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En attendant que la pluie vienne…
(Rencontre avec Jacques Lenot)

13/01/2007


« Nous devons préserver les lieux de la création, les lieux du luxe et de la pensée, les lieux du superficiel, les lieux de l'invention de ce qui n'existe pas encore … ». En écrivant ces mots, Jean-Luc Lagarce (auteur dramatique, 1957-1995) pensait-il aux maisons d’opéra ? Le message, en tout cas, a été entendu par le Grand Théâtre de Genève qui, sous l’impulsion de son audacieux directeur, Jean-Marie Blanchard, propose au début de l’année 2007 une création de Jacques Lenot,  J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne, composée à partir d’une œuvre de… Jean-Luc Lagarce. La boucle est bouclée.

Reste à comprendre comment aujourd’hui un compositeur, qui plus est adepte du sérialisme, parvient à écrire une œuvre lyrique et, mieux encore, la faire représenter. Enquête.



Né en 1945, Jacques Lenot s’affirme comme un compositeur autodidacte. Mais, quand on a vingt ans en France dans les années 60, il est difficile d’échapper à la fascination de l’avant-garde. « Ma musique n’est pas une musique de génération spontanée ; elle découle historiquement de celle des maîtres que j’ai admirés : Ligeti, Boulez, Stockhausen et quelques autres. J’ai adapté leurs influences à mon tempérament qui combine la rigueur allemande, la fantaisie italienne et la clarté française. Mon discours prend sa source dans le sérialisme ; il en a utilisé les ruptures, l’absence de mélodie, l’harmonie complexe. »

Tout en façonnant son propre langage, Jacques Lenot épouse les combats de ses pères : « Pendant très longtemps, j’ai eu, suspendu au dessus de ma tête comme une épée, l’idée que la musique n’exprimait rien. Il fallait être formaliste, travailler sur un matériau, faire de la couture… ».

Dans cet univers, l’opéra n’occupe pas une place naturelle car le genre cherche justement à donner un sens aux notes en les unissant aux mots. Pourtant, dès 1975, la tentation se fait lyrique. « J’ai réalisé ma première incursion dans le monde du théâtre musical avec un plasticien ami, Niels Thornander. Nous obéissions alors à la tendance de l’époque et avions conçu une espèce d’objet sonore et visuel que nous avions intitulé Le mariage obscur. Le projet n’a pas abouti mais a constitué, pour moi, un véritable exercice. Il m’a donné envie d’avancer dans cette direction. »

Il lui faudra pourtant attendre onze ans pour renouveler l’expérience avec un opéra de chambre, représenté en 1986 à La Grande Halle de La Villette, sur un livret de Jean-Pierre Derrien. « Ce petit spectacle d’une heure et demie environ comprenait un chœur de 12 chanteurs, un soliste, le haute-contre Henri Ledroit, et un quatuor à cordes. L’intrigue était assez ténue ; elle faisait référence à l’habitude qu’avait Marcel Proust d’organiser la nuit des petits concerts dans sa chambre. Musicalement l’ensemble fonctionnait mais le propos manquait de limpidité, paraissait trop intellectuel. Le titre nous a valu aussi beaucoup de critiques : Un déchaînement si prolongé de la grâce. »

Le trio – Lenot, Derrien, Ledroit - envisage, malgré tout, d’aller encore plus loin, d’étendre le propos, de trouver des partenaires … La mort d’Henri Ledroit en 1988 met un terme momentané aux intentions lyriques du compositeur.
 
Le temps passe encore. En 1997, Jean-Marie Blanchard, alors directeur de l’Opéra de Nancy, commande une œuvre symphonique à Jacques Lenot. Le courant passe entre les deux hommes. Ensemble, ils décident de monter un opéra. Un premier projet échoue ; le doute s’installe. « C’est à ce moment que j’ai rencontré Martin Kaltenecker. Comme je lui faisais part de mon désarroi, il me cite le nom de Jean-Luc Lagarce. Je n’avais jamais rien lu de cet auteur mais très rapidement, je rattrape mon retard en dévorant l’intégralité de sa production. Après accord avec son exécuteur testamentaire, j’adapte deux textes que je présente à Jean-Marie Blanchard. Ce n’était pas forcément une bonne idée car nous avons mis longtemps à en choisir un seul. Et finalement, J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne l’a emporté, à cause de la distribution. Nous avons été séduit par l’idée de ces cinq femmes réunies sur un même plateau. »

J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne raconte en effet l’histoire de cinq femmes - trois sœurs, leur mère et leur grand-mère – et d’un jeune homme qu’on ne verra jamais. Il est revenu à la maison, après l’avoir longtemps quittée, épuisé par la route et par la vie. Elles le protègent, le soignent, essayent de comprendre son histoire. Mais est-il vivant ? Est-il mort ? Est-il seulement revenu ? « J’ai vécu moi aussi la disparition d’êtres chers et j’avais musicalement envie de raconter cette douleur non pas au moyen d’un requiem mais en convoquant le deuil, l’absence sans en faire quelque chose qui soit funèbre. Il s’agit d’un oratorio, d’une pavane pour un jeune homme défunt. J’y retrouve mes obsessions sur la musique en tant qu’hommage à une personne disparue, les tombeaux au sens baroque du terme… ».

Le sujet ne prête effectivement pas à sourire ; on peut même s’interroger sur la manière dont il peut, deux heures durant et sans entracte, retenir l’attention du public. D’autant plus que les œuvres de Lagarce sont écrites dans une langue ordinaire qui repose sur la répétition. « La difficulté réside dans la lassitude qu’on peut éprouver à la longue en écoutant ce texte ; il en devient même obsédant. J’ai dû élaguer. En fait, le propos n’est pas forcément dramaturgique car il ne se passe rien. Il m’a donc fallu inventer le drame dans la musique à partir de ce tissu initial, en créant sans cesse le mouvement, en imaginant des variations sarcastiques, parfois assez drôles. J’ai aussi orchestré les 9 scènes de manière entièrement différentes afin de créer un système d’alternance et de rupture. J’espère ainsi pouvoir captiver. »

Les règles de l’opéra demeurent, incontournables ; le texte, quelles que soient ses difficultés, se doit d’obéir aux règles élémentaires de la prosodie, qui plus est française, de manière à rester toujours intelligible. Cette contrainte, Jacques Lenot a dû la surmonter en se démarquant du passé. « Pour ne pas imiter platement Pelléas et Mélisande, il m’a fallu inventer un autre style. J’ai alors pensé à Richard Strauss, au premier acte notamment du Chevalier à La Rose mais aussi à Capriccio ou à Intermezzo, pour finalement arriver moi aussi à une sorte de conversation musicale, une fusion entre le récitatif et l’aria qui respecte la compréhension des mots. Mis à part le texte et donc l’auteur, quand je compose, je ne pense à personne, ni aux interprètes, ni au public, ni à la critique. C’est une chose tellement difficile, tellement secrète, tellement obsessionnelle. Je me focalise sur l’adéquation entre le verbe et les instruments. Je ne suis pas un orchestrateur, j’écris directement pour l’orchestre, de manière empirique. J’entends tout, d’un coup, d’emblée. »

Faire un opéra n’est pas qu’une question de composition ; Il s’agit aussi d’une histoire de rencontres. Pour J’étais dans ma maison…, celle de Jean-Marie Blanchard, on l’a vu, fut déterminante. D’autres personnes, inconsciemment ou non, ont aussi contribué à l’évolution et la réalisation du projet. « J’ai eu la chance à Genève de bénéficier des conseils d’Henri Farge qui est un maître de l’art vocal. Il est le premier à qui j’ai montré ma partition et il est le seul qui a eu le droit – et je l’ai accepté – de me suggérer des corrections, dans un souci d’adéquation entre la voix et le son. Certains des chanteurs engagés pour la création ont aussi entraîné, malgré eux, des changements notables. Quand Nadine Denize a accepté de créer l’aïeule, j’ai retravaillé son rôle pour qu’il lui corresponde mieux. De la même manière, la sœur aînée est devenue contralto au lieu de mezzo-soprano quand j’ai appris qu’elle serait chantée par Emma Curtis. Pour la plus jeune, j’avais en tête Sophie – Le chevalier à la rose toujours – ou Zerbinette. Elle sera interprétée par Teodora Gheorghiu – rien à voir avec Angela – une jeune cantatrice à la voix fruitée et aux aigus étincelants. Pour elle, j’ai également revu les vocalises ou certains détails de respiration. J’ai dans l’esprit une sorte de voix idéale, élaborée à partir de celle de mes interprètes favoris : Elisabeth Schwarzkopf, Teresa Stratas, Henri Ledroit, Kathleen Ferrier, Christa Ludwig… Elle correspond en fait à la voix des cinq femmes de mon opéra, du grave jusqu’à l’aigu. »

J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne est représenté au Grand Théâtre de Genève les 29, 31 janvier et 2, 6, 9 février à 20h00, le 4 février à 17h00 dans une mise en scène de Christophe Perton et sous la direction de Daniel Kawka avec Teodora Gheorghiu, Valérie MacCarthy, Valérie Millot, Emma Curtis et Nadine Denize.


Propos recueillis et réunis par Christophe Rizoud



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