C O N C E R T S
 
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STRASBOURG
11/06/2004

Sylvie Brunet (Sélika) © Alain Kaiser
autres photos de la production
L'AFRICAINE

Grand Opéra en 5 actes de Giacomo Meyerbeer
Livret d'Eugène Scribe

Mise en scène : Jean-Claude Auvray
Décors : Bernard Arnould
Costumes : Daniel Ogier
Éclairages : Laurent Castaingt
Chorégraphie : Cookie Chiapalone

Sylvie Brunet : Selika
Nicoleta Ardelean : Inès, fille de Don Diego
Bojidar Nikolov : Vasco de Gama
Alain Gabriel : Don Alvar, membre du Conseil
Peter Sidhom : Nélusko, esclave
Nicolas Testé : Don Pedro
Antoine Garcin : Don Diego
Simona Totelecan-Ivas : Anna
Guillaume Zabé : un serviteur
Frédéric Caton : le Grand Inquisiteur
Cyril Rovery : le Grand Brahmine
Christophe de Ray-Lassaigne : un matelot
Mario Brazitzov : un autre matelot
Mario Montalbano : un prêtre

Choeurs de l'Opéra National du Rhin
et choeurs auxiliaires
Orchestre philharmonique de Strasbourg

Direction musicale : Edward Gardner

Strasbourg, le 11 juin 2004



UN GARÇON, DEUX FILLES, TROIS POSSIBILITÉS
 

Le 8 juin 2004, entre 7h20 et 13h24, les amateurs d'astronomie ont pu assister à un événement exceptionnel : le passage de la planète Vénus devant le disque solaire, sorte d'éclipse au rabais, visible en France pour la première fois depuis décembre 1882.

Dans un registre plus en rapport avec cette chronique, les amateurs de lyrique ont pu assister à un phénomène tout aussi exceptionnel : des productions quasiment concomitantes de deux ouvrages de Meyerbeer à quelques dizaines de kilomètres l'une de l'autre.
Les Huguenots de Metz ne constituaient pas a priori un événement majeur (a posteriori, c'est une autre histoire) : des représentations à Montpellier, à Londres, à Berlin, ou à Bilbao ont donné tout loisir au spectateur un peu motivé de redécouvrir ce chef-d'oeuvre ; il n'en va évidemment pas de même pour L'Africaine qui n'avait plus été donnée dans le monde depuis 1988 (le DVD qui subsiste de ces représentations à l'Opéra de San Francisco n'est pas exceptionnel, mais il a le mérite d'exister). En Europe, rien depuis 20 ans ; quant à la France, rien ou presque (semble-t-il) depuis la Seconde guerre mondiale, si ce n'est une tentative avortée de concert au Châtelet (avec déjà Sylvie Brunet, mais aussi une certaine Renée Fleming) à l'occasion du bicentenaire de Meyerbeer. Incapable d'établir une partition dépourvue d'erreurs de retranscription (d'autres y sont pourtant parvenus), Radio France devait renoncer à cette résurrection à l'issue des répétitions.
C'est dire si les attentes étaient exacerbées pour cette re-création qui a attiré des spectateurs des quatre coins du monde (une quarantaine de membres du très sérieux Meyerbeer Fan Club avaient même fait le déplacement, majoritairement depuis l'Amérique du Nord).

Le pari n'était pas gagné : l'oeuvre n'est pas la plus accessible de Meyerbeer, ni vraisemblablement la meilleure et ce, pour plusieurs raisons. 

La plus évidente en apparence, ce sont les faiblesses du livret qui souffre des remaniements successifs opérés pendant les 27 années de laborieuse gestation de l'ouvrage, le plus souvent à la demande de Meyerbeer lui-même. 

Comme chacun sait, cette Africaine ne se passe pas en Afrique et met en scène des Portugais et des Malgaches : "Tout dévoile qu'ils viennent de plus loin que l'Afrique" affirme même Vasco à propos de Sélika et Nélusko, et dès le premier acte : on est vite fixé !

Amoureux tour à tour de Sélika ou d'Inès, Vasco de Gama apparaît comme un personnage particulièrement velléitaire si l'on ne comprend pas que ses motivations profondes sont "la gloire et l'immortalité" (comme Meyerbeer lui-même) et non l'amour et la fidélité (ce qui, de fait, ne le rend pas plus sympathique). Après tout, tout cela vaut bien l'intrigue d'une Forza del Destino ou d'un Trovatore.
On pourrait en dire autant de la versification de Scribe, laquelle nous vaut quelques tirades mémorables, telles celles de Nélusko : "La vieille Europe au nouvel océan / Lance un défi porté par l'ouragan" (ce qui prouve qu'on peut être esclave et cultivé).
Autre problème posé par la partition : le décès de Meyerbeer avant la création de l'oeuvre. En effet, le compositeur avait pour habitude d'écrire davantage de musique que nécessaire et de couper, développer ou réorganiser pendant les répétitions afin de juger "sur pièce" de l'impact de son ouvrage : aussi, dans l'attente d'une édition critique, la version traditionnelle ne peut refléter fidèlement les intentions de l'auteur.
Enfin, on sait que Meyerbeer écrivait d'abord pour les chanteurs qu'il imaginait voir créer son ouvrage ; comme en 27 ans beaucoup de voix glorieuses avaient coulé sous les ponts, certains critiques ont soutenu que l'ouvrage s'en ressentait ; l'exemple des Huguenots, chanté avec talent par des gosiers aussi différents que ceux de Richard Leech ou de Rockwell Blake semble nous autoriser à relativiser cette remarque.
Autre difficulté : combien de fois n'a-t-on pas entendu ou lu que les ouvrages de Meyerbeer ne pouvaient être interprétés que par des brochettes de chanteurs exceptionnels tels qu'il n'en existe plus et que, même si de telles voix existaient, les réunir coûterait trop cher ! Combien de fois n'a-t-on pas dit également que les oeuvres de Meyerbeer nécessitaient des productions spectaculaires et luxueuses, insinuant souvent que le succès passé des oeuvres était d'abord dû à celui des décors ?

Résumons-nous : livret bizarrement construit, versification contestable, héros peu sympathique, absence d'édition définitive, réputation d'oeuvre inchantable, nécessité d'une production fastueuse... on voit bien que l'Opéra du Rhin a relevé un sacré défi. Et disons-le tout de suite, la réussite de cette soirée va au-delà de nos espérances.


Vasco, Ines, Selika, Nelusko, Acte IV
© Alain Kaiser

La production semblait pourtant jouer de malchance : Carolyn Sebron, très attendue, devait abandonner sa prise de rôle, victime d'un accident ; comme si on trouvait une Sélika sous les sabots d'un cheval !

C'est à Sylvie Brunet (quelle revanche !) que revenait la tache de reprendre le flambeau. Le résultat est remarquable : investissement de l'actrice, beauté sombre d'une voix sans trace d'usure, aigus francs, graves impressionnants, style, phrasé, souffle, diction... la performance de la chanteuse française est en tout point admirable et d'une grande intégrité.

A ses côtés, Nicoleta Ardelean est une Inès qui compense un chant plus frustre par l'intensité de son engagement, notamment dans le magnifique grand duo final avec Selika. On aimerait parfois davantage de piani, une diction plus claire : on se rattrape avec des aigus insolents.

Vieux routier des seconds rôles sur les scènes internationales, Peter Sidhom campe un Nélusko d'une incroyable intensité. On pourra faire la fine bouche sur le style, un rien vériste, dire que le chanteur "gueule un peu" ou n'a pas des attaques toujours très justes. Reste que ces défauts passent au second plan à la scène, tant l'implication est exceptionnelle, la motivation totale : le baryton égyptien chante comme s'il prenait une revanche, bref : colère, passion, rage, douleur... Sidhom EST Nélusko.

Les rôles secondaires (tout est relatif) sont très correctement tenus : on remarque en particulier le Don Pedro de Nicolas Testé, impeccable de bout en bout, et le Grand Brahmine de Cyril Rovery ; deux voix sonores, bien timbrées, stylées et à la prononciation impeccable. A un niveau à peine inférieur, Alain Gabriel rend pleine justice au rôle de Don Alvar, et Antoine Garcin à celui du Grand Inquisiteur.

Petite déception, par contre, avec le Vasco de Bojidar Nikolov : la voix n'est pas laide, le timbre assez latin, avec des accents à la Domingo, et il fait toutes les notes. Voilà pour le positif. Pour le reste, si les notes sont faites, il faut voir comment : les aigus sont retenus (puis éventuellement enflés si ça passe bien), les suraigus discrets, la diction approximative et l'engagement voisin de zéro. Tout ça va de paire avec une tenue de scène désespérante : la gaucherie du pré-adolescent qui a poussé trop vite, couplée à l'air effaré du lapin égaré sur un échangeur d'autoroutes un soir de Toussaint. 

A sa décharge, il faut reconnaître que la battue plus chorégraphique que techniquement précise du très jeune Edward Gardner a de quoi désarçonner les plus vieux routiers (va-t-on, comme pour les chanteurs, vers l'embauche des chefs d'orchestre sur leur physique de jeune premier ?). Si la première partie se passe à peu près correctement (c'est la première fois que je vois un chef à ce point en retard sur ses solistes), la seconde offre de nombreux décalages, en particulier dans les ensembles, moment où l'écriture meyerbeerienne atteint le summum de complexité.

Il serait injuste de s'arrêter à ces défauts techniques de jeunesse qu'une plus grande fréquentation de la scène finira par gommer. Le travail sur la partition n'a pas dû être une mince affaire (je rappelais plus haut les déboires de Radio France qui, pourtant, disposait de moyens financiers autrement importants) et le résultat est très homogène. 

Les tempi sont parfaits, laissant les chanteurs respirer dans les passages élégiaques ou retrouvant une certaine violence dans les ensembles : on sent de la part de ce chef un véritable attrait pour cette partition (la "Marche indienne" du début du IV se pare même d'une certaine dignité alors qu'on la joue habituellement comme une variation de "La Bayadère"). L'intelligence des échanges effectués avec Mathieu Schneider pour le programme de salle vient confirmer cette impression (1). 

Compte tenu des moyens de l'Opéra du Rhin, les coupures étaient sans doute inévitables (2) ; elles ne défigurent en général pas trop la partition (quelques exceptions notables : par exemple, la suppression de l'intervention finale de Nélusko qui revient théoriquement mourir aux côtés de Sélika).

Il n'y a pas de Meyerbeer réussi sans choeurs de haut niveau et motivés ; bénéficiant de renforts opportuns, le Choeur de l'Opéra du Rhin remplit pleinement son contrat : les ensembles sont sonores et bien en place, contribuant au climat "électrique" de la soirée.

Soulignons enfin la qualité de la phalange alsacienne, techniquement très au point et aux belles sonorités, qui sait éviter les pièges de cette partition élaborée.

Pour cette re-création, Jean-Claude Auvray a pris le parti d'un traitement respectueux avec un décor de toiles peintes (malheureusement souvent insuffisamment éclairées), des costumes chamarrés et plein d'imagination, mais qui, vus de prêts, reflètent le manque de budget de la production). 

L'acte IV est sans doute le plus réussi, les toiles et leurs portants devenant les voiles et les cordages du vaisseau portugais. Autre belle scène, la mort de Sélilka au milieu de fleurs, d'une belle poésie.

Je suis personnellement plus mitigé quant aux diverses interventions de solistes devant le rideau ou en avant-scène : certes, il s'agit de faire du théâtre lui-même un protagoniste de l'ouvrage mais, outre que ce parti pris n'est guère justifié, il accentue la distanciation du spectateur vis-à-vis de l'action.

Au global, le résultat est très honorable et on a peine à croire qu'un metteur en scène aussi illustre puisse n'avoir JAMAIS écouté une oeuvre de Meyerbeer avant cette Africaine (3).

La soirée rencontre un franc succès, bien mérité : l'accueil enthousiaste du public prouve, en dépit des préjugés, que Meyerbeer est bien un compositeur incontournable qui mérite de revenir régulièrement sur les scènes et qu'il n'est pas nécessaire de réunir les plus grands gosiers dans la plus somptueuse des productions pour rendre justice à ses oeuvres.

Le prochain passage de la planète Vénus devant le disque solaire aura lieu le 6 juin 2012. Il faudra ensuite attendre le 11 décembre 2117. Espérons que nous n'attendrons pas aussi longtemps pour retrouver les chefs-d'oeuvre du Grand Opéra à l'affiche et en particulier sur la scène de l'Opéra de Paris, incontestablement le plus mauvais élève parmi les "grandes maisons" quant au travail de redécouverte du répertoire.
 
 
 

Placido CARREROTTI

Voir aussi notre Dossier sur le Grand Opéra
 

Notes

1. Une réserve, néanmoins, à propos de cet entretien dans lequel est évoquée l'influence du traité d'orchestration de Berlioz (1843) sur l'oeuvre de Meyerbeer : cette remarque est totalement anachronique, car c'est bien le traité qui cite Meyerbeer (et non l'inverse) au travers d'exemples tirés de Robert le Diable (1831) ou des Huguenots (1836) et donc composés avant sa rédaction ; la notoriété de Berlioz reste telle que même deux éminents musicologues n'arrivent pas à envisager "dans le bon sens" l'influence de l'un sur l'autre !

2. Il y a deux manières de charcuter Meyerbeer : la première consiste à couper des scènes entières, ce qui peut rendre l'ouvrage paradoxalement indigeste (dans le Grand Opéra Français, il y a une alternance délibérée de scènes fortes et de scènes plus légères qui permettent au spectateur de décompresser : choeurs bachiques, ballets, couplets comiques...) ; la seconde consiste à pratiquer des coupures à l'intérieur des scènes, sacrifiant la reprise de thèmes musicaux (lesquels passent ainsi inaperçus tant la richesse d'invention mélodique est forte chez Meyerbeer), les variations ou strette, sections intermédiaires à l'intérieur des airs, etc. A tout prendre, la première méthode est un moindre mal.

3. C'est pourtant ce qui ressort de la lecture du programme ; et de son aveu même, malgré son travail sur L'Africaine, Auvray ne connaît toujours ni Les Huguenots, ni Le Prophète, ce qui ne laisse pas d'effrayer quant au degré de culture musicale de la profession...

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