A C T U A L I T E (S)
 
...
[ Sommaire de la rubrique ]
 
......

 
 

(Crédit Photo Anders Kustås)

Malena Ernman : mezzo miracle
Elle fut, à Bruxelles et à Paris, en mai 2000, le plus incroyablement crédible des Néron dans l'Agrippina de René Jacobs, qui, depuis leur première collaboration - sur Griselda, d'Alessandro Scarlatti- , semble avoir du mal à se passer d'elle. Son interprétation du plus tête- à- claques des empereurs romains avait alors littéralement scotché la salle, de par une virtuosité absolument renversante - nombre de mélomanes n'hésitent pas à la comparer à une Bartoli - , un talent d'actrice époustouflant, et surtout un timbre d'une troublante sensualité, extraordinairement corsé, et doté de reflets mordorés. On peut dire sans trop se tromper que sa fameuse aria dite à présent "de la ligne de coke", devenue depuis une scène händelienne d'anthologie, a rendu complètement fou un public qui a également eu du mal à se remettre de ses numéros de breakdanceÖ

Vous la connaissiez dans toute la splendeur et l'extravagance d'un rôle qui fût une véritable révélation - nous vous l'offrons à présent sur un plateau: sa venue à Berlin pour reprendre Cherubino au Staatsoper unter den Linden m'a donné l'occasion d'aller voir d'un peu plus près quelle cervelle se dissimulait sous la tignasse platine du "petit blond d'Agrippina".

Malena Ernman a accepté de répondre à mes questions, avec patience, gentillesse, bonne humeur, mais aussi - et c'était plus inattendu- avec une impressionnante lucidité, me faisant part de ses réflexions, ses aspirations, ses angoisses. Portrait d'une jeune mezzo vitaminée, redoutablement intelligente, pleine d'humour - et au charme ravageur !


En Sally Bowles dans Cabaret 
au Dramaten de Stockholm (début 2002). 
(Crédit Photo : Roger Stenberg)


Malena Ernman, vous venez de publier chez BIS un très joli récital intitulé Cabaret Songs consacré à des songs de Bolcom, Weill, Holländer et Britten - un choix qui peut surprendre le public francophone qui vous connaît par vos rôles travestis baroques... 

J'ai toujours aimé toutes sortes de musiques - j'ai commencé avec Gershwin, Charles Ives, j'ai toujours chanté du jazz... et par ailleurs, je tiens en ce moment le rôle de Sally Bowles dans le musical Cabaret à Stockholm ; d'un autre côté, j'adore la France, j'aime la langue française, que je parle et ai même parlé couramment, c'est une langue qui es assez proche de ma langue natale... ce qui nous amène naturellement à Kurt Weill, qui est un merveilleux compositeur... Quant à William Bolcom, je l'ai découvert par accident - j'ai entendu certaines de ses songs chantées par quelqu'un d'autre, j'ai ainsi découvert ce cycle d'environ quinze songs, qui sont comme de petits miracles, car elles racontent toutes des histoires différentes, elles sont comme de petits opéras, chacune d'elles, des opéras de deux minutes... Nous avions d'abord pensé à enregistrer ces songs, et il restait du temps pour Kurt Weill et Holländer... Tout cela n'est donc que coïncidence. 

Belle coïncidence ! [rires] ... Justement, en parlant de Kurt Weill, je me demandais à l'écoute de ce disque si vous aviez le projet d'aborder d'autres pièces de Kurt Weill, des pièces de plus grande envergure, comme Sieben Todsünden ou Mahagonny Songspiel, par exemple... ? 

Oh oui, absolument ! Je pensais à enregistrer également Sieben Todsünden; mais pour cet enregistrement, je n'avais pour ainsi dire qu'un pianiste à ma disposition - peut- être la prochaine fois... J'y pensais vraiment, j'y pense toujours... J'en rêve ! [rires] 

Vous parliez du personnage de Sally Bowles dans Cabaret ; je me demandais justement quelle avait été la réaction du public lorsqu'il apprit que vous alliez chanter ce rôle - je veux dire, de votre public habituel "d'opéra" pour ainsi dire ? 

Je crois qu'ils sont habitués au fait de me voir faire des choses très différentes, je ne pense pas qu'ils se soient focalisés sur le personnage de Sally Bowles; me connaissant comme une artiste aux horizons larges, me connaissant également comme danseuse - pour mon premier rôle à l'Opéra Royal de Stockholm, je dansais un peu.

Vous voulez parler de Kaja dans Staden [en français La Ville, de Sven-David Sandström, créé à Stockholm en 1997 sous la direction de Leif Segerstam, avec Anne Sofie von Otter dans le rôle principal]- 

... oui, exactement. Je suppose donc qu'ils savent déjà que je suis un peu schizophrène, je ne pense pas qu'ils aient été si surpris que cela - bien que cela soit quelque chose que je n'ai encore jamais fait auparavant, d'intégrer et le chant et la danse... et le belting, ce qui ne correspond pas à ma façon habituelle de chanter... Je fais une parodie dans Cabaret , en chantant quelques notes aiguës, par- ci par- là, pour le fun, je flatte en quelque sorte le public, en leur montrant que je fais toujours de l'opéra, mais ce n'est pas sérieux... En dehors de cela, les songs dans Cabaret sont vraiment typiques du musical, font vraiment appel au belting... et je n'essaie pas de les chanter comme le ferait Barbara Streisand - ou Liza Minelli - , tout simplement parce que j'en serais incapable; mais il s'agit d'une façon totalement différente de chanter, inhabituelle pour moi ; et je hurle beaucoup, j'ai des dialogues parlés avec de célèbres acteurs suédois du Dramaten, c'est donc quelque chose de totalement nouveau pour moi... 

Est- ce à dire que le public suédois aurait, d'une certaine manière, une attitude différente à l'égard de la musique et de ses traditionnelles étiquettes - car, comme vous le savez, en France par exemple, nous avons une certaine manie de l'étiquetage, du rangement, "untel fait du classique", "untel fait ceci, untel fait cela... "- ? 

Oui, et en Allemagne c'est encore pire, avec l'obsession des Fächer ! [rires] [Fach=sujet, domaine, registre, ou encore discipline dans le contexte universitaire] 

... J'ai par ailleurs entendu parler d'un chanteur suédois, Loa Falkman [de son vrai nom, Carl Johan Falkman, pour être tout à fait précis], qui est également acteur... Il est assez surprenant de voir des artistes ayant ainsi des vies artistiques multiples, pour ainsi dire... 

Je crois que Loa et moi sommes les deux seuls en Suède à être dans ce cas, on nous met donc toujours ensemble dans les galas à la télévision ou que sais- je encore - ils prennent comme ça deux chanteurs d'opéra et nous font chanter autre chose, ce qui est tout simplement stupide, car nous sommes deux chanteurs d'opéra, et s'ils veulent avoir des chanteurs d'opéra, ils devraient laisser les chanteurs d'opéra chanter de l'opéra, puisque c'est ce que nous faisons, mais au lieu de cela ils nous font chanter des chansons stupides de Broadway, avec parfois des textes suédois stupides- ; Loa est un acteur formidable - il a d'ailleurs remporté un prix du meilleur acteur en Suède, alors que nombre d'acteurs célèbres étaient en lice... Joli coup ! [rires] 

Question bateau pour une chanteuse, mais je ne puis m'empêcher de la poser - si l'on considère votre biographie dans un programme d'opéra, j'ai l'impression que vous avez toujours campé des personnages qui correspondent parfaitement à votre tempérament, Cherubino, Roberto, Nerone... 

... "Nerotic", comme je le surnomme ! [rires]
 
 

... mais également Carmen ou Rosina... Quel est le processus, lorsque vous recevez une proposition, qui vous fait accepter - ou refuser- un rôle? 

Tout d'abord, je dois voir si je peux chanter ce rôle, techniquement parlant; c'est toujours le point de départ pour tout chanteur, nous devons tous faire cela, voire la tessiture, etc.... mais je n'ai jamais eu affaire à des propositions non pertinentes - je ne crois pas que les gens me feraient des propositions s'ils n'étaient sûrs que je suis capable de les relever, j'ai de la chance de ce côté, en général. Mais ensuite, j'essaie de penser à ce que je pourrais faire dans ce rôle que quelqu'un d'autre n'aurait pas déjà fait avant moi, j'essaie toujours de trouver une autre façon de faire, et notamment d'être plus physique - en fait, de faire à ma façon, parce que je sais que l'on attend de moi que je sois plus physique, et j'aime cela, je crois que c'est quelque chose d'encore assez inhabituel dans le monde de l'opéra- ; et donc je m'efforce vraiment d'être différente - ce qui est stupide, puisque nous disons tous cela. Tout le monde dit "on va faire quelque chose de différent !"; mais d'une certaine manière, je pense que si je fais quelque chose d'encore plus différent de différent, alors peut- être que je trouverai ma propre voie... et donc je crois que c'est ma façon d'envisager les choses, du point de vue du public, de ce qu'ils aimeraient voir, de ce qu'ils n'ont pas déjà vu. Cela fait un peu... [elle se relève le nez d'une pichenette] ... prétentieux, mais je suis vraiment comme ça, j'essaie toujours de trouver le moyen de faire différemment, si les autres chantent forte, je vais chanter pianissimo; j'étais déjà comme cela à l'école, lorsque les autres riaient, je pleurais, lorsque les autres parlaient, hé bien... j'observais, et ensuite je faisais quelque chose à quoi les autres n'avaient pas pensé - ou en tout cas c'est ce que je croyais... [rires] C'est sans doute une façon compliquée d'expliquer comment je raisonne, mais... je crois que vous voyez ce que je veux dire, non... ? [rires] 

Oui, je crois aussi ! [rires] Mais alors vous me tendez là une perche que je m'empresse de saisir - vous êtes actuellement ici, à Berlin, pour chanter Cherubino au Staatsoper unter den Linden ... Comment une jeune mezzo suédoise peut- elle ainsi aborder Cherubino et essayer d'y apporter quelque chose de neuf ? - il y a bien entendu des milliers de façons d'interpréter ce personnage... 

Oui... Je ne sais pas. Il m'est difficile de répondre, car cette inszenierung a déjà été faite sans que j'y participe dès le départ [à la création de cette production en mai 1999, Cherubino était interprété par Patricia Risley, qui continue d'alterner avec Malena Ernman depuis dans ce rôle]; c'est une reprise, et il m'est donc plus difficile de changer; j'essaie simplement d'être le plus masculine possible et de trouver une différente façon de marcher, d'être un garçon... J'ai étudié... les garçons, parce que... ben... parce que... [rapidement] j'aimebeaucouplesgarçons... [rires] ... et j'ai également observé mon frère cadet. Et donc je fais ce que l'on me dit de faire, mais j'essaie aussi, réellement, d'être un garçon. Donc, en fait, je pense beaucoup à mon entrejambes pendant que je suis ici à Berlin... - c'est bizarre ! [rires] J'essaie également [elle mime tout en parlant] de marcher avec mes épaules plutôt qu'avec mes hanches... Je laisse vraiment le chant venir de mon corps, au lieu de - [elle mime un chanteur cherchant le son, les mains sur les tempes et la mâchoire relâchée] "yuyuuuuuu... "- et ensuite seulement essayer en quelque sorte de former un corps autour du vibrato, ou quelque chose de ce genre... Je coupe simplement le vibrato et essaie d'être un garçon quand je chante, au lieu de l'inverse. 

C'est justement ce qui a énormément surpris le public dans Agrippina avec votre Néron - il est tellement inhabituel de voir une chanteuse être aussi crédible, à la fois aussi masculine et surtout parfaitement naturelle dans toutes ces attitudes typiquement masculines; comment avez- vous abordé ce personnage de Néron, et comment l'avez- vous travaillé avec David McVicar? 

Je ne sais pas - je crois tout simplement qu'il a totalement cru en moi, qu'il a vu quelque chose en moi, et qu'il me poussait jusqu'à mes propres limites, et ensuite il me poussait même au- delà de mes limites, parce qu'il avait foi en moi, il était persuadé que j'en étais capable; il me disait par exemple "Tu pourrais faire des pompes et chanter en même temps" - "mais je pense qu'elle peut faire plus ", il sous- entendait cela- et bien entendu, je l'ai pris au mot et j'ai fait plus, parce que je suis comme cela, je veux toujours faire un peu mon numéro, me montrer, cela se voit d'ailleurs, et bien sûr, c'était le cas alors ! [rires] Je pense que c'est la raison pour laquelle il m'a fait confiance; je crois également qu'il aime les gens un peu cinglés, prêts à relever n'importe quel défi - et c'est ce que j'ai fait ! Nous avons ainsi travaillé sur le langage corporel ; c'est lui- même un jeune homme, très à l'aise dès qu'il s'agit de guider ses acteurs - il peut devenir n'importe quoi, une très belle femme, un petit garçon, un vieillard, il peut faire n'importe quoi, et rien que de l'observer, c'est quelque chose d'incroyable... Il est complètement fou ! [rires] 

... c'est là une bien belle forme de folie... 

... absolument, c'est merveilleux... 

Vous avez donc ainsi incarné Néron et Roberto [dans la Griselda d'Alessandro Scarlatti] et avez également abordé récemment Sesto dans Giulio Cesare à Drottningholm [en juillet 2001] ... mais alors, dites- moi, seriez- vous en train de devenir une baroqueuse? [rires] 

Je ne sais pas; je pense que ma voix, à l'heure actuelle, s'y prête... je ne l'ai pas vraiment décidé ainsi, c'est juste que d'autres ont décidé que les rôles baroques, les rôles travestis baroques, m'allaient bien - il y a tellement de rôles travestis pour mezzo dans ce répertoire- , et visiblement je rentre bien dedans pour l'instant... Ma voix n'est pas énorme, mais a une étendue relativement développée, et dans la musique baroque on peut toujours inclure quelques notes aiguës, ou graves, si l'on en a envie, et je fais cela tout le temps rien que pour me montrer - ohlàlà, je m'éclate vraiment ! [rires] 

Oui, j'ai particulièrement été impressionnée par cela je dois dire dans Giulio Cesare , vous aviez un certain nombre de notes très graves, et vous êtes offert de ces aigus... ! 

Ah !... [rires] Je l'ai décidé moi- même, dans mon coin; oui, je les ai ajoutés, tout simplement parce que j'en avais envie, et que personne ne m'a arrêtée ... alors j'ai continué ! [rires] 

Roberto marqua votre première collaboration avec René Jacobs - comment s'est passée votre rencontre avec lui? 

Ce fut une rencontre spéciale... Lorsque je l'ai rencontré, j'ai chanté Rosina devant lui, à Berlin; je lui ai donc chanté Rosina avant de chanter Roberto, et - cela aurait dû être à l'inverse, car j'étais tellement nerveuse du fait de chanter Rosina, un rôle particulièrement difficile, surtout si vous avez le malheur de le chanter avec des chanteurs italiens, sous la direction d'un chef qui n'aime pas que des chanteuses scandinaves s'approprient Rosina, ce qui était le cas alors; et cela m'a vraiment minée, j'étais totalement déprimée, vous savez, je voulais même arrêter le chant, carrément - c'est alors que j'ai rencontré René, et nous avons commencé à travailler ensemble... Il est merveilleux; il est dur, mais il est absolument merveilleux à l'égard de la musique - il aime passionnément chaque note, chaque note est importante pour lui, ce qui peut s'avérer désastreux si vous n'êtes pas prêt à le satisfaire, à en faire l'effort- ; mais il peut également être très dur; et je l'ai haï, et je l'ai aimé... Je l'adore, vraiment, mais j'avais en même temps peur de lui, parce que je voulais lui faire plaisir. Tous les chanteurs vous le diront, tous les chanteurs agissent ainsi avec lui; c'est toujours une période éprouvante lorsque l'on travaille avec lui, et l'on se serre les coudes, comme une grande famille, pour se soutenir, mais ça finit toujours très bien - Griselda, et surtout Agrippina, je crois, étaient de très bons spectacles; et c'est simplement que la musique signifie tellement pour lui, que si vous laissez tomber une seule note, si vous n'êtes pas en amour avec la musique autant que lui l'est, il le remarque immédiatement, et cela veut dire qu'il va vous abandonner sur le bord de la production, pendant la production, et pour le restant de la production, et c'est horrible... Personne n'a envie de vivre cela, plutôt mourir que d'être abandonné par René Jacobs. [enjouée] Et donc je m'efforce vraiment de lui donner satisfaction. [rires] ... Mais, vous savez, [à nouveau très grave] j'ai vraiment fait une bêtise - j'avais promis d'être des siens pour Il Mondo della Luna [Malena devait effectivement à l'origine tenir le rôle d'Ernesto à Innsbruck en août 2001, rôle finalement tenu par Patricia Risley, qui le reprendra en février 2002 à Berlin] , et je n'ai pas pu le faire, en raison d'un accident, je me suis effondrée à Stockholm, j'ai trop travaillé, et avais également des problèmes d'ordre privé ; j'ai donc dû rester à Stockholm, et l'en ai prévenu un peu tard. Je savais qu'il serait très contrarié, parce qu'il prend toujours les choses tellement à coeur - et il fut vraiment furieux et très contrarié, il m'a crié dessus au téléphone, qu'il ne me reparlerait plus jamais, ne voulait plus jamais me voir, et ne travaillerait plus jamais avec moi; et je l'ai cru. Mais j'ai ensuite réalisé qu'il devait sans doute avoir une crise pour quelques semaines; alors j'ai attendu un peu... Et, vous savez, j'avais tellement peur qu'il ait pu dire la vérité, que je lui ai écrit une longue lettre, lui expliquant en détail ce qui m'était arrivé, et quel était mon sentiment à l'idée de ne plus travailler avec lui, combien j'en étais malheureuse - et je crois que ça l'a touché, je dois faire un Rinaldo avec lui, il m'a donné le rôle- titre dans Rinaldo [Berlin 2003], je suppose donc qu'il m'a pardonné... Et nous avons également une reprise d'Agrippina de prévue [Bruxelles et Paris, juin et septembre 2003, avec Miah Persson dans le rôle de Poppea] , et vous ne pouvez savoir combien j'en suis heureuse ! 

Vous mentionnez Rinaldo - quels sont vos autres rôles se profilant à l'horizon?

On m'a demandé d'auditionner avec Cherubino pour le Metropolitan Opera - c'est donc une possibilité, ce qui est merveilleux... Je devais chanter pour cela à New York le 12 Septembre, mais par une chance incroyable j'ai dû annuler mon vol, j'ai été malade, et ne m'y suis donc pas rendue; je dois y aller bientôt et rencontrer des responsables du Met. Puis je retourne à Bruxelles, pour La Ballata, un nouvel opéra de Luca Francesconi avec des chanteurs physiques et bizarres - ... moi... [rires] - faisant tout un tas de choses bizarres, c'est d'un très haut niveau, une pièce extrêmement difficile dans bien des sens. Et ensuite je vais au Japon pour deux semaines, pour un Liederabend ; en fait j'y serai en même temps que Daniel Barenboïm et le Philharmonique de Berlin, il veut donc venir me voir, venir à mon concert... j'espère donc qu'il va attraper la grippe [rires], afin de ne pas venir au Japon - parce que franchement, avoir le Philharmonique de Berlin et/ou Barenboïm dans la salle, c'est, vous savez, ... hhh... ça tuerait n'importe qui ![rires] Je fais également Don Giovanni , à nouveau à Bruxelles, et encore quelques Cabaret à Stockholm [jusqu'en mars 2002], à chanter et danser, et euh... [instant de réflexion] Drôle de vie. Tout un tas de choses différentes. Enregistrer un peu... du jazz... C'est une vie très étrange. [rires] 

En parlant d'enregistrer - ce Cabaret Songs est votre premier disque en solo pour BIS, je crois... Seriez- vous à présent sous quelque forme de contrat que ce soit avec eux... ? 

Oui, ils veulent que j'enregistre toutes sortes de choses, de tout, ce qui est très flatteur; je vais donc probablement faire quelques enregistrements avec piano et avec orchestre, ainsi qu'avec un de mes amis, l'un des plus fameux guitaristes européens, Mats Bergström, nous allons enregistrer du jazz - nous avons un spectacle avec lequel nous avons tourné ensemble, pour lequel il a arrangé de la musique pour guitare et voix, alors... A vrai dire, je ne sais pas encore exactement ce que je vais enregistrer, c'est une question de temps... Mais j'ai plein d'envies... 

La question est donc ouverte... 

Absolument... 

En voilà une bonne nouvelle ! [rires] Vous parliez tout à l'heure de cette création que vous allez faire à Bruxelles - vous chantez également beaucoup de musique contemporaine... Y a-t'il des compositeurs particuliers avec lesquels vous auriez envie de travailler? 

[du tac au tac] Luciano Berio ! 

Berio... Vous avez déjà chanté certaines de ses oeuvres je crois, notamment ses Folk Songs... ? 

Ses Folksongs , oui... En fait, il m'a appelée [petit rire tout émerveillé] , il devait y avoir un festival Berio sous sa supervision, mais il a finalement tout décliné, parce qu'il était très agacé par un certain nombre de choses qui n'allaient pas dans son sens, avec les chanteurs ou que sais- je encore, alors il a tout annulé. Mais il m'avait appelée - il avait entendu un enregistrement de moi, Luca Francesconi justement lui avait envoyé une cassette - ... et vous savez, vraiment, j'adore sa musique, qui est absolument fantastique, notamment ses Folksongs... Et sinon, je ne sais pas... N'importe qui ayant envie de travailler avec moi [rires] Je suis prête à dire oui à toutes les propositions ! Je suis vraiment une mordue de musique moderne - j'ai chanté dans les choeurs de la Radio Suédoise, depuis le début où j'ai commencé à chanter ils m'ont donné des pièces difficiles à chanter en raison de mon aptitude au déchiffrage, c'est pourquoi j'y prends tant de plaisir: j'ai toujours adoré quand c'est difficile mais que je peux arriver à trouver mon chemin, à survivre; j'aime beaucoup cela, c'est une sorte de défi, de voir si vous en êtes capable... Oh mon dieu ! [rires] 

Vous avez fait un très joli disque de musique contemporaine suédoise, intitulé Naïve [publié chez KHM Förlaget en mai 2000] ; le programme en était-il de votre propre choix ? 

Pas totalement. Si cela n'avait tenu qu'à moi, cela n'aurait pas été uniquement des compositeurs suédois. Mais c'était une sorte de condition que je ne pouvais transgresser, ils m'ont fait cette offre de faire un disque de musique contemporaine suédoise, et j'ai accepté... C'est la vie ! [rires]

Seriez- vous alors une sorte d'ambassadrice de la musique suédoise... ?

[pas excessivement enthousiaste] .........moui........ [rires]

Je sais que vous avez également chanté dans toutes sortes d'événements, notamment durant la Présidence Suédoise de l'union Européenne [dans un concert de gala à Bruxelles, en mai 2001] avec Peter Mattei, et d'autres choses de ce genre...

Oui, des choses très bizarres, oui...

Seriez- vous une sorte de mascotte ?

Oui ! Avec la famille royale, oui, tout à fait ! [rires] J'aime le croire... J'ai fait quelques concerts agréables avec Håkan Hagegård sur un bateau, un grand bateau de luxe, au large de Monte Carlo, et c'était... intéressant, comme soirée, vraiment une soirée intéressante, où j'ai fumé le cigare et dansé avec le roi de Suède et raconté des blagues salaces - mais ça, je vous le raconterai une autre fois ! [rires] C'est trop intéressant, trop intéressant... Hm, tout un tas de choses très intéressantes, ha ! [rires] 

Vous chantez beaucoup en concert et donnez pas mal de récitals - comment équilibrez- vous cela avec l'opéra ? 

Je n'équilibre pas, en fait... Simplement, je fais ces récitals - que je n'appelle même pas des récitals, d'ailleurs, car ils sont tellement éloignés de la forme habituelle du récital, je ne crois même pas avoir fait un seul Liederabend normal, je fais un peu de cabaret, je fais des choses avec des acteurs, des danseurs, des musiciens de jazz, mais en dehors de ça... Il m'arrive, parfois, de faire une soirée simplement avec un pianiste, mais sinon je m'amuse vraiment, parce que je passe mon temps à rencontrer des gens très différents, étant un peu moi- même à la croisée des chemins, vous savez, c'est comme... - je pourrais comparer cela au fait de se laver les cheveux, avec du shampooing, et avec du baume après- shampooing; ici il s'agit de baume, je pense. Cela permet d'assouplir, d'alléger, et de faire... une pause. L'opéra est un travail très dur, dans lequel j'ai besoin d'être totalement concentrée - bien sûr, je suis toujours concentrée, mais d'une manière différente, et j'ai besoin d'être seule, complètement seule, de travailler dur... Alors, en dehors de cela, j'ai besoin d'être entourée... ] 

Et bien sûr, en récital, vous avez un rapport très différent au public... 

Oui, absolument, c'est absolument moi tout le temps, par le biais des textes... 

J'ai entendu ce récital intitulé Kabarésånger que vous avez donné au Nybrokajen 11 [le Nybrokajen 11 est une salle suédoise] en 98; le public devenait tellement dingue au fur et à mesure de la soirée - il y avait également un acteur qui lisait des textes... Je ne sais pas comment c'était sur scène, mais à l'écoute, vous donniez réellement l'impression de jouer à fond la comédie... 

Oui... Quelqu'un a dit - et c'était à vrai dire un grand compliment pour moi- , une critique m'a qualifiée de sorte de Lucy Ball... J'en ai été très flattée, parce qu'elle ne parlait pas uniquement de ma façon de chanter, mais de toute la manière dont étaient présentées ces songs. C'était chouette, je me suis vraiment amusée - je crois d'ailleurs que c'était la première fois que je chantais les Cabaret Songs de Bolcom en concert, et c'était en quelque sorte une nouvelle expérience, de voir comment cela allait marcher, comment le public allait comprendre ce que je voulais dire dedans... Ils l'ont compris, et du coup j'en ai rajouté encore et encore, je suis vraiment allée jusqu'aux limites possibles... 

... jusqu'à ce George vraiment totalement extravagant ! [rires] Comment faites- vous la jonction, dans cette song, entre les deux registres vocaux - entre cette voix parlée de George que vous faites en falsetto, et le reste qui est chanté "normalement" ? 

[en falsetto très haut perché] Hé bien... [normalement] J'essaie simplement d'imiter certains gays, avek sssette insssissstanssse sssur le s, et [articulant très méticuleusement, en une sorte de semi- falsetto] comment ils semblent parfois tenus d'absolument tout prononcer, et ensuite [relâchant considérablement l'articulation, une octave plus bas] une voix d'homme en quelque sorte plus relâchéééée... [reprenant sa voix et son articulation normales] J'essaie de trouver une façon de le parler avant de le chanter - si je sais comment ces différents personnages parlent, alors je puis essayer de le chanter, je ne puis le faire dans l'autre sens, je dois d'abord assimiler, intégrer cela à mon langage corporel, et à ma voix parlée, et alors ensuite je puis "l'accorder". [rires]

Diriez- vous alors, comme certains chanteurs aiment à le déclarer, que le chant vient toujours de la voix parlée ? 

Parfois, oui. Mais il y a également certaines musiques - comme la musique française- qui découlent des harmonies, et là alors j'aime être parfaitement juste, absolument sans vibrato, j'aime dans ces cas essayer d'être un instrument, plutôt qu'une voix, d'être en quelque sorte le plus simple possible, pour se fondre dans l'ensemble - cela me vient sans doute d'avoir trop chanté dans trop de choeurs, mais cela aide, parfois... Parfois c'est négatif, car il faut également savoir avoir une "grande" voix, et que j'ai tendance à réduire ma voix pour m'insérer dans l'ensemble, cela peut parfois poser problème; mais je suis en train d'apprendre à être plus... enfin, à être plus "grande" sur scène, à chanter à fond, à pleine voix... 

Là, dans ce que vous disiez juste avant, on en revient encore une fois à la musique baroque - cette idée d'être un instrument plutôt qu'une voix, cela rejoint l'écriture quasi instrumentale de certains opéras baroques, avec toutes ces coloratures notamment... Vous semblez particulièrement à l'aise dans ce type de vocalité... 

Oui, j'aime beaucoup cela, j'aime ce soin que l'on peut apporter au détail... C'est aussi pourquoi j'adore travailler avec René Jacobs, parce que c'est la façon dont il procède. 

Il a par ailleurs l'habitude d'écrire lui- même les ornements pour ses chanteurs... 

Oh oui ! Il veut toujours savoir ce dont vous êtes capable... D'ailleurs, et je ne parle pas que de mon cas - il connaît très bien tous les chanteurs avec lesquels il travaille, il sait exactement où se situent leurs forces, et leurs faiblesses aussi... il sait ce que nous pouvons faire, chacun d'entre nous; c'est merveilleux... C'est vraiment le rêve d'avoir quelqu'un qui prend toujours parfaitement en compte ce que vous pouvez faire - ou ce que vous ne pouvez faire, bien sûr ! [rires] 

Il y a aussi tous ces accompagnements, qui sont, je pense, très bien balancés, particulièrement dans Agrippina... Je pense plus particulièrement, vous savez, à cette extraordinaire aria que vous aviez au deuxième acte, après votre scène avec Poppée dans le bar, Quando invita la donna l'amante... [acte II, scène 12 d'Agrippina] 

Ah oui... [elle chantonne le début de l'aria] 

... qui est si belle, avec ce mélange - [prévenant la suite de ma phrase, Malena s'est déjà emparée d'un violon imaginaire, dont elle pince délicatement les cordes]- de pizzicato et d'arco - cela sonne vraiment de façon merveilleuse ! 

Oh oui, c'est du génie, du pur génie... Mais c'est également quelque chose d'assez pervers, ce - [elle se remet à pincer les cordes de son violon invisible] doung, doung doung doung... - , cela va vraiment avec la musique, la façon de... - ha !- de manoeuvrer l'instrument ! [rires] 

Puisque nous en sommes revenues à Händel, je saute à pieds joints dessus - j'ai entendu l'été dernier votre Sesto dans Giulio Cesare... Parlez- moi un peu de Drottningholm - cela doit être quelque chose d'assez particulier, de chanter là- bas, non ? 

Oui... c'est merveilleux ! Tous les chanteurs en parlent, ils connaissent tous ce petit endroit à Stockholm nommé Drottningholm - sans savoir ce que signifie le nom, d'ailleurs, cela veut dire l'Ile de la Reine, ou quelque chose de ce genre- ; oui, c'est merveilleux... J'y avais déjà été deux ans auparavant, pour chanter dans un opéra moderne suédois [Trädgården, en français Le Jardin, de Jonas Forssell, présenté en 1999, notamment avec Carl Johan Falkman évoqué plus haut] , c'était merveilleux d'être de retour là- bas... C'est... [pensive] Vous savez, on est toujours à la recherche, à l'écoute des fantômes là- bas - et je n'en ai pas encore rencontré, mais les gens aiment répandre des rumeurs sur des choses étranges se déroulant là- bas, et... j'aime ça ! [rires] 

Rencontrer un fantôme de cette époque, contemporain du Slottsteatern et de Händel, voilà qui serait passionnant... 

Oui, absolument !... Il s'agirait d'une jeune femme qui se serait tuée pour je ne sais quelle raison - je crois qu'elle s'est pendue dans les caves de Drottnigholm, ou quelque chose dans ce genre... C'est d'ailleurs, je crois, une histoire vraie, quelqu'un s'est réellement suicidé là- bas... et... [rapidement, en serrant les mâchoires et roulant des yeux conspirateurs] J'aim'ça ! [rires] 

Et en regard de l'acoustique ? Drottningholm a la réputation d'être particulièrement confortable pour les chanteurs... 

C'est merveilleux: vous pouvez chantez le plus ténu des pianissimo là- bas... Le seul problème se situe au niveau du public: les sièges sont terriblement inconfortables, et certains spectateurs ont tendance à avoir des malaises de temps à autre l'été, car il y fait alors si chaud - c'est vraiment désastreux, pour un opéra de quatre heures, il est virtuellement impossible de tenir cette longueur sans souffrir, de courbatures, de la soif... Vous devez être autant préparé en tant qu'auditeur qu'en tant que chanteur, afin de supporter cette chaleur ! 

Et scéniquement, comment était cette production de Giulio Cesare ? 

David Radok [le metteur en scène] était excellent, et je crois qu'il est allé le plus loin possible avec ce type de pièce, de longue pièce, qu'est un opéra de Händel - j'ai vraiment aimé ! Je ne puis parler du point de vue du public, mais je crois qu'ils avaient l'air d'apprécier, et nous avions de superbes chanteurs, et étions tous très heureux ! [rires] Je crois vraiment que c'était une bonne production. 

Vous aviez notamment une superbe Cornelia, en la personne d'Ann Hallenberg... 

Ann Hallenberg, oui... Oh... C'est également une très bonne amie... 

Et ce duo que vous avez à la fin du premier acte [Son nata a lagrimar/Son nato a sospirar] est vraiment extraordinaire... 

Mais c'est drôle, tout le monde m'en parle à chaque fois ! 

C'est si beau ! 

Oui... Je dois dire que j'adore le chanter ! Ann et moi chantions dans les mêmes choeurs quand nous étions jeunes, il y a de nombreuses années, quand elle avait vingt ans et moi dix- huit; nous nous tenions l'une à côté de l'autre au pupitre des alto, et - [son guttural indéterminé] "ooohoooorrrr !"- chantions... Alors c'était très agréable de chanter à nouveau ensemble ! 

Justement, on sait peu de choses de votre éducation musicale - comment êtes- vous venue au chant, par exemple ? 

J'ai commencé assez tôt à chanter dans des choeurs, et par la suite, quand ma famille a déménagé en France, j'étais obsédée de musique, de travailler dans des groupes, de chant et de voix, et j'ai même écrit ma propre musique et ai fondé un groupe, un ensemble vocal... 

Oui, j'ai vu quelque part un ensemble nommé Vocal Eyes? 

Vocal Eyes, oui... Mais, dites- moi, c'est une véritable enquête que vous avez menée ! [rires] Oui, et j'ai vécu deux ans en France, j'ai étudié là- bas, au Conservatoire d'Orléans; et par la suite je suis retournée au lycée musical, ai bougé un peu en Suède, et ai finalement atterri à Stockholm, où j'ai fait l'Académie Royale de Musique, mon diplôme, et l'académie d'opéra - mais je n'étais jamais là, car je travaillais déjà un peu comme choriste de la radio et voyageais beaucoup. Je faisais partie d'ensembles; à partir des ensembles, j'ai ensuite essayé progressivement de devenir plus solistique... Je viens vraiment de différentes familles musicales - non pas ma propre famille, qui n'est pas dans la musique, mais les groupes musicaux dont je faisais partie- ; je pense qu'on peut vraiment dire que je suis au départ une chanteuse d'ensemble - une chanteuse d'ensemble qui faisait des choses un peu folles... [rires] 

... cette idée de "familles musicales" me rappelle une phrase entendue dans la bouche de Stéphane Lissner, directeur artistique du Festival International d'Art Lyrique d'Aix- en- Provence, qui parlait d'une "mafia suédoise" en train de prendre le pouvoir un peu partout sur les scènes internationales... [rires] Quel est votre sentiment à ce sujet - avez- vous l'impression d'appartenir à une mafia ? 

Absolument ! Nous sommes tous très heureux les uns pour les autres - je crois que d'une certaine manière nous sommes tous au courant de ce que font les autres, et je pense que nous sommes très fiers les uns des autres; vous savez, la Suède est vraiment un petit pays, et nous avons beaucoup de chanteurs qui obtiennent un joli succès partout dans le monde - et c'est fantastique ! Nous sommes très, très fiers... [rires] 

Y a- t'il des rôles particuliers dont vous rêveriez à l'avenir? 

Hm... oui... [pensive] Je pense que ce pourrait être le rôle... d'une mère, en fait. Avoir une famille. Parce que je crois que c'est que j'aimerais dans la vie. Me poser, simplement. J'ai fait - et vais encore faire- tellement de choses merveilleuses, mais je crois que je n'aspire à rien de particulier si ce n'est d'être avec mes amis, et... oui. Trouver la paix, la paix de l'esprit, et me poser. Etre au calme. Oui. Je crois. C'est ce à quoi j'aspire. Je voyage trop à mon goût, et cela a tendance à m'isoler des autres - je crois qu'à mes débuts j'avais vraiment envie de beaucoup travailler, du coup je ne pouvais me poser, et d'ailleurs je n'en avais pas envie; mais c'est le cas à présent... 

... l'âge et la maturité venant... 

Oui ! J'ai trente et un ans vous savez ! [rires] C'est ce que je devrais faire. 

Comment gère- t'on une telle carrière - j'ai l'impression que jusqu'à présent vous n'avez pas eu une si longue carrière que ça depuis vos débuts... 

Non, mais une rapide ! [rires] 

Oui, quatre, cinq ans... N'est- ce pas parfois effrayant de voir tout arriver si vite - je veux dire, au bout de deux, trois ans, vous chantiez déjà Rosina et Carmen au Kungliga Operan, et ensuite vous voilà ici en 1999-2000 pour chanter dans Griselda et Le Nozze au Staatsoper unter den Linden, et aux Théâtres de la Monnaie de Bruxelles et des Champs- Elysées à Paris pour Agrippina et Griselda avec René Jacobs... C'est déjà un sacré statut international... 

C'est effrayant, absolument, parce que vous devez avoir foi en vous- même; et tout a été si vite, je n'y étais pas vraiment préparée - je n'étais même pas préparée à l'opéra, je voulais faire d'autres choses, j'aurais voulu être actrice, ou danser professionnellement, ce que je n'ai pu faire car il était déjà trop tard pour cela... et c'est un peu pourquoi je fais actuellement Cabaret, justement, je crois que c'est, tactiquement, un nouveau pas dans cette direction, mais... Non, c'est vrai que cela m'effraie, cela a commencé à m'effrayer car je sais maintenant comment travailler, je sais comment procéder - bien que je sois toujours nerveuse, j'ai toujours l'impression que je vais faire des bêtises, mais je crois que c'est quelque chose de normal pour toute personne dans cette profession- ; et oui, c'est vraiment effrayant, parce que je ne sais pas comment me poser. Comment être calme ! Je suis toujours en train d'aller quelque part; j'ai besoin de me relaxer, et je suppose que j'aurais besoin de prendre quelques mois, pas seulement une semaine, ou cinq jours, comme c'est souvent le cas - le seul problème est que je deviens dingue si je ne travaille pas; il me faudrait me couper complètement du travail, prendre de longues vacances, sinon je vais encore m'effondrer, et je n'en ai pas envie, je suis trop jeune pour cela... 

Vous avez eu un accident à Stockholm... 

Oui, selon toute évidence j'ai trop travaillé, je me suis trop poussée, et j'étais tout simplement trop fatiguée pour me concentrer - ce qui ne m'étais encore jamais arrivé auparavant, parce que je suis très solide et stable, et j'ai toujours eu pour habitude de m'acquitter de mes tâches dans un temps restreint. Je crois qu'en un an, j'ai fait plus de choses que d'autres n'en font en trois ou quatre ! ... et ma capacité à apprendre vite - c'est un bon point, c'est pratique, mais... ça me tue... 

... cela peut devenir dangereux... 

... oui, parce que du coup je continue à dire oui à des choses que je devrais refuser. Je me dois bien de suivre mes envies - mais à la fin j'étais vraiment épuisée... 

Vous voulez dire que c'est difficile de savoir dire non... ? 

Oui, bien sûr que c'est difficile. Et, vous savez, je veux toujours tout essayer, je suis incapable de dire non - c'est un mot que je ne connais pas dans mon vocabulaire ! Et j'ai envie de faire plaisir au gens, je veux les rendre heureux, et je me retrouve à faire plein de petits concerts parce que je connais beaucoup de gens qui pensent tous qu'ils me connaissent et du coup veulent tous que je fasse quelque chose, particulièrement en Suède... et je me sentirais bête de décliner leurs propositions ! Je ne veux pas qu'on pense que je fais ma diva. Je ne le supporterais pas. Et j'ai fait un certain nombre de choses que je n'aurais pas dû faire, j'ai appris de la nouvelle musique, et... j'ai craqué. Je ne tenais simplement plus debout... Mais j'ai bien appris ma leçon vous savez ! 

Il paraît que vous avez donné, vendredi dernier, à Stockholm, une "soirée prétentieuse avec Malena Ernman"... ? ! [titre choisi par Malena elle- même pour son spectacle du 23 novembre] 

Mais oui, effectivement ! [rires] 

... ? ! ... prétentieuse, vous? ! 

[rires] Non, mais c'est justement là que se situe la plaisanterie... essayer de faire une énorme plaisanterie. J'ai fait ça avec un très bon ami, un acteur suédoise très célèbre, Tomas Bremsen, nous avons imité différents chanteurs, des chanteurs de variété, et fait une parodie de tout - et aussi, un peu de sérieux... [le programme incluait notamment les deux airs de Cherubino et du Schubert, effectivement] mais surtout énormément de blagues... sur nous, sur d'autres, et, bon, je crois que les gens ont vraiment passé un bon moment. [rires] J'ai fait à un moment une imitation de Sarah Brightman, avec une grosse perruque et des lunettes noires, et ai fait ce [chantonnant d'un air très fumeusement inspiré dans un micro imaginaire] "Con teeee partiroooooo... ", et Tomas est entré en faisant l'autre ténor aveugle [ !, NDLR] , et comme nous avions tous les deux des lunettes de soleil, nous ne voyions rien du tout, et nous nous sommes rentré dedans, et Tomas est quasiment tombé dans le public, et ils ont hurlé et ri en même temps et... oh, c'était génial ! [rires] Et, à la fin, il m'a frappée - nous l'avions déjà fait un certain nombre de fois auparavant, c'est un numéro que nous avons à notre répertoire- , et donc il me frappe [elle fait mine de se donner un coup de poing direct dans la figure] de toute sa force en plein dans la figure, et je me jette par terre en arrière - vraiment, comme ça, paf [son avant- bras figure une personne tombant à la renverse, d'un seul coup]- , et les gens... [elle mime un spectateur médusé, poussant un cri silencieux sous le coup de l'effroi] "... HHH ! ! !... " [rires] Rah, j'adore ça ! C'est comme un numéro de cascades... et moi... [re- mimant sa chute] "FBOUM !", sur le dos, et... et les gens pensent que je suis morte ! ... et puis je me relève, et... [secouant sa tête d'un air complètement sonné, pendant que sa main, tout aussi hagarde, titube en zigzag sur la table à côté de sa tasse de café] je titube vers la sortie... Vous voyez, c'est vraiment, complètement idiot, tellement idiot ! Mais nous adorons ça ! Nous adorons faire ça ! [rires] Il faut bien s'amuser de temps en temps, en marge du travail... 

Absolument ! Mais je crois que de manière générale c'est tout de même l'impression que vous donnez, lorsque vous êtes sur scène - l'impression de vous faire plaisir, en étant sur scène, de vous éclater... 

Oui - parfois, si je suis dans le bon esprit, et que le public est avec moi, et alors je peux être moi- même... [rires] 

Et j'ai par ailleurs le sentiment que vous êtes de ces artistes pour qui... - enfin, bien sûr, pour tout artiste c'est important, mais certains artistes sont plus sensibles que d'autres à la réaction du public, et j'ai le sentiment que parfois, comme vous le disiez, si votre auditoire est dans le même esprit, avec vous, cela vous pousse vraiment à aller plus loin... 

Oui... Je suis, je pense, quelqu'un de sensible - également parfois dans un sens négatif- , mais lorsqu'il s'agit de publics, oui, je crois que je suis sensible - un peu trop d'ailleurs, mais... J'ai envie de prendre chaque personne individuellement, et je ne peux pas... Certaines personne, vous savez, sont... [regardant à son poignet une montre imaginaire tout en bâillant à s'en décrocher la mâchoire] ... "... hhûûûûûûhhhh... !", et je ne peux rien y faire ! Je m'améliore dans le fait de ne plus m'en soucier autant - au début, c'était terrible, j'étais... [respirant avec fureur, la mâchoire crispée en avant, et l'air excessivement vexé et contrarié] "... hhhrrrrfghhh !", je voulais, vous savez [secouant le pauvre spectateur imaginaire en question comme un shaker à cocktail] , je voulais secouer, je voulais frapper les gens s'ils ne me regardaient pas tout le temps, ce qui est idiot... [l'air résigné] On ne peut pas faire ça... [rires] Hm... [elle reste pensive, un sourire amusé suspendu sur son visage] 

Vous parliez d'être très physique sur scène - ce que vous êtes toujours... Vous n'êtes, selon toute évidence, pas "que " une chanteuse - vous semblez avoir fait beaucoup d'autres activités... Qu'avez- vous fait exactement ? De la danse, de la gymnastique... ? 

Non, pas exactement - j'ai beaucoup dansé, et pratiqué le badminton, et j'ai toujours eu à la fois des professeurs de musique et de sport, j'ai toujours pratiqué différents sports moi- même, y étais intéressée... Mais je n'ai jamais été dans une école de ballet ou quoi que ce soit de ce genre - c'est juste quelque chose que j'ai fait par moi- même, comme tout le reste, j'ai toujours tout fait par moi- même à cette époque... 

Vous travaillez assez souvent avec Peter Mattei - y a t'il une romance entre vous deux? 

[rires] Non, mais nous n'avons pas chanté tant que cela ensemble - non... Mais... [d'un air résigné] et puis, il est marié... Mais s'il n'était marié, je craquerais sans doute... D'autant plus qu'il est facile de tomber amoureux sur scène, cela arrive tout le temps... J'ai d'ailleurs pour habitude de tomber amoureuse de mes collègues... Cela m'arrive régulièrement... Mais je sais que ce n'est que le temps de la scène, et vous pouvez vous le permettre... Mais avec Peter, je n'en ai pas eu l'occasion [leurs répertoires respectifs diffèrent trop pour cela]... Il est extrêmement gentil... mais il n'est pas mon genre ! Je crois que nous sommes tous deux trop confus, nous passerions notre temps à chercher nos lunettes, à rater nos avions... Je crois que nous ferions un couple assez catastrophique ! [rires] Mais il est merveilleux... Je l'aime vraiment beaucoup. 

En parlant de cette idée de tomber amoureux sur scène - qui est d'ailleurs, je trouve, une très jolie idée... 

... mais oui... [rires] 

... justement, vous me tendez une perche: en tant que mezzo travesti, vous êtes constamment confrontée à des situations franchement ambiguës... Comment gérez- vous cela - mettez- vous alors une distance entre vous et votre personnage? 

Euh, en fait... 

... prenons un exemple concret: cette scène absolument inouïe que vous aviez avec Rosemary Joshua dans le bar d'Agrippina [acte II, scène 11, dans laquelle Poppée, tendant un piège à Néron pour se venger d'Agrippina, fait du plat à celui- ci, et ce de manière particulièrement hot dans la mise en scène de David McVicar] 

Ah oui ! Ouhlà... [rires] 


en Néron, aux côtés de la Poppée de Rosemary Joshua dans Agrippina
Théâtre de la Monnaie, mai 2000.

Comment réagit-on dans ce genre de situation? 

Hé bien, je ne sais pas... Dans le cas présent, j'ai simplement essayé de penser comme un homme, de penser en homme - et Rosemary est une femme merveilleuse, je tomberais probablement amoureux d'elle si j'étais un homme, alors... D'ailleurs, je crois même qu'aussi bien Rosemary qu'Agrippina elle-même, cette formidable mezzo italienne, la Antonacci, je crois que toutes les deux m'ont considérée ... comme un homme, et elles avaient vraiment l'air de me trouver franchement... mignon... [sourire mi-timide mi-espiègle] et j'ai adoré ça ! [rires] Et donc je crois qu'elles étaient un peu troublées, toutes les deux... 

D'ailleurs, je puis vous dire qu'une large partie du public - moi y comprise - est tombée dans le panneau et vous a prise, jusqu'à votre première phrase de récitatif, pour un très jeune contre-ténor

C'est merveilleux ! Je... Quel compliment ! [rires] C'est génial ! C'est formidable ! Ah... [pensive] Vous savez, c'est drôle - j'ai reçu de nombreuses lettres d'homosexuels des deux bords, des hommes qui pensaient que j'étais un garçon, ou qui aiment les femmes masculines, et aussi de nombreuses lesbiennes, et... - c'est assez étrange, d'ailleurs, je ne reçois jamais de lettres d'hommes de mon âge, parce que... je ne sais pas, mais je crois que les rôles que je tiens sont en quelque sorte trop troublants pour attirer des personnes "normales", si vous voyez ce que je veux dire - non pas que les personnes en question soient anormales, loin de moi telle idée bien sûr !, mais- je veux dire, des hétérosexuels entre trente et quarante ans... C'est simplement... De nombreuses lesbiennes... Et c'est très flatteur... Et j'essaie de répondre autant que possible- malheureusement je n'ai pas toujours beaucoup de temps... [reprenant le fil premier de son idée, toujours pensive] Mais lorsque je tombe effectivement amoureuse de mes partenaires masculins, cela apporte toujours quelque chose, et si en retour eux tombent amoureux de moi, alors on chante mieux dans ces cas- là, on peut toujours en retirer quelque chose de formidable [débordante d'enthousiasme, l'oeil étincelant] - comme avec Carmen ou Rosina, c'est merveilleux, si vous avez une étincelle, et si vous savez comment en jouer, et si vous jouez suffisamment bien, les gens vont penser que vous êtes amoureux sur scène... comme avec Peter, par exemple - si vous voulez réellement que les gens pensent que vous tombez amoureux, vous allez tomber amoureux... et... c'est la même chose avec Cabaret... C'est absolument merveilleux, cela nous donne toujours quelque chose en plus... [ses mains miment une étincelle] ... Et c'est... j'adore ça. Mais parfois, aussi, celà peut être douloureux, si l'on n'en sort pas bien et que, et bien, si quelqu'un ressent de la peine, ou quelque est marié - ou ne l'est pas... [perdue dans ses pensées] Enfin, c'est toujours... C'est comme... la vie. 

Vous diriez donc que life is a cabaret? 

[toujours aussi pensive] Absolument. Life is a cabaret, old chum. Willkommen, bienvenue, welcome. Im Cabaret. [rires] 

Mais, dites- moi, vous êtes une personne très médiatisée en Suède... 

Oui, j'en ai bien peur... 

Comment gérez- vous cela? 

Je ne sais pas, parce que je me retrouve constamment à travailler avec des personnes encore bien plus harcelées par les médias que je ne le suis moi- même. Et quand vous êtes pointé du doigt comme ayant une liaison avec chaque acteur bien fait de sa personne, et ce dans les journaux - dans les journaux principaux- ... bien sûr que c'est flatteur, mais c'est, d'une certaine manière... intéressant, aussi... Et je commence à comprendre comment ces pauvres acteurs vivent en permanence... Tenez, en ce moment par exemple, on pense que j'ai une liaison à la fois avec deux acteurs, on en fait une sorte de drame triangulaire - tout a été complètement inventé, parce que nous sommes de très bons amis, et qu'ils sont tous les deux extrêmement séduisants... mais, vous voyez, les gens veulent vraiment que les choses aient eu lieu - certaines personnes, pour s'occuper... Les acteurs doivent faire face à ça au quotidien. Mais je ne m'en préoccupe pas - le monde de l'opéra est quelque chose de vraiment différent. C'est assez effrayant d'ailleurs ! [rires] 

Une vie compliquée... ? 

En effet - mais une vie fantastique. On ne peut pas comparer cela à une vie "ordinaire". Et vous ne pouvez expliquer à vos parents "normaux" comment vous vivez, parce qu'ils ne comprennent pas toujours - ils ont toujours peur qu'il vous arrive quelque chose de terrible, que vous soyez entraîné dans des affaires épouvantables... on ne sait pas ce qu'ils pensent... [elle rit, visiblement à sa propre idée, ou à une réflexion intérieure] Les parents restent toujours des parents - quels que soient votre âge, votre activité... C'est comme ça. Das ist das Leben... [rires] 

Une toute dernière question: n'auriez- vous pas envie d'aborder Octavian un jour? 

Oh si, absolument ! Absolument, j'adorerais chanter ce rôle - mais je suis encore trop jeune pour cela... Je dois d'abord attendre quelques années... faire mes Cherubino... et ensuite... 

Oui, c'est encore trop tôt vocalement... 

Oui, il faudrait que ma voix gagne en poids, et en volume... Je ne sais pas d'ailleurs comment celle- ci va évoluer dans les prochaines années, si elle va plutôt virer au soprano, ou que sais- je... On verra bien. Mais effectivement, j'adorerais faire Octavian... Avec Miah Persson ! 


Roberto (Malena, à droite) en duo avec la Costanza de Miah Persson
dans la Griselda de Scarlatti.
Staatsoper unter den Linden, janvier 2000. 
(Photo: Ruth Waltz)

J'allais le dire ! [rires] 

Oh, j'étais si jalouse dernièrement... 

... oui, elle vient de faire sa première Sophie à Stockholm... [au Kungliga Operan, avec Anne Sofie von Otter en Octavian] 

Oui... elle était merveilleuse... 

Je n'en doute pas ! 

Et j'aime beaucoup travailler avec elle, c'est tellement agréable... Elle est formidable. Une formidable chanteuse. Et une très grande amie, la seule chanteuse avec laquelle je passe du temps en dehors du travail. Alors... je VEUX être son prochain Octavian ! [rires] 

Le rêve... Il ne me reste donc plus qu'à vous remercier pour votre temps, et vos réponses. 

Mais je vous en prie !
 
 

Propos recueillis par Mathilde Bouhon


Paru récemment chez BIS: "Cabaret Songs" (mélodies de Williams Bolcom, Kurt Weill, Friedrich Holländer, Benjamin Britten) avec Bengt-Åke Lundin au piano. 

Malena Ernman chantera la partie d'alto de la Passion selon Saint Jean de Johann Sebastian Bach les 8 et 9 mars aux côtés de l'Ensemble Orchestral de Paris placé sous la direction de John Nelson en la cathédrale Notre-Dame de Paris.
 

[ Sommaire de la Revue ] [ haut de page ]