A C T U A L I T E (S)
 
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Monsieur de St-George
 


 

L’actualité brûlante qui s’attache au Chevalier de Saint George depuis quelques semaines nous a valu, qui l’eût cru ?, un très grand moment de réjouissance. L’auteur de l’ouvrage de référence sur ce musicien dont la biographie passionnante rachète de moins en moins une œuvre dont on découvre progressivement l’intérêt limité a eu la bonté d’attirer notre attention sur le livret en vers qu’il a composé pour le pasticcio intitulé Le Nègre des Lumières donné à Avignon. Nous le remercions ici de nous avoir fait rire aux larmes. Ce n’est pas tous les jours à l’opéra ! Voulez-vous rire avec nous ?


Dans le livret écrit pour Avignon, on constate avec beaucoup de bonheur que l’enthousiasme de l’auteur, Monsieur Alain Guédé, journaliste au Canard Enchaîné, mais également grand promoteur du Chevalier de Saint George[1], a alimenté une inspiration poétique fort rare de nos jours.

 Quelques exemples ? (Acte I, scène 2)

Enfin une foule importune
Me laisse en paix.
Quel état est le mien ?
J’ignore pourquoi si beau soutien
Se meut en cruelle infortune.

Monsieur Guédé eût plus heureusement écrit « dans quel état j’erre », mais il s’est retenu. Le « se meut » en cruelle infortune est, lui, une méprise pour « se mue » - mais ne soyons pas vache. De même (Acte I, scène 2) :

Je ne veux plus voir ce métis !
Réparer (sic) sera mon outrage !
Sa place n’est pas au frontispice
Qu’il retombe jusqu’en esclavage ! 

Faire rimer métis n’est pas simple, il est vrai : il y aurait bien Thétis, ou Thespis, ou Pâris, ou (rime pour l’œil) Paris, ris, souris, gris… Mais frontispice, il fallait y penser ! Cheville lexicale pas trop méchante comparée à « jusqu’en esclavage » : on tombe « en esclavage », et « jusqu’au rez-de-chaussée »  - bah, c’est la même chose. Evidemment, l’ennui avec les vers, c’est qu’il faut compter les syllabes. Monsieur Guédé en veut souvent huit. D’où ce « jusqu’en ». Mais ce faisant, il en a neuf : la dernière syllabe de retomBE se compte ! Ou bien on fait du Charles Trénet : Y a d’la joie, ou bien on fait des vers. La vraie désolation, c’est de ne faire que du Obispo, voire du NTM :

Rien ne lui plaît à cette bougresse (I,3)

Faut-il lire : « rien n’lui plaît à cette bougresse », « rien ne lui plaît à cett’ bougresse » ou bien « rien ne lui plaît à c’te bougresse » ? La question demeure.

Mais que sont ces misérables remarques de prosodie que l’on pourrait multiplier comme des petits pains. Peu importe que la poésie de Monsieur Guédé sente les pieds ! Ce qui compte, c’est qu’elle promeut (promue ? Meuh !) la tolérance et la générosité du Chevalier de Saint George :

Quel tapage ! Foutre Dieu, sommes-nous au bordel ?
Ne vous abaissez plus au niveau des bassesses
Il nous faut de ce monde abolir la rudesse
Aujourd’hui vous attendent de plus nobles querelles.(II,1)

Des alexandrins ! A l’arraché, certes (abaissez/bassesses ; « attend’ »)… mais quelle lumière dans cette pensée : il faudrait que nos ministres fassent campagne sur ce slogan « Ne vous abaissez plus au niveau des bassesses ! Ne vous abaissez plus au niveau des bassesses ». C’est beau comme l’antique. Ca sonne romain. Ca a sa place au frontispice. Mais ce n’est rien comparé à ce credo :

L’amour est notre Bible.
Ici nous sommes frères
Pour qui céans adhère. (II,1)

Des vers justes, bien frappés. Des vérités senties. La philosophie des Lumières résumée de manière saisissante. Bravo ! Seuls les mauvais, les très mauvais esprits, les ennemis de la tolérance et de la fraternité, trouveront que ce « céans adhère » fait un peu « j’ai le cul qui colle à la chaise ».

Et puis, non ! Ce qui compte, c’est le Sentiment. Et là, nul poète aujourd’hui n’est plus fleuri que Monsieur Guédé, plus plein de sève et de suc :

N’êtes-vous plus la tendre amie
Dont la main essuyait mes pleurs ?
N’êtes-vous plus la tendre amie
Qui charmait toutes mes douleurs ?
Vous dont les airs consolateurs
Sur les épines de ma vie
Cherchaient à répandre des fleurs.
Je sens que notre amour s’enfuit.
Ainsi, vous préférez le roi,
Lequel de moi pourtant s’est ri.(II,1)

Un sanglot noue la gorge à la pensée que ces vers sont écrits, en ces temps de misère et de violence, par un de nos poètes. « N’êtes vous plus la tendre amie » - on dirait un livret de Massenet, avec ses accents bien posés sur « plus » et « tendre ». Un bon vers, ça se reprend. D’où la reprise. Et ça se varie. D’où la variation. Evidemment, « charmer les douleurs » ne veut pas dire grand-chose, mais on comprend le sens. J’aime bien aussi l’image « répandre des fleurs sur les épines de ma vie », qui ne veut rien dire non plus – strictement rien – mais convoque, mélange et brouille suffisamment de clichés pour que ce galimatias reste intelligible. Et que dire de la syntaxe admirablement maîtrisée de « Lequel de moi pourtant s’est ri », contrepèterie de « Lequel des rois pourtant j’ai mis ». In cauda venenum.

Mais enfin, ce qui compte, c’est la musique. Assurément, les vers de Monsieur Guédé se glissent telle une étoffe de velours précieux sur l’armature de la musique de Saint George. Ses fautes de prosodie, ses naïvetés, ses clichés, son absence complète d’art, sont le fait d’une volonté de respecter la musique. D’où (II,1) :

Louise, Saint George
Ah, quel trouble ! Quel trouble m’agite !

Le Duc
Ah ! Quel trouble, quel trouble les agite

Louise, Saint George
Mon cœur, mon cœur palpite
Et mes pas sont tremblants

Le Duc
Et leurs pas sont tremblants

Louise
Quel trouble m’agite

Saint George
Quel trouble dans mes sens

Le Duc
Quel trouble les agite
Quel trouble est dans leurs sens

Louise
Bonheur suprême, Saint-George m’aime

Saint-George
Bonheur suprême, Louise m’aime

Le Duc
Bonheur suprême, ces deux s’aiment
Etc. etc.

Nos lecteurs savent sans doute que Monsieur Guédé est un des rédacteurs du Canard Enchaîné : ils retrouveront dans ses vers tout le charme des calembours et de l’album de la Marquise, augmenté du sentimentalisme bien connu de cette publication, et de ses positions humanistes. Qu’on nous permette de recourir à la vertu chrétienne de charité pour ne pas détailler plus avant les miraculeuses ressources comiques de ce livret.

Monsieur Guédé nous a vertement fait savoir qu’il n’appréciait pas la critique de Maurice Salles, qui parlait de vers « de mirliton »[2]. Il a raison. C’est faire insulte aux mirlitons. Nous leur présentons nos excuses. Car s’il est une évidence qui s’impose à la lecture de ce livret, c’est que, pour ce Nègre des Lumières, Monsieur Guédé eût été inspiré de faire appel aux lumières d’un nègre.

Sylvain Fort


[1] Rappelons que c’est grâce à l’association de Monsieur Guédé qu’une rue de Paris porte désormais le nom du Chevalier de Saint George : un honneur qui range le Chevalier aux côtés du dernier grand musicien à avoir obtenu ce privilège, Claude François (Place Claude-François, Paris XVIe).

[2] Au nom des sains principes de la tolérance et de la liberté d’expression défendus par son livret (« Pour exercer le droit d’écrire/Oui ! Je donnerais tout mon or »), Alain Guédé nous somma sous peine de poursuites de censurer la totalité de l’article. Nos lecteurs constateront ici [lien] que nous n’en avons rien fait.

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