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STRASBOURG - BADEN BADEN

21/09/02 - 27/09/02


(Three Tales à Baden-Baden - photo Beryl Korot)
Deux aspects de líopéra contemporain américain
à Strasbourg et Baden-Baden

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Akhnaten

opéra en trois actes

musique de Philip Glass
livret de Philipp Glass 
en collaboration avec
Shalom Goldman, Robert Israel, Richard Riddell et Jerome Robbins

Direction musicale: Dante Anzolini
Mise en scène et chorégraphie: Daniel Petzig, d'après la mise en scène de Mary Zimmerman
Décors: Scott Bradley
Costumes: Mara Blumenfeld
Eclairages: John Culbert

Akhnaten: David Walker
Néfertiti: Nora Sourouzian
La Reine Tye: Witalije Blinstrubyte
Horemheb: David Okerlund
Aye: Tomas Tomasson
La Grand Prêtre: Kenneth Garrison
Le narrateur (rôle parlé): Bernard Freyd

Choeurs de l'Opéra National du Rhin
dir. Michel Capperon

Orchestre Philharmonique de Strasbourg

Production de l'Opéra de Boston
présentée dans le cadre du Festival Musica
 

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Opéra de Strasbourg, 
21 (1ère), 23 septembre

Dernières représentations : 
3 et 6 octobre à Strasbourg

Three Tales

opéra vidéo
de Steve Reich et Beryl Korot

musique: Steve Reich
vidéo: Beryl Korot

Ensemble Modern
Synergy Vocals

direction musicale: Bradley Lubman
décors et mise en scène: Nick Mangano
Projection vidéo: Jack Young
Lumières: Matthew Frey
Costumes: Anita Yavich
Directeur technique: Steven Ehrenberg
Ingénieur du son: Norbert Ommer
Coordination technique: Stefan Buchberger
Logiciel son: Ben Rubin

Coproduction: Wiener Festwochen,
Holland Festival d'Amsterdam,
Settembre Musica de Turin,
Festival BITE : 02 / Barbican Centre de Londres,
Festival Musica de Strasbourg,
Festival d'Automne à Paris / Cité de la Musique,
Centro Cultural de Belém de Lisbonne,
Hebbel-Theater de Berlin,
Next Wave Festival / Brooklyn Academy of Music, New York,
Festival de Spoleto (Etats-Unis).

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Baden-Baden, Festpielhaus,
27 septembre



Avec Akhnaten de Philip Glass (créé en 1984) et Three Tales de Steve Reich (créé le 12 mai 2002), le Festival Musica (qui fête cette année ses 20 ans) et l'Opéra National du Rhin (qui fête lui ses 30 ans) nous permettent d'observer comment deux compositeurs contemporains américains se positionnent face au genre de l'opéra. Le moins que l'on puisse dire est que leurs conceptions sont radicalement différentes.

Phil Glass développe une esthétique relativement traditionnelle du point de vue de la forme (opéra découpé en actes et scènes, orchestre dans la fosse, chanteurs et choeurs sur scène, etc.), un peu moins du point de vue du fond (succession de tableaux indépendants sans souci de narration). Steve Reich, lui, propose un "opéra vidéo" qui s'affranchit des carcans du genre, au point que l'on peut se demander si le terme "opéra" convient encore (même accolé à "vidéo")...

En effet, dans Three Tales, les musiciens (une dizaine) sont sur scène, entourés par quelques chanteurs qui officient tel un choeur tout au long de l'oeuvre, se mouvant sur une estrade, avec un jeu de scène des plus minimalistes (à la Bob Wilson). Ce n'est pas là que réside l'intérêt visuel, mais dans la projection d'images et de textes sur un écran qui domine le tout, de telle sorte que l'impression d'ensemble est plutôt celle d'un film qu'accompagnent en direct des musiciens sous l'écran (d'autant plus que tous les musiciens, même les chanteurs, sont sonorisés), nous sommes alors assez loin de l'opéra... Cette impression est aussi due à une parfaite fusion entre les images et la musique, une osmose impressionnante à l'instar de celle qu'on trouve dans certains films américains (Psycho d'Hitchcock ou Citizen Kane d'Orson Welles avec les musiques de Bernard Herrmann).

Steve Reich avait déjà réussi dans certaines oeuvres instrumentales (Differents Trains (1988), mais surtout City Life (1994), chef d'oeuvre du compositeur et de la musique du XXe siècle) à imbriquer des éléments sonores (paroles, bruits...) dans le discours musical d'une manière magistrale et passionnante. Dans Three Tales (tout comme dans The Cave (1990-93) ), il ajoute l'élément vidéo dans le discours. Non pas un film dans le sens traditionnel du terme, mais ici, un mélange d'images d'archive, d'interview, de dessins, de photographies, de textes, qui apparaissent dans des "fenêtres" de diverses tailles, se superposant parfois, se succédant, se superposant ou se répétant de manière quasi obsessionnelle. Nous avons donc là un véritable discours pictural qui vient en contrepoint ou en symbiose avec le discours musical. La maîtrise technique est époustouflante tant est parfaite la synchronisation entre musique, images et textes. L'ensemble est vraiment fascinant, et parfois hypnotique.

L'argument à présent. trois contes, trois événements du XXe siècle: l'écrasement et l'embrasement du zeppelin Hindenburg (toutes croix gammées dehors) en 1937 sur New Jersey, les essais atomiques sur l'atoll de Bikini juste après la seconde guerre mondiale, et la première expérience de clonage, avec la brebis Dolly en 1952. Nulle volonté de "résumer" le XXe siècle bien sûr ; par contre, Steve Reich veut montrer à quel point la technologie peut atteindre des dimensions impressionnantes, il entend surtout démontrer que l'homme ne maîtrise pas toujours les "dérapages" de cette technologie, laquelle en vient parfois à égaler l'Homme (ce que montrent des séquences vidéos où l'on voit une jeune femme converser avec un robot), voire à le dépasser. Morale connue, déjà évoquée de manière prémonitoire par Goethe dans son Apprenti Sorcier, mais qu'illustra aussi magistralement Stanley Kubrick dans son film 2001, l'Odyssée de l'espace. Morale qui prend un relief plus marquant encore face aux citations de la Genèse qui parcourent toute l'oeuvre (et dont les apparitions sur l'écran, accompagnées d'accords martelés, sont saisissantes): Dieu créa la Terre, puis l'Homme, qu'il laissa maître de ses actes, pour le meilleur et pour le pire. Pour le pire semble nous dire un Reich pessimiste, mais aussi fasciné par cette technologie dont il use d'ailleurs tout autant que les apprentis sorciers du XX° siècle. Le point de vue de Reich n'a donc pas changé depuis City Life. Sa musique reste également dans la même lignée. On retrouve les mêmes caractéristiques dans le discours (sur des bases répétitives et tonales, élaboration d'un discours complexe et dense, là encore aux antipodes d'un Phil Glass). 

Même si ces Three Tales ne manquent pas de séduction, ni de force (mais laissent donc perplexe quant à leur dénomination "opéra vidéo"), on pourra préférer la concision et l'intensité de City Life, qui véhicule, à peu de choses près, mais de manière moins martelée, le même message.

Il faut, pour finir, louer la perfection de l'exécution musicale de l'Ensemble Modern (l'équivalent allemand de notre Ensemble InterContemporain) et des Synergy Vocals dirigés par Bradley Lubman. 

La mise en scène, on l'a dit, est minimale, et attire peu l'attention. Mais fallait-il qu'elle l'attire davantage ? L'oeil n'aurait plus su où regarder. On en vient donc à se demander si la mise en scène des chanteurs est utile...

Avec Akhnaten, qui est le troisième ouvrage d'une trilogie dédiée à de grands hommes qui ont "révolutionné la pensée et les événements de leur temps" (Philip Glass) (les deux autres étant Gandhi et Einstein), nous ne sommes finalement pas très loin du message de Steve Reich.


(Akhnaten à Strasbourg, mise en scène : Daniel Petzig
photo : Alain Kaiser)

On l'a dit, la forme est ici relativement traditionnelle, et peu de choses bousculent les habitudes du public. Ce qui pourra par contre rebuter, c'est le langage lui même. On sait que Phil Glass est l'un des représentants de ce qu'on l'a appelé les "minimalistes", ou, de manière plus restrictive, les "répétitifs" (avec, notamment, Steve Reich et John Adams). De fait, nous sommes plongés dans un monde de consonances parfaitement tonales, et de courts motifs inlassablement répétés, mais aussi, transformés progressivement de diverses manières. Certes, c'est un univers dans lequel certains sont happés et qui en laisse d'autres sceptiques, voire les énerve. Disons d'emblée que je fais partie de la première catégorie. Quant à la seconde, elle sera parfois tellement rebutée, qu'elle tiendra des propos très durs. Ainsi, dans les couloirs de l'Opéra, pouvait-on entendre des personnes exprimer leur ennui, voire leur colère, et aller jusqu'à qualifier l'oeuvre de "navet". Bien sûr, ceux qui ne jurent que par une certaine musique "intellectuelle" (soyons aussi caricaturaux qu'eux) trouveront la musique de Glass (ou d'autres, comme Pärt, par exemple) odieusement simpliste et donc inutile. Mais quel est le but d'une oeuvre musicale ? D'être novatrice ? De flatter l'oreille ? Etre tonal à la fin du XXe siècle et au début du XXIe signifie-t-il pour autant être rétrograde ? On pourra certes se demander si un tel langage convient à une grande forme comme l'opéra. Le procédé musical "s'épuise" peut-être plus vite que dans un concerto ou une oeuvre de musique de chambre...

Laissons-là ces questions polémiques, et concentrons-nous sur l'oeuvre et son interprétation à l'Opéra du Rhin.
Évoquons tout d'abord la mise en scène de Daniel Pelzig (la production vient de l'Opéra de Boston) qui constitue un véritable "contrepoids" à la musique. On connaît l'association de Phil Glass et Bob Wilson (notamment pour Einstein on the Beach), deux artistes à la recherche d'un certain ascétisme, et dont le travail offrait également une similitude de moyens. Ici, c'est une esthétique radicalement différente qui nous est proposée. Daniel Pelzig a cherché à insuffler le plus de vie possible à sa mise en scène : nous avons un véritable livre d'images animées qui se déroule devant nous, ce qui se justifie par le fait que l'opéra n'offre pas une narration logique et continue, mais des tableaux isolés, sans lien direct entre eux (Phil Glass renvoie en cela à l'histoire d'Akhenaton qu'on ne connaît que par bribes, au fur et à mesure des découvertes archéologiques). L'action, du moins le déroulement des événements à l'intérieur de chaque tableau, est donc très bien traduite. Cette compréhension est aussi facilitée par le rôle très actif du narrateur, qui s'exprime en langue française, qui joue véritablement (très bon Bernard Freyd) et ne se contente pas de "réciter" (comme c'est le cas dans l'enregistrement de l'opéra chez CBS). 

L'esthétique des décors et costumes ne recherche pas la reproduction systématique d'une Égypte antique (on nous épargne ainsi les pyramides, sphinx et temple d'Aïda), mais sait recréer un univers exotique sans outrance. Ainsi, une des toiles de fond de scène évoque une étonnante peinture (représentant des canards dans un marais), retrouvée dans le Temple d'Akhenaton, et les costumes restent sobres. En outre, de très beaux éclairages mettent en valeur ces divers éléments. La chorégraphie est également réussie, sauf quelques postures qui frisent le cliché.

On trouvera d'intéressantes trouvailles scéniques, telle cette maquette du temple d'Akhnaten, qui se recouvre progressivement de sable pendant la révolte du peuple, ou ce duo d'Akhnaten et Néfertiti dans un bassin. Plus étonnant, ces servantes qui posent des coussins rouges sur le chemin d'Akhnaten, comme s'il était contraint par les traditions et le protocole à marcher là où on veut qu'il marche. Ce procédé se répète à chacune de ses apparitions, de manière systématique (et donc, répétitive...!) : ainsi, la scène où Akhnaten décidera de marcher en dehors des coussins n'en sera que plus forte, et tout à fait symbolique puisqu'il fut un pharaon réformateur (à tel point qu'il fut renversé). Enfin, évoquons l'épilogue, qui se déroule de nos jours, sur les ruines des temples bâtis par Akhnaten. La vision du metteur en scène est féroce, et assez inattendue de la part d'un Américain, puisque nous voyons un groupe de touristes avec shorts, casquettes, caméscopes, éventails à l'effigie d'Akhnaten, etc., envahir le plateau. L'épisode de l'enfant dessinant un tag sur un rocher n'était pas indispensable, la critique du monde contemporain étant assez claire.

Si la musique de Glass, tonale, répétitive, paraît "simple", elle n'en demeure pas moins très difficile à jouer, du fait même de sa simplicité. Le moindre écart de justesse, la moindre fausse note est ainsi immédiatement audible, déchire le discours et brise l'harmonie qui s'en dégage. Ce n'est pas par hasard si l'on trouve en disque, par exemple, une (superbe) version du Concerto pour violon de Glass par Gidon Kremer et la Philharmonie de Vienne: une telle musique réclame plus que toute autre l'excellence.

Il faut bien avouer que ce n'était pas toujours le cas à Strasbourg... A commencer par l'Orchestre Philharmonique, qui ne s'est pas montré sous son meilleur jour. Certes, pour Akhnaten, Phil Glass a choisi un orchestre sans violons, laissant ainsi les altos "à nu" pour les parties aiguës des cordes, il n'en reste pas moins que les différents pupitres (et pas seulement les cordes) n'ont pas toujours brillé, ni par leur homogénéité, ni par leur soli, livrant une prestation inégale. Il en va de même pour la direction de Dante Anzolini (un fidèle de Glass), qui manque parfois de souffle (tout le prélude), mais se révèle superbe dans les passages élégiaques, notamment le duo entre Akhnaten et Néfertiti, d'une beauté et d'une sensualité merveilleuses.

Pour incarner Akhnaten, il faut un chanteur à la voix puissante (Akhnaten est contre-ténor, ce qui est une trouvaille géniale pour traduire la dimension quasi surnaturelle d'un pharaon, et notamment celle d'Akhnaten qui se disait fils du Dieu Unique) et qui rayonne sur scène. Avec David Walker, nous frisons la perfection. Une voix belle et puissante (mais dont on ne peut juger totalement les capacités avec cette seule oeuvre) et surtout une véritable "aura" scénique qui rend le personnage captivant et attachant. Néfertiti, chantée par Nora Sourouzian, convainc tout autant. Les voix de ces deux chanteurs se marient particulièrement bien, et leur duo au IIe acte fut un des grands moments de la soirée. Le reste de la distribution offre moins d'attrait, entre une Witalije Blinstrubyte (la Reine Tye) au vibrato marqué et aux aigus difficiles (certes très sollicités), et des hommes au chant tout en force (surtout le ténor Kenneth Garrisson : il aurait fallu un ténor bien plus léger pour le rôle du grand Prêtre). Le choeur assure vaillamment sa partie difficile, mais les 6 femmes qui incarnent les filles d'Akhnaten et Nefertiti présentent des vibratos bien trop prononcés, ce qui nuit à l'harmonie de leur chant.

A l'issue du compte-rendu de ces deux spectacles, peut-on dresser un bilan, un diagnostic du genre opératique aux Etats Unis aujourd'hui ? 
N'oublions pas dans notre réflexion les ouvrages de John Adams, ou ceux d'André Prévin dont Un Tramway nommé désir, pour prendre les plus spécifiques. 
On pourrait situer les ouvrages de John Adams entre ceux de Glass et ceux de Reich. Les premiers opéras de John Adams, tel le superbe Nixon in China, s'apparenteraient plutôt à ceux de Phil Glass, alors que le dernier, El nino (donné au Châtelet en décembre 2000) se rapprocherait presque de l'opéra vidéo de Steve Reich. Quant au Tramway nommé désir de Prévin, il se place plutôt dans une tradition dont les sources seraient les opéras de Floyd, Copland, Bernstein...
En notant donc l'implication des compositeurs américains actuels dans l'art lyrique, qu'ils soient proches d'une certaine tradition, ou qu'ils cherchent à renouveler le genre, nous pouvons affirmer que l'opéra n'est pas mort !
  


Pierre-Emmanuel Lephay


Notons que l'Opéra National du Rhin a entamé l'an dernier un cycle "Opéra Américain" qui a déjà vu la création européenne d'Un Tramway nommé Désir d'André Prévin la saison passée, et propose, cette saison, outre la création européenne d'Akhnaten, Vanessa de Samuel Barber en mai. En outre, le Ballet du Rhin présente fin octobre et en novembre des chorégraphies de Lucinda Childs sur des oeuvres de Steve Reich et John Adams.
Renseignements: 03 88 75 48 00 et www.opera-national-du-rhin.com

Les Three Tales de Steve Reich seront donnés à Paris les 29 et 30 octobre à la Cité de la Musique dans le cadre du Festival d'Automne.
Renseignements au 01 44 84 45 45 et www.cite-musique.fr
 

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