A C T U A L I T E (S)
 
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Hommage à Elena SOULIOTIS

12 Décembre 2004


(Elena Suliotis)
Certaines comètes sont d'une telle intensité que longtemps après leur trop courte apparition, elles continuent à briller dans le ciel.

Elena Souliotis nous a quitté le 5 décembre, elle était de ces comètes-là.

Née à Athènes le 28 mai 1943, elle émigre avec sa famille en Argentine alors qu'elle n'a encore que 5 ans. Ils y mènent une vie plutôt confortable et la jeune Elena bénéficie d'une bonne éducation, qui lui permet d'apprendre la musique. Ses capacités vocales sont ainsi vite détectées et elle commence à l'âge de 16 ans des études de chant à Buenos Aires. Elle travaille avec l'ancien chanteur Alfredo Bonta et le chef de chant Jascha Galperin, deux des professeurs les plus réputés d'un pays qui, avec le théâtre Colon, comptait beaucoup dans le monde lyrique de l'époque. Toutefois, ses parents, conscients de son immense potentiel, décident en 1962 de lui faire poursuivre sa formation en Italie et plus précisément à Milan, auprès d'un des enseignants les plus réputés : Mercedes Llopart, le professeur d'Alfredo Kraus et de Renata Scotto.

Là, Elena Souliotis développe une immense voix de soprano au timbre très riche, montant sans problème jusqu'au contre-ré, doté d'un registre de poitrine digne d'un mezzo-soprano dramatique et pour autant capable de sons flottants et de colorations fragiles.

Au bout de seulement deux ans en Italie, elle décroche en 1964 le rôle de Santuzza de Cavalleria rusticana au théâtre San Carlo de Naples, théâtre qui vit encore ses heures de gloire et où tous les grands chanteurs du répertoire se produisent. Même si à l'époque on confiait plus volontiers qu'aujourd'hui de grands rôles à des chanteuses très jeunes (Antonietta Stella, par exemple, a fait ses débuts dans Leonora du Trouvère à l'âge de 20 ans), Elena Souliotis est à 19 ans une artiste fort jeune, plutôt jolie, qui n'a pas peur de la scène et fait preuve d'un engagement dramatique affirmé. Du jour au lendemain, elle fait figure de révélation, voire de phénomène.

Avec ce premier succès, les propositions affluent, dont celle de la maison de disque Decca qui tient là la soprano dramatique italienne qui manque à son écurie depuis le retrait précoce d'Anita Cerquetti quelques années plus tôt. Maria Callas, figure de proue du concurrent Colombia, futur EMI, termine alors sa carrière en n'ayant pas gravé un nombre conséquent de rôles dramatiques que peu d'artistes sont capables de relever. Decca voit donc en Elena Souliotis l'occasion rêvée d'enregistrer quelques-unes de ces oeuvres qui manquent à son catalogue et dont certaines sont encore inédites. On propose ainsi à cette toute jeune chanteuse un des rôles les plus périlleux du répertoire : celui d'Abigaïl dans le premier enregistrement commercial de Nabucco, avec la perspective de neuf autres enregistrements (1).

Parallèlement à cette carrière discographique fulgurante, la carrière scénique d'Elena Souliotis démarre pendant la saison 1965-1966 avec des débuts américains dans le rôle d'Elena de Mefistofele. Ce n'est pas, loin de là, le rôle le plus important de l'opéra, mais cette première américaine se passe dans l'un des plus prestigieux opéras du pays, celui de Chicago, les partenaires ne sont rien moins que Renata Tebaldi, Alfredo Kraus et Nicolaï Ghiaurov et le spectacle est retransmis à la radio.

Le suite de cette saison est marquée par le rôle de Luisa Miller, à Trieste d'abord, en octobre, puis surtout à Florence dans le cadre de l'ouverture du prestigieux Mai musical florentin. Cette série de représentations rencontre là encore un large écho. C'est aussi le cas de ses prises de rôles dans La forza del destino à Naples, Un ballo in maschera à Madrid et surtout La Gioconda dans la ville de son enfance, Buenos Aires, entourée d'artistes de grande réputation comme Richard Tucker ou Corneil McNeil.

En septembre 1966, poursuivant ses enregistrements à un rythme soutenu, mais courant à l'époque, Decca fait graver à Elena Souliotis son premier récital sous la baguette d'Oliviero de Fabrittiis, un chef avec qui elle a beaucoup travaillé. La première face de ce disque comprend la grande scène d'Anna Bolena, la seule partie de l'opéra encore célèbre à l'époque après les recréations de Maria Callas et Leyla Gencer en 1957 et 1958. Le reste du récital se compose d'extraits de Luisa Miller et d'Un ballo in maschera, qui sont déjà à son répertoire, mais aussi du premier air de Lady Macbeth qu'elle n'a pas encore abordé sur scène (2).


(Donizetti, Verdi
réédition Decca 475 623-5)

Pour faire bonne mesure, ce même été 1966, Elena Souliotis enregistre, toujours à Rome, sa deuxième intégrale studio. Il s'agit de l'opéra de ses débuts, Cavalleria rusticana, sous la baguette de Silvio Varviso et avec les deux montres sacrés que sont Mario Del Monaco et Tito Gobbi (3). Comme souvent à l'époque, en appendice de l'enregistrement, sur la face quatre, Elena Souliotis grave des airs d'opéras qu'elle a chantés cette saison-là (4).

Ce très rapide succès va en s'amplifiant la saison suivante où, après avoir notamment chanté Aida à Mexico, Elena Souliotis fait ses débuts triomphaux au Carnegie Hall de New York dans Anna Bolena avec Marilyn Horne, Placido Domingo et la jeune Janet Baker. Très peu de temps après, honneur insigne, elle ouvre la saison de la Scala dans Nabucco avec Giangiacomo Guelfi, Nicolaï Ghiaurov et Gianandrea Gavazzeni au pupitre. A 23 ans, deux ans après ses débuts sur scène !

Après cet enchaînement de succès, l'année suivante est marquée par une prise de rôle essentielle : celle de Norma. Après Anna Bolena, Allen Oxenbourg, le découvreur de Montserrat Caballé, propose en effet à Elena Souliotis de chanter ce sommet du répertoire, à nouveau au Carnegie Hall, pour l'ouverture de la saison 1967-1968.

Ce concert se déroule dans une ambiance électrique. Elena Souliotis a en face d'elle une Adalgisa étonnante en la personne de Nancy Tatum, soprano lyrico-dramatique américaine qui s'est notamment illustrée dans Leonora de La forza del destino et a fait quelques années plus tard ses débuts au Met dans le rôle du Turandot. En écoutant un témoignage audio de cette soirée, on a l'impression qu'une espèce d'émeute éclate à la fin du duo Mira o Norma. Selon des témoins, une partie de la salle hurlait bravo tandis que d'autres spectateurs huaient fortement. La légende veut que parmi les célébrités présentes ce soir là, Régine Crespin ait menacé du poing les imprécateurs et que Maria Callas se soit avancée de sa loge pour réclamer le silence. Elena Souliotis, quant à elle, aurait menacé de partir juste après l'incident. Toujours est-il que le concert s'est poursuivi et que ce qu'on entend à la fin de la représentation s'apparente nettement plus à un triomphe qu'à une bronca. En outre, Elena Souliotis est retournée à Carnegie Hall l'année suivante pour Nabucco.

Dans la foulée de cette prise de rôle, Decca a souhaité faire un enregistrement avec, notamment, Fiorenza Cossotto et Mario Del Monaco. La première, encore jeune mais déjà célèbre, avait été quelques années auparavant la dernière Adalgisa de Maria Callas et a gravé son rôle une seconde fois, avec moins de bonheur, aux côtés de Montserrat Caballé. Le second, partenaire de Callas lors de la fameuse Norma d'ouverture de la saison scaligère de 1955, n'avait pu enregistrer son Pollione à cause de l'abandon, une dizaine d'années auparavant, de l'intégrale prévue avec Anita Cerquetti.

Las, Decca qui avait déjà la Norma intégrale de Joan Sutherland et Marilyn Horne à son catalogue, fait le choix critiquable de sortir un enregistrement abrégé. Cette Norma est donc commercialisée en deux disques seulement, certes très longs pour l'époque, mais qui nécessitent des coupes sévères. Malgré tout, le chef Silvio Varviso s'acquitte de sa tâche ingrate le moins mal possible et, faisant d'un mal un bien, insuffle un rare sentiment d'urgence à cette Norma très dramatique (5).

Le rôle accompagne ensuite Elena Souliotis pendant quelque temps encore, à Plaisance puis dans sa ville natale, à Athènes, avant qu'elle ne retourne à la Scala au début de 1968 pour la recréation d'un ouvrage rare : Loreley d'Alfredo Catalani. Cette même année, elle entame aussi sa collaboration avec Covent Garden où elle chantera, avec succès, chaque saison jusqu'en 1973-1974, quelques-uns de ses plus grands rôles : Nabucco, La Gioconda, Cavalleria rusticana ou Macbeth.

En 1969, elle connaît une nouvelle consécration. Après une prise de rôle en Desdemona à Naples avec, en alternance, Mario Del Monaco et Charles Craig, elle termine le premier enregistrement intégral d'Anna Bolena entamé l'été précédent (6). Dans le cadre d'un début de saison américain où, en moins de trois mois, elle chante à Rio, Mexico, Philadelphie et Dallas, dans Aida aux côtés de Shirley Verrett, et fait ses débuts au Met dans le rôle de Lady Macbeth.

Dans la saison qui suit, elle reprend ses rôles de prédilection dans des théâtres où elle s'est déjà produite, dont une Norma à Naples avec ses partenaires de l'enregistrement. Au début de l'année 1971, à Catane en Sicile, elle signe cependant deux prises de rôle : La straniera de Vincenzo Bellini et Francesca di Rimini de Riccardo Zandonai, avant de chanter Manon Lescaut à Naples avec Placido Domingo puis Tosca à Madrid. En tout, elle enchaîne alors cinq productions en six mois avant d'enregistrer Macbeth, en août, à Vienne (7), puis de s'envoler pour le Japon le mois suivant pour y incarner Norma, Fiorenza Cossotto, lui donnant toujours la réplique.

Cette succession effrénée de rôles très lourds et très difficiles pèse sur la voix de cette jeune chanteuse qui, du fait même de moyens naturels hors du commun, a eu une formation musicale très courte. En outre, l'artiste ne s'économise sur aucun plan et donne tout sur scène comme dans les studios, sans aucune prudence. Cela se ressent dans son chant. La voix est toujours aussi grande, le timbre aussi riche, les aigus et les graves aussi impressionnants mais, entre les extrêmes, elle manifeste des problèmes de soudure de registre, de rythme voire, parfois, de justesse.

Ces problèmes, dont certains signes avant-coureurs étaient perceptibles dès le début de sa carrière, ne sont pas permanents et ne l'empêchent pas de continuer d'honorer ses engagements. Mais ils augurent mal de la suite de sa carrière. En 1972, elle fait ainsi ses débuts au Staatsoper Vienne et à Paris dans une version concert de Nabucco au théâtre des Champs-Élysées. Le public est alors presque aussi partagé que face à Maria Callas huit ans auparavant au Palais Garnier.

Elle continue cependant à explorer quelques nouveaux rôles, comme Suzanna dans la Khovanchina, avec Cossotto, Ghiaurov et Siepi à la RAI ou La fanciula del West à Rome en mai 1974. Mais, à la même époque, elle décide de se retirer de la scène.

Elena Souliotis s'est en effet mariée peu de temps avant et, à 31 ans, elle se retrouve enceinte. Si les problèmes vocaux qu'elle rencontre semblent n'avoir joué qu'un rôle secondaire dans cette retraite prématurée, comme en témoigne notamment Placido Domingo dans son autobiographie, il n'en n'est pas moins vrai que son contrat avec Decca prévoyait quatre autres enregistrements qui ne sont pas réalisés.

Quelques années après, elle tente, en outre, un timide retour sur les planches. Elle participe, en 1979, à une production de L'Amour des trois oranges de Prokofiev qui tourne à Chicago, sous la direction de Georges Prêtre puis à Florence sous celle de Bruno Bartoletti. Elle y chante à chaque fois le rôle de la fée Morgane. Dans cette dernière ville, elle participe à une véritable production de vétérans puisqu'elle partage l'affiche avec Fedora Barbieri et Rolando Panerai.

Vers la fin des années 80, elle renoue une nouvelle fois avec la scène, mais seulement par intermittence. Elle interprète ainsi à Florence, où elle vivait, des rôles de caractère comme dans Le joueur de Prokofiev ou Suor Angelica dans laquelle elle campe la Zia principessa. Elle a d'ailleurs repris le chemin des studio en 1991 pour enregistrer ce même rôle face à Mirella Freni (8). Sa dernière apparition sur scène a enfin lieu en février 2000 à Stuttgart où elle incarnait la comtesse dans La dame de pique aux côtés de la Lisa d'Angela Denoke.


Elena Souliotis, La comtesse de La Dame de Pique
Stuttgart, 2000

Dans cette dernière partie de sa carrière, on pouvait encore entendre chez Elena Souliotis la richesse de son timbre et la puissance de son registre grave, mais plus cet élan irrésistible, dans l'imprécation comme dans la fragilité, que d'aucun ont pu qualifier de suicidaire mais qui rendait tour à tour excitante ou émouvante chacune de ses interprétations.

Pratiquement inconnue du grand public, malgré la récente réédition de la plupart de ses enregistrements, très décriée par une part importante de la critique française qui ne l'a pour ainsi dire jamais entendue en vrai, Elena Souliotis, avec seulement une dizaine d'années de carrière dans ses grands rôles, suscite encore aujourd'hui un grand engouement chez beaucoup d'amateurs d'opéra. Un nombre conséquent de ses apparitions ont en effet été captées plus ou moins officiellement et circulent chez des éditeurs parallèles ou dans les réseaux d'échanges.

Grâce à cela, la queue de la comète continuera à éclairer longtemps encore le ciel des amoureux de cette artiste exceptionnelle.
 
 

Xavier LUQUET

Notes et références discographiques

1) 2 CD Decca 4174072
(2) Récital réédité récemment ; 1 CD Decca 4756235 ; précédemment dans une compilation de la collection Grandi Voci ; 1 CD Decca 4404052
(3) Edité avec I pagliacci ; Lamberto Gardelli ; 2 CD Decca 4521792
(4) Réédité dans une compilation de la collection Grandi Voci ; 1 CD Decca 4404052 (épuisé)
(5) 2 LP Decca ; réédités en extraits dans la collection Bouquet ; 1 CD Decca 4526832 (épuisé)
(6) 3 CD Decca 455069
(7) 2 CD Decca 4400482
(8) 3 CD Decca 36261

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