A C T U A L I T E (S)
 
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La Voce d’Angelo in Cielo
Hommage à Renata Tebaldi, L’Ultima Diva

 

Renata Tebaldi en Manon

Titre facile, larmoyant peut-être, pour dire que cette « Voix d’Ange » est montée au Ciel, mais à nous qui demeurons ici-bas, quel autre espoir nous reste-il sinon d’espérer bienheureux « Là-Haut » ceux qui nous ont quitté après nous avoir donné de l’amour ou du bonheur, dans la vie comme dans l’art ? Autant de raisons de changer le « Morta !… », stupéfait, d’un Don Alvaro éperdu, en un « Salita a Dio ! » (montée à Dieu) éclairé d’espérance, d’un padre Guardiano convaincu. Ainsi, l’autre diva du XXe siècle s’en est allée, nous laissant heureusement une foule d’enregistrements, de photos…
 


Une carrière de rôles étonnamment variés

Si elle naît à Pesaro, le 1er février 1922, c’est à Parme qu’est élevée Renata Tebaldi et l’un de ses professeurs fut cette Carmen Melis (1885-1967) dont Puccini dit, à propos de sa Minnie (La Fanciulla del West) : « vibrante, squisita [exquise], bellissima » ; mais ce bellissima se rapporte à la cantatrice ou à la femme ? Quand on connaît le tempérament de Puccini, on peut se poser la question… Laissons Renata Tebaldi nous dire combien l’enseignement de Carmen Melis fut déterminant pour elle : « La signora Melis ne me disait rien sur la façon de poser la voix, mais nous avons beaucoup travaillé sur la respiration. Elle me suggérait de m’allonger par terre et d’exercer le diaphragme. Puis elle me faisait asseoir et moi, après avoir chanté couchée, je chantais également assise. Ainsi, petit à petit, je suis parvenue au contrôle de la respiration qui est le point de départ du chant. Parfois, je devais m’exercer à souffler dans la direction d’une bougie allumée. Je prenais ma respiration puis je soufflais ensuite doucement sur la flamme jusqu’à ce qu’elle s’éteigne. Le souffle devait durer fort longtemps et ne pas éteindre aussitôt la bougie. Je m’exerçais en travaillant beaucoup non seulement avec le diaphragme mais également avec les muscles intercostaux. Abdomen et thorax ne faisaient qu’un. J’avais le contrôle complet de moi-même. La[1] Melis me disait : “Ta voix doit être comme une goutte d’huile dans un verre d’eau. Elle doit avoir quelque chose sur quoi s’appuyer.”  Cela a permis que ma carrière soit très longue. Après les exercices de la Melis, je me sentais bien et relaxée »[2]

Carmen Melis lui indiquait les rôles à aborder, mais le cas d’Il Trovatore demeura dans l’ombre. Renata Tebaldi reconnaît pourtant : « J’avais déjà en répertoire “Tacea la notte placida” [l’air d’entrée]. J’étudiai la partition tout entière sans rencontrer de problèmes, mais je décidai ensuite de ne pas porter le personnage de Leonora sur scène. » Sans donner de raison, elle parle ensuite d’Aida et Carmen Melis eut alors la sagesse de ménager son élève en lui faisant étudier la partie à l’envers, c’est-à-dire en commençant par la fin, pour arriver ensuite à l’écueil, le fameux « Ritorna vincitor ». Comme la Scala lui demanda assez tôt de chanter le rôle, Renata Tebaldi hésita… Ce fut Toscanini qui la décida, et au moment d’attaquer le « Ritorna vincitor », « il m’interrompit, laissons plutôt la parole à Renata Tebaldi, et dit : “Je sais que tu as peur précisément à ce point. C’est un obstacle que tu peux surmonter surtout au moyen de l’interprétation.” Et en fait, je surmontai l’obstacle ! »

Renata Tebaldi débute à Rovigo – ville de Katia Ricciarelli – dans Elena du Mefistofele d’Arrigo Boito (Elle chantera également Margherita aux côtés d’une Elena se nommant Suliotis et du Faust d’Alfredo Kraus). C’était en 1944, l’angoisse amplifiée par le fait qu’on parlait de l’autre voix illustre ayant débuté ici-même : Beniamino Gigli…et par les hurlements des sirènes annonçant la chute de bombes…Alors « la Signora Melis », selon cette expression mêlée de respect et de reconnaissance, la conduisit sur scène en lui redonnant confiance en elle-même.


Avec Franco Corelli

Dès l’année suivante, elle incarne déjà Mimì, Maddalena di Coigny (Andrea Chénier), Desdemona, l’un de ses grands rôles, et même… Elsa de Lohengrin. C’est le Maestro Arturo Toscanini (1867-1957) qui parle le premier de «  Voce d’Angelo » et la choisit pour le gala de réouverture du Teatro alla Scala, restauré après les bombardements (11 mai 1946). Interrogée plus tard à ce sujet, Renata répondra « avec malice », note justement R. Mancini[3], que le Parmesan Toscanini l’aurait choisie en tant que concitoyenne plutôt que comme cantatrice !

En 1947, elle est Mimì à la Scala et Floria Tosca chez elle, à Pesaro. Il est curieux de penser que la même année, aux Arènes de Vérone, elle croise déjà Maria Callas, mais c’est simplement Violetta qui croise le chemin d’Isolde !  Elle voyage hors d’Italie dès 1949 (Lisbonne) puis en 1950 à Edimbourg (Messa da Requiem) et à Covent Garden (Otello). La même année, la Scala rend hommage à Umberto Giordano, disparu un an auparavant et choisit Renata Tebaldi pour incarner Maddalena di Coigny face au plus généreux des Andrea Chénier : Mario Del Monaco (des extraits, avec un très bon son, demeurent et on retrouve le couple légendaire dans un autre enregistrement effectué lors d’une tournée à Tokyo en 1961). Toujours en 1949, elle ressuscite L’Assedio di Corinto au festival du Maggio Musicale Fiorentino avant de le reprendre à Naples en 1952 (l’enregistrement existe !). Lors d’une reprise de la version française au Festival Rossini de Pesaro, retransmise par la RAI, le présentateur était allé trouver dans la loge du maire l’invitée d’honneur et lui avait demandé s’il était vrai qu’au moment de la prière de Pamira, maquilleurs, habilleuses, administratifs du théâtre venaient dans la coulisse pour l’écouter : amusée, la Signora Tebaldi – puisque c’était elle – confirma !

Naples, précisément, avec son glorieux « Teatro di San Carlo », sera sa seconde patrie (ou, selon certains, une affectueuse terre d’exil pour celle que Callas tenait loin de la Scala), car elle y chantera de 1948 à 1974. La Traviata et Tannhäuser en 1948, et, en 1950 : Messa da Requiem (Verdi), La Bohème, Tannhäuser et même Giulio Cesare (Cleopatra) et Faust.


En Violetta de "La Traviata"

L’applaudissement saluant l’entrée en scène, le 15 mars 1951, de sa bouillante mais digne Giovanna D’Arco donne la mesure de l’estime du public. Il faut dire qu’elle avait déjà, la même année, donné deux concerts et participé à des représentations de La Bohème et d’Andrea Chénier (janvier). Après Giovanna D’Arco devaient suivre La Traviata (30 mars), Faust (24 avril), sans compter des tournées du San Carlo, à Paris pour Giovanna D’Arco (30 avril) et la verdienne Messa da Requiem (5 juillet), portée également à Catane (3 novembre). La revoilà au San Carlo pour l’ouverture de la saison et l’hommage à Gaspare Spontini avec le déjà romantique Fernando Cortez, le 15 décembre. Elle y revient pour La Traviata (17 janvier 1952) puis Otello et Adriana Lecouvreur (13 et 26 décembre), son rôle-fétiche. En 1953, elle y chante la rarement donnée Cecilia (1934) de Licinio Refice et Aida, l’année suivante, La Forza del destino, La Wally, Le Nozze di Figaro, La Traviata et Lohengrin !  En 1956, Guglielmo Tell, en 1958: Adriana, Tosca, La Forza, Madama Butterfly. Les années suivantes la verront interpréter La Bohème, Fedora, Falstaff, La Gioconda…

On risque d’ailleurs d’oublier d’autres titres d’opéras, tant l’artiste accumule dès lors les rôles les plus inattendus : L’Amico Fritz de Mascagni à ses débuts à Parme, Aida, mais aussi le Stabat Mater de Rossini, Olimpia de Spontini, deux parties de la Passion selon saint Matthieu  de Bach, le Requiem K 626 de Mozart, mais également Cleopatra, on l’a vu, dans un Giulio Cesare que le San Carlo transporte à Pompéi !  Le Teatro alla Scala l’appelle pour La Wally, montée en 1953-54 pour fêter le centenaire de la naissance d’Alfredo Catalani. Ne finissant pas de nous étonner, la diva aborde, on l’a vu plus haut, Le Nozze di Figaro mais également Don Giovanni ! et même Eugenio Onieghin, comme on l’écrit en italien…mais aussi Santuzza de Cavalleria rusticana (au moins au disque, comme pour Leonora d’Il Trovatore et les héroïnes d’Il Trittico et de Turandot - rôle de Liù et un air de Turandot). Il faut également citer d’autres rôles peu fréquentés, extraits de Falstaff, Simon Boccanegra ou même Die Meistersinger


En Madeleine de "Andrea Chenier"

L’année 1951 est l’occasion de traverser les océans pour enchanter l’Amérique du Sud, puis New York et voir les polémiques naître et s’enflammer au sujet de cette rivalité avec Maria Callas dont nous reparlerons. Comme pour combler le vide laissé par un père ayant refait sa vie ailleurs, sa mère l’accompagne dans ses tournées, la réconfortante thermos de thé ou de café toujours prête. Lorsque l’excellente femme disparaît en 1957, Renata Tebaldi interrompt sa carrière durant deux mois, puis à nouveau treize mois en 1963, après une Adriana Lecouvreur new-yorkaise (existant en enregistrement) où le bien-aimé Maurizio di Sassonia était Franco Corelli.

Sa fréquentation de la scène est toujours aussi assidue et Roland Mancini ajoute que si elle s’est toujours prudemment maintenue à une cinquantaine de prestations par an, « elle paraît encore quarante-cinq fois en 1967, à l’âge de quarante-cinq ans », remarquant ensuite, avec peut-être une pointe d’amertume : « Mais, avec le retrait de Callas, la presse ne songe plus à cette cantatrice sans histoire, dont la carrière dure, quand même… »[4].

Ne craignant pas la nouveauté, la Signora a encore le courage d’aborder de nouveaux rôles en fin de carrière, comme la reine Elisabetta di Valois dans Don Carlo ou l’Amelia d’Un Ballo in maschera (tous deux pour l’enregistrement en studio), sans oublier, pourquoi pas, de petits plaisirs que l’on s’accorde à soi-même, comme des enregistrements d’airs de Nabucco, de Norma, I Puritani, La Sonnambula (!)… mais Joan Sutherland s’est bien offert Adriana Lecouvreur.

La dernière prise de rôle sur scène a lieu en 1970, au Metropolitan Opera de New-York, dans La Fanciulla del West ; elle y chantera son dernier opéra, Otello, en 1973.

Elle ne met pas pour autant un terme à sa carrière et, de concert en concert (notamment en compagnie de Franco Corelli), vogue des Etats-Unis au Japon et à la Corée, à l’Europe et à la Russie.

Le Teatro alla Scala recevra ce qui devait être son concert d’adieu, le 23 mai 1976, comme elle l’expliquera en 1986 au journal Le Quotidien de Paris : « Je me suis efforcée de faire le mieux possible ce que j'avais à faire en sacrifiant notamment toute vie personnelle de femme pour vivre entièrement une vie d'artiste. (...) D'ailleurs, il est faux de parler de sacrifices. Je ne les ai jamais vécus comme cela, tant ma joie de chanter était grande. (...) Du jour où j'ai pris la décision drastique d'arrêter, je n'ai même plus fait une vocalise. J'avais compris que c'était le moment d'arrêter. Mon médecin me conseillait de ralentir mes activités... Et alors, j'ai découvert une autre vie, une vie normale. (...) Après quelques jours de cette sérénité, j'ai appelé mon pianiste et je lui ai dit de ne plus venir, que je ne chanterais plus. Sans le savoir, j'avais donné mon dernier concert à la Scala, au bénéfice des victimes du [tremblement de terre au] Frioul. »[5]

Une journaliste américaine a déclaré avec humour… et certainement une pointe de réalisme, que si Renata Tebaldi avait annoncé son retour au Met, ne serait-ce que pour lire l’annuaire téléphonique (!), le public serait accouru comme au temps où on la surnommait « Miss Sold Out » : Mademoiselle Complet !

Comme l’observe justement R. Mancini[6], Renata Tebaldi se retire donc un peu plus d’un an avant la disparition de Maria Callas !  … et alors que Magda Olivero – de douze ans son aînée – devait encore interpréter en 1979 (à San Francisco) « quelques unes de ses plus brillantes Tosca ! » En revanche – si l’on peut dire – la Grande Dame pouvait se vanter d’avoir perturbé la politique française, puisque le cachet perçu pour une Aida dont elle honora l’autarcique Opéra de Paris en 1959, fit l’objet d’une interpellation à la Chambre ![7]

Ses partenaires ?  les plus grands, on s’en doute : des barytons bêtes de scène comme Tito Gobbi, Giangiacomo Guelfi, Aldo Protti, « grands seigneurs » comme Gino Bechi, Carlo Tagliabue, Ugo Savarese, un peu des deux comme Ettore Bastianini, Giuseppe Taddei… Des rivales (personnages seulement !) comme l’infatigable Giulietta Simionato, Fedora Barbieri… Des basses telles que Cesare Siepi, Nicola Rossi Lemeni, Boris Christoff, Nicolai Ghiaurov… Des amoureux les plus généreux : Mario Del Monaco, Franco Corelli, aux plus passionnés : Gianni Poggi, Giuseppe Campora, d’autres délicatement stylés : Nicola Filacuridi, Giacinto Prandelli, Mirto Picchi, Ferruccio Tagliavini, Carlo Bergonzi, mais aussi historiques : Giacomo Lauri Volpi !  Et que dire des Maestri Concertatori e Direttori !  Du maestrissimo concitoyen Toscanini à Karajan en passant par le rigoureux Tullio Serafin, Victor De Sabata, le très théâtral Francesco Molinari Pradelli, l’orfèvre Franco Capuana, le posé Oliviero De Fabritiis, le précis Antonino Votto, le scientifique Carlo Maria Giulini, Gianandrea Gavazzeni, à la fougueuse direction qualifiée de « garibaldienne »… Sans oublier Arturo Basile qui compta particulièrement pour elle avant de tragiquement disparaître dans un accident de voiture[8].

Enfin, dans la curieuse et jolie tentative de donner une couleur à un son il faut voir l’aquarelle réalisée par le musicologue Piero Mioli[9], à propos d’une représentation de La Forza del destino à la Scala, en 1955, qui fit l’objet d’un enregistrement, hélas, peu diffusé (Lp. C.L.S.) : « Splendidamente accoppiati, il timbro roseo della Tebaldi e quello azzurrino di Giuseppe Di Stefano [somptueusement unis, le timbre rose de la Tebaldi et celui azuré de Giuseppe Di Stefano] ».


A La Scala en 1974

Une voix et un chant si spécifiques…

Beauté de timbre, élégance, liquidité du phrasé, technique aboutie pour une absolue maîtrise du chant piano aussi bien que du rinforzando, du fait de renforcer la ligne de chant, précisément… sans effort !  pourrait-on commencer par dire.

La même technique lui permet, d’autre part, d’assumer la virtuosité qui attend le chanteur au détour de certains rôles spontino-rossiniens et même verdiens.

En somme, une présence très personnelle de par le magnétisme du timbre et un juste dosage de l’expressivité qui en imposent …aujourd’hui encore.

Une perfection du chant que l’auditeur finit par exiger et qu’il croit éternelle. Il ne s’agit pas d’ergoter, de trouver absolument une faille dans la splendeur, mais d’expliquer les regrets parfois formulés à propos de certaines de ses prestations discographiques, à propos desquelles on a prononcé les tristes paroles de « trop tard » (pour Don Carlo ou Un Ballo in maschera). C’est que la splendeur ne souffre pas le moindre accroc, lequel produit un contraste d’autant plus flagrant avec la perfection de l’ensemble !  Ainsi, certaines duretés d’émission attristent plus qu’elles ne nous déçoivent, mais il faut pourtant les concéder à la terrible mais humaine usure de l’instrument, aussi magnifique qu’il puisse avoir été.

Cependant, le temps qui passe autorise également une passionnante comparaison de l’artiste avec elle-même : qu’on écoute ses deux interprétations de l’air de La Bohème, « Sì, mi chiamano Mimì » en fait aussi immaculée d’une intégrale à l’autre : 1951 et 1959. Mais la première interprétation déjà toute de fraîcheur, de délicatesse en 1951, gagne encore en velouté en 1959 !

Qui ne tombe pas dans le facile (et commode) travers de coller des étiquettes ?  Ainsi la pureté vocale (de timbre et d’émission) de Renata Tebaldi lui a peut-être valu l’accusation vraiment injustifiée de viser exclusivement la plastique du son et de n’être attentive qu’à cela ; celui qui connaît le chant de Renata Tebaldi laissera pour d’autres cette terrible étiquette de « cantatrice impavide ». Pureté de son n’implique pas fadeur de l’expression ! 

Ainsi, P. Mioli[10] analyse le second enregistrement intégral d’Aida (1959) : « La protagoniste, Renata Tebaldi, use du legato et nuance de manière inimitable, mais vibre aussi avec plénitude, selon ce qui convient, sans jamais forcer les sons, avec une continuité de timbre phénoménale. » L’essentiel est dit ici, avec ces verbes évocateurs : « Renata Tebaldi lega e sfuma » [lie et nuance] in maniera inimitable, ma vibra anche [mais vibre aussi] con pienezza, all’occorrenza, senza mai forzare i suoni ».

Il poursuit : «  Aucune voix ne sait rendre comme la sienne l’idée des “cieli azzurri” », délicate plainte de l’air du troisième acte, dans lequel Aida susurre les beautés de son pays natal qu’elle ne reverra plus. Le musicologue rappelle également que « même le récitatif verdien, ignorant les ornementations, et entièrement basé sur la puissance et le dosage de l’émission, trouve une interprète vraiment prédisposée. Qu’on entende “Ritorna vincitor”, où la rondeur du son et la facilité des écarts de registre bat, et la Callas, et la Price, et la Caballé », affirme-t-il… et pourtant, il ne fait que signer la présentation d’une simple discographie de l’opéra qui ne tend à valoriser aucun interprète en particulier.

Tout en tombant d’accord avec l’auteur de ces mots, on peut préférer la première gravure de l’air (1952),  plus rêveur mais suffisamment expressif pour traduire les déchirements du personnage, partagé dans l’ambivalence du devoir (envers le père et envers l’amant). Les nuances inouïes de l’attaque du Finale « O terra, addio ; addio valle di pianti (…) / A noi si schiude il cielo », subliment vraiment les paroles « le ciel s’ouvre à nous », et à l’auditeur que la chanteuse transporte !…

Pour le même musicologue, Renata Tebaldi est aussi une Desdemona idéale, grâce à cette « singulière capacité de conjuguer lyrisme interprétatif avec caractère dramatique vocal [drammaticità vocale] ». Il faut insister sur l’adjectif : «  singulière », qui souligne la rareté de la conjugaison, car la plupart des cantatrices penchent plutôt d’un côté ou de l’autre !  On en revient toujours à cet équilibre, ce compromis qui fait l’artiste complet.

Et Wally ?  Ah, Wally !… A l’heure de la rédaction de l’hommage à Alfredo Catalani, on était loin de penser que notre Diva mettrait en pratique les paroles de son air célèbre « Ebben ?  Ne andrò lontana », (Eh bien ?  Je m’en irai loin)…Et si nous écrivions alors, déjà sincèrement : « La beauté, la pureté du timbre que la grande artiste conduit avec un abandon dans les attaques et des inflexions souples et chaleureuses, fait merveille », nous le pensons encore aujourd’hui et plus que jamais.

Wally, curieux personnage : bizarre, car à la foi rêveur un peu au-dessus de la réalité – romantisme germanique oblige – fier et farouche, mais aux combats et aux affections tellement humains !  Eh bien, Renata Tebaldi lui prête magistralement vie, animant ces facettes contradictoires…ne serait-ce que dans l’air superbe, délicatement teinté d’humilité et de détresse. Si l’on classe à tort cet opéra dans la catégorie du vérisme (étiquette commode pour la « Giovane Scuola »), Fedora en fait pleinement partie, puisqu’on y entend même le timbre électrique d’une sonnette !  Précisément, sous couvert de réalisme, certains chanteurs ont tendance à trop en faire dans les passages déclamés…Ecoutons alors la Signora Tebaldi dire : « la gran notte », cette terrible « grande nuit » que voit arriver la mourante Fedora, ne voyant plus son ardent comte Loris Ipanoff, pourtant penché sur elle… on en a froid dans le dos.

Ce n’est plus elle qui meurt dans Fernando Cortez, puisqu’elle chante « Ella morì », sublimant cette prière interprétée avec une unité incroyable où la gradation est si délicatement dosée qu’elle justifie le juste compliment de legato inouï.

Autre prière, magnifique, celle de L’Assedio di Corinto : une surprenante virtuosité et à la fois une douceur et une intensité coupant le souffle, couronnée par un pianissimo final impalpable après lequel « viene giù il Teatro », selon l’expression consacrée en Italie : « le théâtre s’écroule ». Le ténor Mirto Picchi fut estimé pour son timbre riche et particulier, et l’élégance de son chant. Il était Cleomene dans L’Assedio di Corinto aux côtés de Renata Tebaldi, comme il en témoigne directement dans son autobiographie Un Trono vicino al sol : « On voyait très bien combien [Renata] était sûre d’elle-même par la spontanéité et la facilité avec lesquelles sa belle, sa très belle voix s’écoulait, généreuse. C’était une source d’or qui se répandait autour. La prière de Pamira était écoutée derrière les cintres par tout le personnel de scène littéralement extasié ».  On notera dans les mots italiens « la bella, la bellissima voce, fluiva generosa », la force de ce verbe « fluire », là où nous n’avons que l’adjectif « fluide »…

A propos de son concitoyen Rossini, on ne résiste pas au plaisir de partager avec le lecteur le savoureux jeu de mots –même s’il est un peu sévère – de R. Mancini avec le titre d’un opéra du maître de Pesaro : « Alors qu’on réclamait un jeu réaliste, elle s’imposa par sa simple présence scénique ; alors que la caricature du vérisme sévissait encore, elle prêta à son répertoire post-romantique des accents très purs de belcantiste, donnant au contraire un relief presque naturaliste aux héroïnes des opéras anciens, dont elle assumait aussi des reprises, ceux de Händel et Spontini, et ceux de Rossini : superbe d’abandon vocal dans la Matilde de Guglielmo Tell, mais indifférente aux coloratures des rôles d’opera seria, elle s’y affirmait plutôt comme... “ la donna del Largo”. »[11].

Le critique et connaisseur de voix Angelo Sguerzi tente une définition : « Mythes ou réalités à part, qui avait jamais entendu une telle voix d’or, aussi pleine, aussi douce, aussi riche de séduction, de charmes en tous genres (que l’on se rappelle ses la filés qui déclenchaient l’enthousiasme des parterres et agaçaient même les ténors les plus célèbres) depuis les temps que j’insiste à appeler “d’or” de l’opéra ? »[12].

On veut bien croire en cette analyse lorsqu’on entend dans La Forza del destino de Florence, en 1953, les aigus interminables – le piano aussi bien que le forte ! – de la fin de l’air « Pace, pace, mio Dio », l’interprétation face au public permettant tous les enthousiasmes, pratiquement toutes les exagérations !…

Autre moment quasi miraculeux, dans le duo Donna Leonora di Vargas-Padre Guardiano, la précieuse union de l’aigu pianissimo tébaldien au grave piano mais bien timbré de Cesare Siepi !

Dix ans plus tard, en 1963, c’est-à-dire après vingt années de carrière, voici Adriana Lecouvreur à New York. Eh bien, l’air « Io son l’umile ancella » est couronné d’un aigu plein et lumineux au point qu’on a peine à en croire nos oreilles !  « humble servante », dit le texte ?… certes, mais tellement rayonnante !

Mêmes lieux, quatre années plus tard : sa somptueuse Gioconda démontre la richesse de l’autre extrémité de son registre, d’impressionnants graves à donner le frisson…

Un passage célèbre de La Traviata, « Amami, Alfredo, quant’io t’amo… Addio », une phrase musicale, non un morceau proprement dit, mais si intense qu’elle est connue comme s’il s’agissait d’un air !  Eh bien, à Naples, en 1952 (comme du reste à Florence en 56), voilà qu’au moment de cette déclaration passionnée, le public décrète un triomphe à Renata Tebaldi, mais l’on est loin de se douter de ce qui va se passer… la diva accorde un bis, en réattaquant de but en blanc la phrase en question ! …et nous régale d’une interprétation plus désespérée encore – mais sans la plomber d’effets ! 

Et juste avant l’éclat de rire de l’orchestre exposant le motif de la cabalette dans l’Aria-Finale  « Sempre libera… », comment oublier son propre éclat de rire… n’appartenant qu’à elle !… Au fait, abaissait-elle d’un demi-ton cette fameuse cabalette finale du premier acte ? Et alors ?  Loin d’un sacrilège, c’était la continuation logique de l’attitude du siècle précédent, et combien de lettres nous restent de ces compositeurs rappelant au collègue chargé de concertare leur opéra dans une ville où ils ne pouvaient se rendre : « fais bien attention de puntare le rôle pour la Untelle ». Ce verbe « pointer » signifie adapter le rôle aux moyens de la cantatrice, (sans bien sûr le défigurer, et nos compositeurs ne se gênaient pas pour signaler aussi bien que telle autre prima donna n’était pas faite pour un rôle précis).

La Forza del destino, Teatro di San Carlo, 1958 : Renata Tebaldi vient de terminer le deuxième de ses trois airs : « Madre, pietosa Vergine », les applaudissements crépitent, les ovations tourbillonnent dans l’historique Théâtre, puis tout se tait enfin…mais au milieu du silence revenu, une voix s’élève : « Sei un angelo ! »  (Tu es un ange).

Un peu plus tard, la Diva doit entonner la grande prière finale du deuxième acte :

« La Vergine degli Angeli
vi copra del suo manto,
et voi protegga vigile
di Dio l’Angelo santo. »

(Que la Vierge des Anges / vous couvre de son manteau, / et que vous protège, vigilant, / l’Ange saint de Dieu.)

…Prière impalpable, faite avec un fil di voce et précisément : angélique !

Soyons honnête, en cette soirée de rêve, on crie aussi à Franco Corelli-Le-Magnifique : « Sei Grande !! » (tu es grand), quant aux autres protagonistes, ils ne sont pas moins biens servis, avec le Don Carlo d’Ettore Bastianini, le Padre Guardiano de Boris Christoff, Renato Capecchi en Fra Melitone, la Preziosilla d’Oralia Dominguez et, ne l’oublions pas, l’« Orchestra del Teatro San Carlo », aux cuivres inimitables – comme Verdi les aimait – à un point tel qu’ils en sonnent presque faux !  Donnant une incroyable pulsation à tous, metteur en scène de la musique, pour ainsi dire (l’expression n’est pas trop forte), le Maestro Francesco Molinari Pradelli réussit le tour de force d’être terriblement dramatique sans être lourd ! 


En Tosca

Ces remarquables interprétations sont ponctuées de quelques menues douceurs, dans de domaine de la mélodie, pas du tout passage obligé, car la diva saisit d’emblée la délicatesse d’un Pergolesi, s’amuse de la dentelle bavarde de Paradisi (1710-92), d’une valse colorée de Donizetti, d’une autre, virevoltante, de Federico Ricci ou d’un piquant boléro de Rossini. Elle excelle dans la mélancolie : noble et singulière chez Alessandro Scarlatti, élégante et rêveuse chez Gluck, romantique et souriante chez Donizetti, sombre chez Bellini et Mercadante, mais aussi typiquement passionnée chez un Ponchielli, pleine de ferveur chez  Mascagni, désabusée chez Puccini, ou encore charmante et rehaussée d’une pointe de maniérisme salonnier avec Tosti… et jusqu’au chant lugubre de Zandonai[13].

Quant à la simple chanson populaire Non ti scordar di me écrite par De Curtis sur mesure pour Beniamino Gigli, le charme opère toujours : plénitude d’un timbre merveilleusement chaleureux, abandon élégant, luminosité caressante… « Non ti scordar di me », c’est-à-dire : « ne m’oublie pas »… est-il possible ?… Non, pas Renata Tebaldi.

Au moment de tenter de définir les causes de l’insaisissable fascination qu’exerce le chant de Renata Tebaldi, un certain embarras peut s’emparer de nous, tant cela paraît simple, évident… et à la fois difficile à formuler. Cette parfaite union de la splendeur vocale et de l’intelligence du chant ne laissant jamais percevoir d’effort, le grand ténor Giacomo Lauri Volpi parvient à en donner une intéressante analyse, finement raisonnée, en recourant à une image un peu curieuse, mais efficace : « un chant dans lequel semblait se dissoudre sa personnalité, tel le sucre dans l’eau, l’adoucissant sans pourtant laisser de trace visible. »

« (…) se dissoudre sa personnalité (…) sans pourtant laisser de trace visible » : il fallait y penser, tout est là. Mieux qu’insuffler sa personnalité à son chant, c’est celle-ci qui se dissout, c’est-à-dire module et modèle, mais disparaît sans laisser de trace !

Lorsqu’on dit de Maria Callas qu’elle a tout chanté, on veut parler de toutes les catégories de rôles écrit pour la tessiture et le timbre de soprano : du soprano léger de Lakmé au soprano dramatique de Turandot et Isolde, en passant par les  lirico et lirico spinto et, surtout, ce que l’on nomme le soprano coloratura dramatique ou dramatique d’agilité, qui dispose à la fois de l’agilité vocale, de la capacité à vocaliser mais également une certaine puissance de projection. Son grand mérite est d’avoir ainsi retrouvé l’impact des rôles de l’opéra italien romantique de Bellini, Donizetti et du jeune Verdi.

Cette dernière catégorie constitue la principale divergence par rapport au répertoire de Renata Tebaldi, qui n’aborda pas non plus certains rôles des « deux extrémités », c’est-à-dire appartenant au soprano léger et au soprano dramatique. On pourrait dire, par un raccourci hardi et simpliste, qu’elle n’a pas enchaîné de Miss Lucia Ashton à la Principessa Turandot ! (Nous disons « simpliste, car Maria Callas à « arraché » Lucia aux soprani légers, voire pépiant, pour la redonner, précisément, aux coloratura dramatique).

Un timbre d’or et de velours[14], alliant richesse, solidité et douceur, scintillant comme un diamant. Un timbre très personnel, au point d’être immédiatement reconnaissable, une technique éprouvée également : n’opposons pas ces deux tempéraments en fait magnifiquement complémentaires.

Dès que l’on entend Maria Callas, on perçoit la vibration, l’intensité… A peine entend-on Renata Tebaldi, un autre magnétisme opère, on est subjugué…comme dans le cas d’un Gigli, d’un Pavarotti…la beauté à l’état pur.

Pourquoi « diva » ?

A propos de ce mot, le dictionnaire Robert signale qu’il s’agit d’un terme italien signifiant déesse et utilisé pour une « cantatrice en renom ». On pourrait donc l’appliquer à toute cantatrice rendue célèbre par son art, et pourtant…

On sait que l’une des plus belles fut Lina Cavalieri (1874-1944), et si la célèbre Rosa Ponselle (1897-1981) réunissait l’impossible, c’est-à-dire une largeur de voix notable et une virtuosité impeccable, un peu comme Ester Mazzoleni (1883-1982), ce fut pourtant Claudia Muzio (1889-1936) qui fut surnommée « la Divina »… alors qu’elle possédait des moyens limités ! Une mystérieuse combinaison d’autres critères entre alors en ligne de compte : « son charme, son talent d’actrice et sa personnalité subtile […] sa simplicité et sa disparition prématurée renforcèrent encore sa légende », nous dit-on[15].

On n’applique donc pas ce terme de diva à toute cantatrice à l’efficacité reconnue.

Plus tard dans le XXe siècle, Magda Olivero, Leyla Gencer, Montserrat Caballé, Joan Sutherland … ne seront-elles pas des divas ?  Magda Olivero, vivant fébrilement ses rôles avec ce vibrato si particulier et au point que le maestro Cilea la pria de revenir après son retrait de la scène, car elle était son Adriana Lecouvreur préférée !  Leyla Gencer –ayant tout chanté  – et s’étant fait une spécialité des difficiles rôles du romantisme italien exigeant expression dramatique et agilité vocale. M. Caballé et J. Sutherland marchant sur ses traces, la première inventant de fameux pianissimi n’appartenant qu’à elle, la seconde, comme l’indique son surnom de « stupenda », stupéfiante d’agilité jamais prise en défaut. Et Renata Scotto au phrasé bellinien par excellence, mais dramatisant aussi son chant avec un timbre incisif à la Callas. Et le phénomène Beverly Sills, écourtant consciemment sa carrière, tant elle ressentait intensément le besoin de chanter un rôle qui devait lu brûler pourtant la voix : la reine Elisabetta de Roberto Devereux. Et des phénomènes comme Cristina Deutekom ou la peu connue Marisa Galvany, passant des rôles véristes les plus lourds à des suraigus ajoutés et fous (mais justes et puissants) dans Attila ou Maria Stuarda !  On pourrait en ajouter beaucoup d’autres comme Marcella Pobbe, Virginia Zeani, Anna Moffo, Mirella Freni, Katia Ricciarelli… toutes des « Stelle », des étoiles (évitons le terme anglais…), certes, s’élevant au-dessus du firmament lyrique…mais n’offrant pas cette mystérieuse aura entourant une « diva ».

Maria Callas était une diva… de par son immense personnalité, et Renata Tebaldi en était une autre…déjà parce qu’elle fut sacrée « rivale » de la précédente, mais également pour ses qualités vocales uniques et son art tout aussi remarquable, sa prestance naturelle consacrant la majesté du personnage de diva, précisément !

Pourtant, la discrétion l’accompagnait toujours, et même après son retrait de la scène, elle conservait une aura qui provoquait toujours autant le respect et l’estime dont une diva ne jouit pas forcément, son caractère et ses petites manies pouvant agacer ou, dans le meilleur des cas, faire simplement sourire.

Une certaine publicité l’entoura particulièrement au moment des polémiques montées en épingle par les journaux, heureux d’avoir à opposer la tigresse Callas à l’ange Tebaldi !  « Madame Champagne-Callas », selon leur terme, aurait déclaré que la confronter à Renata Tebaldi équivalait à comparer du champagne à du Coca-Cola. Triste affaire dont aucune ne sortit grandie. D’ailleurs, les journaux allaient-ils plus loin que les rôles effectivement que possédaient réellement en commun (et chantaient régulièrement)   les deux cantatrices ?  Du reste, un seul (Violetta de La Traviata) suffit à diviser le public en deux clans farouches.

Une curieuse nouvelle, découverte au moment de publier le présent hommage, nous conduit à prolonger de quelques lignes ce commentaire sur la rivalité des deux dive. En effet, d’après The Times, le surintendant du Teatro alla Scala Antonio Ghiringhelli (qui aurait sa part de responsabilité dans l’antagonisme des deux cantatrices) serait allé jusqu’à leur suggérer de chanter ensemble dans le même opéra !  C’est-à-dire la donizettienne Maria Stuarda, offrant un impressionnant Finale II° dans lequel s’opposent reine d’Ecosse et reine d’Angleterre. Un fait joue pourtant contre la véracité de ces dires : au moment de la rivalité Callas/Tebaldi, on ne parlait encore pas de Donizetti Renaissance, et il fallait déjà connaître Maria Stuarda avant sa première reprise moderne, effectuée par le Teatro Donizetti de Bergame, seulement en 1958.

L’idée ne nous en laisse pas moins rêveur… d’autant que déjà lors de la répétition générale en 1834, le bon Donizetti lui-même, tel qu’il le narre avec humour dans une lettre, avait dû séparer les deux prime donne qui en étaient venues aux mains ! 

Comme pour conclure, nous vient à l’esprit le titre d’un autre fort bel opéra, de Saverio Mercadante cette fois, que le Gran Teatro La Fenice allait reprendre en 1970 pour le centenaire de la disparition du compositeur : Le Due Illustri Rivali, les deux illustres rivales !

Laissons ces vanità, comme le chantait Renata Tebaldi en Elisabetta di Valois dans Don Carlo, pour l’entendre répondre à Il Tempo qui l’interrogeait sur un éventuel violon d’Ingres : « Il mio hobby ?  Le parole crociate e, soprattutto, essere lasciata in pace » : « Mon hobby ?  Les mots croisés et, par dessus tout, qu’on me laisse en paix », sage et légitime souhait.

La personne « riservatissima », très réservée, comme la définissait récemment dans les journaux Franco Zeffirelli, parlait fort peu d’elle-même. On sait qu’elle n’a pas fondé de famille parce que son métier ne lui aurait pas permis d’être présente auprès d’elle, mais lorsqu’elle évoque les satisfactions qu’elle a connues durant ses trente-deux années de carrière, on sent que l’affection du public la faisait vivre. Elle était très touchée, notamment, que des gens malades lui expliquent combien ses enregistrements les avaient aidés à supporter leur séjour à l’hôpital.


Katia Ricciarelli rendant hommage à la dépouille de La Tebaldi

Lorsque la Radio italienne alla lui rendre visite dans la loge du maire, au Teatro Rossini de Pesaro où l’on donnait Le Siège de Corinthe, elle expliqua avec un beau mélange d’étonnement amusé et d’émotion sincère que sa boîte aux lettres de « posta elettronica » (courrier électronique) débordait de messages affectueux affluant du monde entier ! Dans l’interview réalisée par la R.A.I. qui lui consacrait une journée à l’occasion de son 80e anniversaire, la Signora Tebaldi parle d’une dernière satisfaction qui lui tient à coeur : « Les jeunes qui ne m’ont jamais entendue chanter sur scène, et qui ont compris d’après mes disques, quelle personne est Renata Tebaldi, et me disent que non seulement ma voix est très belle mais qu’ils entendent/sentent [« sentono »] une personne très sympathique [« brava, buona »] : c’est pour moi une chose merveilleuse ».

Rappelons que « sentire » veut dire à la fois « entendre » et « sentir » !  L’adjectif « brava », en plus de courageux, signifie « habile, adroit, savant », d’où l’exclamation déclinée « bravo, brava, brave (pour deux femmes), bravi (pluriel général) » lancée aux chanteurs !  L’expression « una brava persona » est employée au sens d’une personne honnête, de confiance et aimable ; en aucun cas elle ne comporte une nuance péjorative comme le fameux « brave homme » en français. De même pour « una persona buona », signifiant : une personne pleine de bonté.

L’art de Renata Tebaldi, porté par son humanité, demeure : dans l’air le plus connu de son rôle-fétiche[16], Adriana Lecouvreur, elle se dit modestement « humble servante / du Génie créateur » :

Io son l’umile ancella
del Genio creator :
ei m’offre la favella,
io la diffondo ai cor...
Del verso io son l’accento,
l’eco del dramma uman,
il fragile strumento
vassallo della man…
Mite, gioconda, atroce,
mi chiamo Fedeltà :
Un soffio è la mia voce,
che al novo dì morrà…

(Je suis l’humble servante / du Génie créateur : / lui m’offre la parole, moi je la répands vers les cœurs…/ Des vers je suis l’accent, / l’écho du drame humain, / le fragile instrument / vassal de la main…/ Paisible, joyeuse, atroce, / je me nomme Fidélité : / ma voix est un souffle / qui mourra au jour nouveau…) 

Francesco Cilea – Arturo Colautti, Adriana Lecouvreur, Romanza Adriana Atto I°.

Seule la conclusion n’est plus juste : sa « voix est » peut-être « un souffle » mais qui ne mourra pas au jour nouveau… 

Yonel BULDRINI

On trouvera des précisions sur le répertoire de Renata Tebaldi, des commentaires, des témoignages touchants et des photographies sur le site Internet Tribute to Renata Tebaldi :

http://renatatebaldi.tripod.com/gallery.htm


[1] Rappelons que l’usage italien de l’article défini devant un nom propre n’apporte pas de sens péjoratif, et il est du reste passé en français au moins pour désigner, précisément, les dive de l’art lyrique : la Callas, la Tebaldi…

[2] Citation extraite d’une intervista accordée par la Signora Tebaldi à la revue Musica n°133 (février 2002).

[3] In : La Tebaldi, texte français de présentation de la plaquette du coffret Decca 430 481-2 publié en 1991.

 [4] Op. cit.

[5] Citation extraite de l’article de Marie-Aude Roux, paru dans Le Monde, édition du 21 décembre 04.

[6] Op. cit.

[7] Rapporté par R. Mancini, op. cit.

[8] On ne résiste pas au plaisir d’ajouter les noms connus, voire prestigieux,  de Vittorio Gui, Nino Sanzogno, Gabriele Santini, Armando La Rosa Parodi, Antonio Guarnieri, Guido Cantelli, Franco Ghione, Erich Leinsdorf, Dimitri Mitropoulos, Leonard Bernstein, Karl Böhm, Georg Solti, Thomas Schippers, les Patané père et fils (Franco et Giuseppe)… et les toujours en activité Carlo Franci, Bruno Bartoletti, Carlo Felice Cillario, Georges Prêtre, Nello Santi, Julius Rudel, Nicola Rescigno, y compris les plus jeunes James Levine, Zubin Mehta…

[9] In : Verdi - Tutti i libretti d’opera, Grandi tascabili economici Newton, Newton Compton editori s.r.l., Roma, 1996.

 [10] Op. cit.

[11] Non pas La Donna del lago, la Dame du lac, mais la Dame du Largo, c’est-à-dire spécialiste de ce mouvement qui exige une ligne de chant ample, majestueuse, afin que se déploie largement la mélodie ; les fameux « pezzi concertati » ou ensembles concertants, sont souvent notés Largo (ou Larghetto).

[12] In : Le Stirpi canore [les lignées lyriques], Bongiovanni Editore, Bologna, 1978.

[13] Selon Gerald Fitzgerald, Riccardo Zandonai (1883-1944), succédant à Mascagni à la direction du Liceo Musicale de Pesaro, aurait rencontré par hasard la jeune Renata Tebaldi et lui aurait conseillé de suivre une carrière de cantatrice. (Dans le commentaire accompagnant le Lp Decca Serenata Tebaldi, 1973). Zandonai, par ailleurs consulté par la Signora Tebaldi, aurait répondu qu’une voix comme celle de sa fille ne se rencontre qu’une fois par siècle !

[14] Comment ne pas évoquer pour cette « Voce d’Angelo », ce que l’on nomme – et c’est le cas de le dire ici –  le « soprano angelicato » ? Ce terme rarement employé désigne plus un type de rôle qu’une catégorie de voix ; on notera que l’expression n’utilise pas l’adjectif « angelico », angélique, mais « angelicato » c’est-à-dire « rendu, devenu angélique », le français ne possédant pas d’adjectif équivalent. Ces rôles insistent sur une constante pressentie par le compositeur en fonction du personnage dont il devait écrire la partition : un chant en douceur pour des mélodies… angéliques !

[15] Guide de l’opéra de Harold Rosenthal & John Warrack, éd. française réalisée par Roland Mancini et Jean-Jacques Rouveroux, Librairie Arthème Fayard, 1974, 1986. (Ed. originale : Concise Oxford Dictionary of Opera, 1964, 1979-1983).

[16] …Qu’elle ne chantera pourtant que 54 fois, par rapport à 44 Aida, 52 Forza del destino, 88 Andrea Chénier, 101 Otello, 102 Traviata, 111 Bohème, 162 Tosca

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