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  Jerry le magnifique

Hommage à Jerry Hadley
(1952-2007)

Jerry Hadley
 

Parfois, Jerry en faisait un peu trop. La critique trouvait certains effets de voix coupables. Le public ne lui en voulait pas. Jerry était excusé d’avance. Car Jerry était un des chanteurs les plus sympathiques, les plus engagés et les plus entraînants de sa génération. Sa voix de ténor était large, facile. Elle était aussi reconnaissable entre mille, brillante comme elle était, avec un léger swing, comme inné. Elle était toute de clarté et d’extraversion.


Souvent, on a lié cette aisance à quelque brio typiquement new-yorkais. Mais le plus new-yorkais des ténors était natif de l’Illinois, de ce Midwest souvent austère. Il y fit toutes ses études et ses débuts, dans des troupes de seconde zone. Encore n’avait-il pas rejoint sans efforts ces compagnies itinérantes. Au départ, Hadley ne voulait pas être chanteur, il voulait être chef d’orchestre. Ce n’est qu’après quatre ans d’études musicales qu’il se tourna vers le chant. A l’entendre, on a l’impression qu’il se contente d’ouvrir la bouche pour chanter, voix du bon Dieu. Mais non. Il a travaillé sa musique d’abord, et très dur, et sa voix ensuite.

Son lancement véritable, il le doit à l’engagement que lui offrit Sills au New York city Opera. Des débuts dans Lucia di Lamermoor (Arturo), où il puisa des réserves de fatalisme et d’humour pour toute une vie : cette soirée de 1978, déboulé dans la production une semaine avant, ignorant tout de la mise en scène, il coinça son épée dans sa chaise, brûla sa perruque aux chandeliers, se rendit compte qu’il avait perdu son chapeau au moment où il voulut en user pour faire sa révérence, etc.

Il reviendrait régulièrement dans les productions du NYCO, et commença à se faire connaître aux Etats-Unis. Quelques années seulement après ces débuts, c’est la carrière internationale qui s’ouvre à lui. Il débute à Vienne dès 1982 (Nemorino), puis chante absolument partout, tout, avec les plus grands.

Chanteur volubile, dynamique, lumineux, il pouvait parfois négliger l’orthodoxie du phrasé et du style. Ainsi dans les austères partitions que Jerry adorait : Requiem de Mozart, Messe de Schubert, Missa Solemnis de Beethoven, Requiem de Verdi… On attendait un ténor tout cravaté et fronçant le sourcil, on se retrouvait avec un chanteur au slancio expansif. Ce décalage n’empêcha ni Bernstein, ni Abbado, ni Marriner, ni tant d’autres de choisir la chaleur communicative de Hadley pour chanter l’espérance qui point dans toute messe des morts. De même, le très docte Mackerras fera appel à lui pour son Ferrando philologique. Et l’érudit docteur Bonynge le fera figurer dans maintes représentations aux côtés de son épouse Dame Sutherland, faisant de Hadley un pilier du revival romantique. Voilà pour les Beckmesser.

Dans le répertoire du bel canto italien comme du demi-caractère français, il démontra une maîtrise parfaite des langues, du mot, de l’inflexion, et une présence scénique généreuse de véritable acteur, sans les affectations star du ténor ordinaire. Mieux, il était extrêmement curieux de répertoires oubliés : il a laissé des disques de raretés tant françaises qu’italiennes, où son sens dramatique fait mouche. Ainsi son disque de duos avec Thomas Hampson, où dans un français parfait il égrenait les Donizetti rares et les Verdi difficiles.

La curiosité et le talent de Hadley le portèrent hors des limites strictes du circuit de l’opéra. A la croisée des chemins, Hadley incarna le premier Candide de Bernstein, sous la direction du compositeur. Performance pour laquelle il obtint un Grammy Awards en 1992. Bernstein adorait Hadley, en qui il trouvait une versatilité extrême, proche de la sienne, et un sérieux musical indiscutable.

A New York, tout le monde savait que Jerry était un grand ténor, mais beaucoup pensaient qu’il était d’abord un leading man, une de ces figures de chanteur capables de porter sur leurs épaules, avec toute leur énergie et leur charisme, une production de Broadway. Du reste, le plus grand succès de Jerry Hadley, ce fut son enregistrement du cultissime Showboat. Stephen Sondheim fit appel à lui, et on trouve même Hadley en calife donnant la réplique au Kismet de Samuel Ramey (jadis rôle-phare de l’immense Alfred Drake) ! Comme pour donner un écho à cette spécialité new yorkaise du show, Hadley se concentra aussi avec un très grand succès, même in loco, sur le répertoire de l’opérette viennoise, offrant le sourire de sa voix à Lehar et consorts.

Est-ce cela qu’on appelle le crossover ? Dans ce cas, les carrefours sont à plusieurs voies. Car au-delà de ces incursions triomphantes dans tous les genres, Hadley se fit connaître dans des productions contemporaines comme le Liverpool Requiem de Paul MacCartney, ou dans des remix de chanson anglo-saxonne.

Depuis quelques années, il avait situé son trésor dans la découverte du répertoire contemporain, allant jusqu’à passer commande à des compositeurs – ainsi The Song and The Slogan, de Crafts, qui obtint un Emmy Award en 1990. Il a également incarné Don Luis De Carjaval dans The Conquistador de Myron Fink et surtout Gatsby le Magnifique, dans l’opéra de Harbison d’après Scott Fitzgerald, créé en 1999 au Met sous la direction de Levine. La reprise de cette oeuvre, en 2002, marqua la dernière apparition de Jerry au Met.

Jerry avait défrayé la chronique l’an dernier, en se faisant arrêter par la police dans un état second. Il avait promis de faire un effort et le dossier avait été classé. Jerry n’allait pas très bien, mais on ne sait pas pourquoi. On sait simplement que nous l’aimions beaucoup et que ça ne suffit jamais à combler un véritable artiste comme lui. Si l’amour du public faisait le bonheur, cela se saurait. Lorsqu’il fut question de nouvelles préoccupantes concernant Jerry, on a pensé qu’il s’était fait reprendre les doigts sur la bouteille de whisky, ou quelque chose comme cela.

Hélas, les nouvelles étaient plus tragiques. Nous n’entendrons plus Jerry Hadley. Nous ne reverrons plus son œil friser au moment d’entonner la lamentation de Candide. Nous avons perdu cette gouaille new yorkaise, ce chic, cette ouverture qui ne se compare qu’à ses compatriotes – Upshaw, Graham, Hampson – et qui sont si rares chez les ténors (quel autre cas citerait-on, du reste ?).

Pendant ces jours d’agonie, nous avons fait silence. Nous avons rassemblé notre gratitude, et lui avons offert nos remerciements, dans l’espoir que peut-être il rouvrirait les yeux.

Mais la mort a choisi. Le voyage s’arrête là. Absourdis, nous perdons un de nos plus chers compagnons de route.

 So I say Hail and Farewell, Jerry.

Sylvain Fort

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