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Ibolyka Astrid Maria Varnay
Stockholm, 25 avril 1918 – Munich, 4 septembre 2006



Pierrette Alarie & Léopold Simoneau


Elle avait quelque chose de farouche dans le visage et dans la voix. Un timbre métallique, des traits anguleux, un regard noir – l’Ortrud idéale, qui passe de la véhémence démoniaque de « Entweihte Götter » à l’humilité fielleuse de « Hier zu deinen Füssen » avec un terrifiant naturel.

Elle avait aussi quelque chose de fascinant et d’immense. Comme si Brünnhilde, Isolde et Elektra lui étaient taillés sur mesure. Légendaire, elle l’a été dès ses débuts. Remplacer Lotte Lehmann en Sieglinde, un soir de broadcast au Met, entourée de Traubel, Melchior, Schorr, Kipnis et Thorborg, c’est jouer sa carrière à quitte ou double. La consécration, elle a pourtant dû l’attendre. Car si l’attaque de Pearl Harbor lui vole la vedette ce 7 décembre 1941 en rappelant les New-Yorkais à des préoccupations autrement plus cruciales, c’est peut-être pour que la révélation de ce phénomène vocal et scénique se fasse encore plus idéalement dix ans plus tard, dans l’écrin du Neue Bayreuth.

Nourrisson, elle dormait dit-on dans la loge de Flagstad pendant que celle-ci se produisait sur la scène du Met. A la fin de la guerre, c’est cette même Flagstad qui conseille à Wieland Wagner de choisir Astrid Varnay pour assurer la relève sur la Colline sacrée. Elle y deviendra une habituée pendant 17 étés. Aux côtés de Hotter, Mödl, Windgassen, Vinay, Rysanek, elle y écrit un éblouissant chapitre de l’interprétation wagnérienne mais aussi de la mise en scène d’opéra. Plus que tout autre, Varnay illustre la révolution scénique de Wieland Wagner, à tel point que sa stature et son maintien lui valurent cette célèbre remarque du metteur en scène : « Pourquoi aurais-je besoin d’un arbre sur scène lorsque j’ai Astrid Varnay ? ».

Sa discographie aussi se réduit presque exclusivement à ces étés passés sur la scène du Festspielhaus. Quelques (très) rares gravures en studio (qui ne pouvait de toute façon pas rendre justice à cette voix indomptable et rebelle), des live new-yorkais de la première époque, des traces de sa reconversion en mezzo dramatique… Tout le reste n’est qu’accumulation wagnérienne miraculeusement (méticuleusement ?) préservée par le disque pirate. Faute de l’image, on se contentera d’écouter ses Senta, Ortrud, Sieglinde, Kundry, Isolde et Brünnhilde qui révèlent, d’une année sur l’autre, une sorte d’acharnement à sonder le mystère wagnérien, le sens de l’opéra, dont l’interprétation s’enrichit au fil des représentations au lieu de s’épuiser.

Telle Kundry, elle n’aura de cesse d’arpenter les scènes en quête de nouveaux visages, de nouvelles métamorphoses, en une « seconde » carrière d’un fascinant éclectisme – avec néanmoins une attirance toute particulière pour les rôles ambigus (Claire Zachanassian de la Visite de la vieille dame, Leokadja de Mahagonny, Mother Goose du Rake’s Progress), désespérés (Mamma Lucia, Kabanicha de Katia Kabanova), névrosés (Klytemnestra, Herodias) voire damnés (Kostelnicka, la Nourrice de la Femme sans ombre)…

Les monstres sacrés sont éternels, mais pas immortels. En consciencieuse gardienne du temple, Astrid Varnay s’est assuré que tous ses collègues (Rysanek, Mödl, Hotter, et plus récemment Nilsson) se soient retirés au Walhalla pour pouvoir les y rejoindre. Mais en l’état actuel du chant wagnérien, on se demande quelle valkyrie a bien pu l’y conduire.

Sévag Tachdjian

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