C O N C E R T S
 
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METZ
12/06/2004

Rockwell Blake © DR
LES HUGUENOTS

Opéra en 5 actes de Giacomo Meyerbeer
Livret d'Eugene Scribe et Emile Deschamps

Mise en scène : Laurence Dale
Décors : Eric Chevalier
Costumes : Dominique Burté
Eclairages : Patrice Willaume

Raoul : Rockwell Blake
Valentine: Alketa Cela
Marguerite : Sally Silver
Urbain : Hjördis Thebault
Saint-Bris: Jean-Philippe Marlière
Nevers : Ivan Ludlow
Marcel : Philippe Kahn
De Cossé : Christophe Mortagne
Tavannes : Paul Kirby
Méru, Maurevert, un archer : Julien Neyer

Orchestre National de Lorraine
Choeurs de l'Opéra de Metz
Ensemble Mille e tre

Direction : Jeremy Silver

Metz, le 12 juin 2004.



ROCKY : LE RETOUR

Si la résurrection de L'Africaine par l'Opéra du Rhin relevait d'un pari audacieux (lien vers la critique de la représentation de Strasbourg) que dire de ces Huguenots montés avec des moyens encore plus limités par le Théâtre-Opéra de Metz ?

Cette occasion de pouvoir assister de manière quasi simultanée à deux opéras de Meyerbeer n'aura pas échappé aux mélomanes arrivés du monde entier pour découvrir ce doublé, et c'est une salle enthousiaste et pratiquement comble qui a salué le succès encore plus méritoire de ces téméraires Huguenots.

A tout seigneur, tout honneur : la révélation de la soirée aura été, sans conteste, celle du Raoul de Rockwell Blake. Certes, le ténor américain avait déjà été un exceptionnel Robert le Diable à l'occasion de la recréation triomphale de 1986 à l'Opéra de Paris, sans parler de son Adriano du Crociato in Egitto en 1990 à Montpellier, oeuvre qui s'apparente plutôt aux opere serie de Rossini. 

Mais le choix de cet artiste pour une oeuvre marquée par des ténors de formats héroïques tels Franco Corelli, Richard Leech ou Marcello Giordani, avait de quoi surprendre. En 1990, encore et toujours à Montpellier, Gregory Kunde, autre ténor rossinien, n'avait lui-même pas vraiment convaincu : timbre sans harmoniques, volume limité, cet estimable chanteur avait du mal à nous faire oublier ses illustres prédécesseurs. 

Comme on le sait, la beauté du timbre n'est non plus pas le point fort de Rockwell Blake (on pourrait même parler "d'absence de timbre" tant la voix est blanche) ; son talent est ailleurs, qui, en une soirée, va nous faire redécouvrir un rôle par le biais d'une relecture musicologique balayant d'un coup 150 ans d'interprétation.

Pour simplifier, disons que si les ténors "héroïques" déjà mentionnés s'inscrivent dans la tradition d'un Gilbert Duprez (l'"inventeur" de l'ut de poitrine, qui reprit le rôle en 1839), Rockwell Blake nous ramène à l'interprétation du créateur, Adolphe Nourrit, en 1836.
Bien sûr, il est impossible de savoir avec précision quel était le style de ce chanteur ; mais nous savons qu'il maîtrisait admirablement la voix mixte et toute la technique belcantiste : deux domaines où l'art de Blake excelle, cet artiste n'étant pas non plus en reste en ce qui concerne les aigus en voix de poitrine.

Rétablissant les passages ornés habituellement coupés par des interprètes moins experts, Rockwell Blake nous gratifie d'un extraordinaire feu d'artifice vocal : roulades, trilles, vocalises, etc. Avec ça, cet incroyable contrôle du souffle et des registres qui nous vaut le fameux ré bémol du grand duo avec Valentine démarré en mixte puis progressivement enflé en voix de poitrine avant de mourir dans une descente chromatique finissant piano ; c'est tout bonnement admirable. 

Le côté dramatique n'est pas en reste non plus et le chanteur sait trouver des accents émouvants, comme dans ses "Viens fuyons" plein de tendresse impatiente. Seul regret, la coupure de sa scène de "La Tour de Nesle". Encore merci Monsieur Blake.
 

Excellente surprise avec la Marguerite de Sally Silver dont la voix très lyrique se joue avec aplomb d'une tessiture stratosphérique. On pourra déplorer quelques stridences, un timbre un peu métallique, il n'en reste pas moins qu'on a rarement l'occasion d'entendre une voix de ce calibre dans ce type de rôle : pour une fois, nous n'avons pas affaire à un rossignol un peu mécanique à la Dessay (le type de voix qui redevient à la mode dans Lucia : c'était bien la peine que Callas se décarcasse !) mais à une "grande" voix dans la lignée de Joan Sutherland. Avec en prime, une grande générosité dans les variations, ce qui nous vaut un extraordinaire da capo, a capella, au deuxième acte dans le duo avec Raoul.

Relative déception, en revanche, avec la Valentine d'Alketa Cela, souvent dépassée par la tessiture du rôle. Souffrant d'une technique sommaire, la soprano est obligée de chanter de plus en plus fort pour atteindre des notes les plus hautes : celles-ci foisonnant, la voix ne peut tenir longtemps un tel régime (et nos oreilles non plus) et si la chanteuse arrive à faire illusion dans de nombreux passages, c'est l'effondrement dans le duo avec Marcel à l'acte III (peut-être le plus beau morceau de l'oeuvre, même si ce n'est pas le plus célèbre) ; Alteka Cela plafonne constamment au si naturel, là où le rôle réclame de tenir des ut ou des ut dièses, ce qui est gênant, on en conviendra. Heureusement, le célébrissime duo avec Raoul à l'acte IV n'est pas aussi tendu et la chanteuse s'en tire sans trop de dommages. L'acte V nous offre encore quelques beaux moments ; plus à l'aise avec la tessiture, la chanteuse sait alors nous émouvoir dans son sacrifice final. Soulignons enfin un engagement indéniable qui rend cette Valentine finalement convaincante malgré, ses carences vocales.

Déjà distribué à Bilbao en Saint-Bris, Philippe Kahn est encore meilleur en Marcel (à qui on a donné, paradoxalement, la tête de Richelieu) : un personnage d'apparence monolithique qu'il réussit à nous rendre sympathique et émouvant. La voix est franche, à l'aise sur l'ensemble de la tessiture et la diction impeccable ; une ovation méritée, dont il semble sincèrement surpris, l'accueille au rideau final.

Il existe officiellement deux versions du rôle d'Urbain : la première pour soprano colorature et la seconde pour mezzo, avec un rondo supplémentaire composé pour Alboni (le célèbre "Non Non Non Non Non Non" (1), cheval de bataille de Marilyn Horne en récital). Avec Hjördis Thebault, nous découvrons une nouvelle version : celle pour soprano colorature dépourvue d'aigus ; si la jeune fille est charmante et l'actrice espiègle et drôle, il n'en reste pas moins qu'on aura rarement autant entendu de fausses notes chantées avec un tel aplomb ! Heureusement, le rôle d'Urbain est trop court pour que notre plaisir soit vraiment gâché, d'autant que l'artiste a le bon goût d'être régulièrement couverte par ses pairs dans les ensembles. 

Ivan Ludlow campe un Nevers d'une belle prestance, dominant ses partenaires d'une bonne tête ; la voix est heureusement en rapport avec le physique et le chanteur n'a aucun mal à rehausser un rôle qui passe habituellement plus inaperçu alors qu'il fut l'apanage de quelques unes des plus grandes voix au XIXème siècle. 

Plus terne est le Saint-Bris de Jean-Philippe Marlière, un rôle en or pourtant. Là où on attend l'incarnation d'un fanatique sanguinaire, le baryton se contente d'un personnage un rien "pépère" et sa grande scène de la bénédiction des poignards, l'un des sommets de l'ouvrage, tombe carrément à plat (mais il n'en est pas le seul responsable comme nous le verrons).
 

Laurence Dale sait choisir ses petits rôles : chacun à leur manière, Christophe Mortagne, Paul Kirby ou Julien Neyer retiennent l'attention des spectateurs tant par leurs qualités vocales que par leur jeu théâtral.

Déception partielle du côté des choeurs, en sous effectif notable : quelle idée aussi que de faire dialoguer une partie de ceux-ci, présents sur scène, avec une autre partie en coulisses et dont les voix nous arrivent amplifiées, ce qui entraîne de nombreux décalages ! Ainsi de la "Bénédiction des poignards" : Saint-Bris commence seul "Pour cette cause sainte / J'obéirai sans crainte", le même thème est repris avec cette fois Nevers, Saint-Bris, Tavannes, Valentine et quatre nobles ("Comptez sur mon courage / Entre vos mains j'engage"), puis une troisième fois crescendo, chaque rôle tenant une partie légèrement différente. Les choeurs font leur entrée, puis après la bénédiction proprement dite, la scène se termine, toujours sur le même motif musical, mais sur un texte unique cette fois, puisqu'il s'agit de montrer l'unité des conspirateurs. C'est certainement une des scènes les plus remarquables de toute l'histoire de l'opéra. Avec quelques solistes peu audibles, car malheureusement parqués au fond de la scène, et une sonorisation déficiente qui tombe du plafond, on comprend sans peine que le jeu sur les dynamiques chorales ne fonctionne absolument plus, alors qu'il est typique du génie de Meyerbeer.

A la tête d'un Orchestre National de Lorraine superbe, Jeremy Silver maintient admirablement la tension dramatique tout au long de l'ouvrage (près de 3h40 de musique malgré quelques coupures (2)) grâce à une direction incisive et énergique. Il n'oublie pas non plus de faire ressortir toutes les richesses de l'orchestration. Enfin, respectueux des voix, il sait accompagner avec amour les solistes dans leurs abandons hédonistes post-belcantistes. Bref, de la très belle ouvrage.
A l'inverse de Jean-Claude Auvray pour L'Africaine, Laurence Dale choisit de dépoussiérer l'oeuvre au gré d'une mise en scène plus provocatrice et qui se veut actuelle. Comme toujours avec ce type de démarche, on est d'abord frappé par ce qui ne fonctionne pas.

Au premier acte, les nobles catholiques sont dépeints comme des dépravés, pervers sexuels (on a droit à l'esclave noir enchaîné et forcé de copuler avec une courtisane), lourdeur scénique en décalage avec la légèreté de la musique (Metz est un haut lieu huguenot, mais quand même !) et historique.

Au deuxième acte, Marguerite manque singulièrement de classe, dans une incarnation plus proche de Despina ; que dire aussi des attitudes compassées et souvent ridicules de Raoul ?! Mais le summum est atteint avec le ballet de l'acte V, dans lequel l'assemblée des nobles huguenots apparaît comme un vaste rassemblement de débiles ; cerise sur le gâteau : un G.I. vient opportunément mitrailler tout ce beau monde.

Ces excès mis à part (de la rigolade comparé à la "trahison" de John Coopley pour les représentations de Covent Garden), le spectacle fonctionne bien et il n'était pas anodin de rappeler que les persécutions ethniques ou religieuses ne relèvent pas seulement d'une histoire lointaine, mais hélas d'une actualité désespérément récurrente.

Pour cette ultime soirée qui marque les adieux forcés de l'éphémère directeur de l'Opéra de Metz, l'auditoire enflammé a réserve une longue ovation aux différents protagonistes (3), prouvant une fois de plus que les opéras de Meyerbeer peuvent être montés efficacement avec des moyens réduits et trouver leur public.
Après L'Africaine de Strasbourg et la reprise de Dinorah à Compiègne, ces Huguenots annonceraient-ils enfin le retour de Meyerbeer sur la scène parisienne ? Il n'est pas interdit de rêver...
 
 
 

Placido CARREROTTI

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Notes

1. L'air est plus connu sous son titre abrégé "Non, vous n'avez jamais, je gage"

2. Ne figurent pas dans la présente édition les scènes suivantes :
- Le rondo d'Alboni (mais il s'agit d'un ajout)
- Tout le début de l'acte III durant lequel s'affrontent choeurs protestants et catholiques (une dizaine de minutes)
- L'air de Valentine "Parmi les pleurs" au début du IV (encore un ajout)
- L'intervention de Raoul (air et cabalette) au début du V (scène de la Tour de Nesle), le ballet est en revanche maintenu
- L'ultime dialogue Saint-Bris / Valentine ("Ah ! Que vois-je ? Ma fille / Oui, c'est moi : moi qui vais prier pour vous"), coupure inutile et malencontreuse.

3. Certes, le départ de Laurence Dale n'est pas pour rien dans le triomphe au rideau final, mais il n'en est pas l'unique raison : j'ai eu la chance d'assister à une demi-douzaine de représentations dans quatre pays différents et ce fut, à chaque fois, un immense succès ; Meyerbeer y est peut-être un peu pour quelque chose...

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