?

Peut-être les chansons napolitaines, si j'étais ténor... Ou bien les grands airs de Bach, si j'étais alto... Je crois que si j'ai autant cultivé mes graves, c'est que j'ai toujours voulu être alto. En même temps, les aigus aussi j'en ai besoin, ce côté "cui-cui" j'aime beaucoup... 

J'ai l'air d'être le ravi(1)  de la crèche, mais c'est que je suis réellement émerveillée tous les jours. Je suis persuadée que pour bien faire ce métier, il faut faire venir les choses de l'intérieur, du sentiment profond d'être là. Lorsqu'on parle de la "présence" d'un acteur, c'est d'être concrètement présent dans ce qu'il fait, quand il le fait. Le reste n'a pas d'importance. 

Lorsque je suis en train de préparer une production, j'ai du mal à me concentrer sur autre chose, aller au théâtre, au cinéma, visiter la ville. J'ai peur qu'une autre fiction ne perturbe la fiction dans laquelle je suis. De toute façon, si la musique m'est une nécessité, je n'ai pas le même besoin de consommer de la culture. Au contraire, cette perspective-là me dégoûte de plus en plus, surtout lorsqu'on voit comment les médias "vendent" la culture : tout est devenu prétexte à promotion, à faire de la publicité. Heureusement, on est un peu à l'abri car l'opéra est propice à la sincérité : il permet l'union de nombreux corps de métiers qui se rencontrent autour de cette générosité. Il y a quelque chose de sacré qui passe, qui se passe. Il y a une espèce de foi en l'humain, dans tous ses aspects.

Et comment rendre votre désir personnel de faire de la musique compatible avec cette communion ?

Je me rends compte de plus en plus, en voyant cela chez de grands artistes, que ce sont des gens qui vont chercher au plus profond d'eux, qui font jaillir quelque chose du plus profond de leur être. Et plus cela vient de loin, plus le public y sera sensible. Il n'est pas indifférent. Je me suis toujours dit que l'opéra devait rendre n'importe quel rôle sincère... même Marguerite dans Faust. Plus personne ne veut monter cette oeuvre de nos jours, pourtant si Marguerite est sincère, ça marche - même dans l'air des Bijoux...

Est-ce qu'il y a une production à laquelle vous auriez aimé avoir participé ? 

J'aurais beaucoup aimé être Fiordiligi dans la future production de Così de Chéreau à Aix. Je crois que Harding n'aime pas beaucoup ce que je fais dans Mozart... Sans nul doute qu'il y a des chanteuses beaucoup plus mozartiennes que moi ou qui correspondent plus à sa vision de l'oeuvre... mais je regrette quand même de ne pas avoir l'occasion de travailler avec Chéreau. Peut-être n'est-ce que partie remise ?

Portrait chinois : Mireille Delunsch, si vous étiez...
... un livre : Belle du Seigneur d'Albert Cohen
... un goût : celui de la châtaigne
... un événement historique : l'abolition de l'esclavage
... une ville : Strasbourg
... un désir : la perfection
... un film : l'Othello d'Orson Welles
... une danse : le flamenco
... un tableau : Guernica
... un acteur : Louis Jouvet
... un héros de roman : Solal, dans Belle du Seigneur
... une révolte : celle du peuple tchétchène
... un défaut : l'orgueil
... une fête : Noël, forcément, quand on vient de Strasbourg...
 

Propos recueillis par Sévag TACHDJIAN
7 octobre 2004

Theodora de Haendel
direction Jane Glover
mise en scène Peter Sellars
(Production Glynnebourne 1996)

à Strasbourg les 21, 22, 24, 26, 28 et 30 Octobre
à Colmar les 7 et 9 Novembre,
à Mulhouse les 14 et 16 Novembre

Informations sur www.opera-national-du-rhin.com
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(1) Personnage de la crèche provençale, type du naïf un peu simple

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