C O N C E R T S 
 
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NANCY

18/10/02

Le Château de Barbe Bleue
Opéra de bela BARTOK

(en première partie : sz 110, la Sonate... )
 

Direction musicale : Klaus Weise
Mise en scène, chorégraphie : KaroleArmitage
Dramaturgie : Stefano Paba
Scénographie : Andrea Branzi
Costumes : Peter Speliopoulos
Lumières : Roberto Venturi
Le Conteur : Frigyes Funtek
Judith : Natascha Petrinsky
Barbe Bleue : Czaba Airizer
Pianos : Laurent Durupt, Hugues Leclère
Percussions : Eric Charlier, Laurence Chave
Ballet de Lorraine (Centre Chorégraphique National)
Orchestre Symphonique et Lyrique de Nancy

nouvelle production

Nancy, 18 Octobre 2002 (1ère)



Bartok a composé trois ouvrages pour la scène : un opéra, Le Château de Barbe Bleue, et deux ballets, Le Prince de Bois et Le Mandarin Merveilleux (ce dernier étant très exactement une "Pantomime").

Lorsqu'un Opéra monte Le Château de Barbe Bleue, il est d'usage qu'il l'associe avec un des ballets. L'Opéra de Nancy, lui, a choisi de proposer une chorégraphie sur une autre oeuvre de Bartok, la très belle Sonate pour deux pianos et percussions, sz 110, à l'effectif original, et qui fait parfois penser à la Musique pour Cordes, percussions et célesta. Cette association intrigue et intéresse d'autant plus que la réalisation scénique des deux oeuvres est confiée au même artiste, la chorégraphe Karole Armitage (qui réalise d'ailleurs ici sa première mise en scène d'un opéra). On imagine donc, avant le spectacle, un lien entre les deux oeuvres, par exemple, que la Sonate soit pensée comme un Prologue à l'opéra, faisant évoluer les personnages de l'histoire, ou bien évoquant le sinistre château de Barbe Bleue..., bref, nous "préparant" à l'opéra lui même. Las. Si Karole Armitage dit trouver dans les deux pièces "la même tension entre le lyrisme et l'agression, les mêmes métaphores", il faut bien avouer que le résultat laisse sceptique.

Tout d'abord, les deux ouvrages sont séparés par un entracte, ce qui est fort dommage, l'unité du spectacle en souffre beaucoup. Et pourtant, il aurait été possible d'enchaîner l'opéra au ballet grâce à la trouvaille astucieuse conçue pour l'occasion : les deux pianos et les percussions sont en effet disposés dans une grande cage suspendue au dessus de la scène, laissant ainsi libre tout l'espace pour les danseurs mais aussi la fosse d'orchestre. Si l'orchestre avait été installé dès le début du spectacle, et avait patienté pendant les 25 minutes de la Sonate, il aurait pu commencer à jouer dès la Sonate achevée (on peut imaginer que le Prologue parlé la précédât, il me semble que l'effet aurait été très beau, magique...

Nous avons donc la Sonate en première partie, chorégraphiée pour 34 danseurs du Centre Chorégraphique National-Ballet de Lorraine.
Les murs sont gris, les costumes sont tous identiques, une combinaison moulante, brillante et argentée, qui donne aux corps un aspect lisse, inquiétant, avec un je ne sais quoi de sauvage. On trouvera dans cette chorégraphie qui désarticule les corps de manière saisissante, comme s'ils étaient du caoutchouc, des rapports étranges entre les danseurs, un mélange d'attirance et de répulsion. Sans doute est-ce là qu'il faut voir le rapport entre les deux oeuvres. Barbe Bleue aime sincèrement ses femmes, mais il les place face à des questionnements qui entraînent leur perte.

De même, les danseurs se croisent, se rencontrent, se repoussent... Quelques très beaux moments, tel le pas de deux de la fin du premier mouvement, ou encore les danseurs se jetant contre un mur, comme s'il s'agissait de celui d'une prison dont ils voudraient s'échapper. Malgré tout, on trouvera quelques redites, un certain systématisme, et l'impression d'ensemble ne convainc pas totalement.

Le Ballet de Lorraine se montre superbe et très engagé, l'exécution musicale est elle aussi fort belle, mais il faut avouer que le dispositif scénique, s'il est ingénieux (les musiciens dans une cage suspendue), n'est pas des plus satisfaisants quant à l'acoustique,  le son semble se perdre dans les cintres, d'autant plus que, chose incompréhensible, les couvercles des deux pianos sont fermés.

Pour l'opéra, nous retrouvons les murs gris, mais aussi, au centre de la scène, trois uniques éléments de décors : des murs épais, avec dans chacun, une niche. L'une a la forme d'un sarcophage, les deux autres enserrent le bout d'un tronc d'arbre (?...). Sur le côté d'un des murs, une "fenêtre", du moins une ouverture. Ces murs sont mobiles, se regroupent au centre, ou s'écartent pour laisser place à des danseurs lors de certaines scènes. Comme pour le ballet, les côtés de la scène sont privés de rideaux latéraux, et sont donc ouverts vers les coulisses, créant ainsi une sensation d'espace qui me semble en contradiction flagrante avec le sujet et le lieu même de l'action d'où doit émaner un sentiment d'étouffement, voire de claustrophobie, complètement absent ici. Mais nous n'en sommes pas au premier contresens... 

Autre quasi-absence, celle du sang. Le motif  du sang (une seconde mineure) est un élément capital de la partition. D'abord timide, il prend de plus en plus d'importance et finit par envahir le discours musical lors du monologue final de Judith. 
Mais scéniquement, il est à peine évoqué... (si ce n'est dans la robe rouge de Judith, mais est-ce elle qui doit porter cette couleur ?

Autre sujet d'irritation, la 5e  porte, celle de l'immense paysage sans borne. Musicalement, ce passage se trouve à la section du nombre d'or (cher à Bartok), il correspond au maximum d'intensité de l'oeuvre (fff), évolue dans une tonalité (Do Majeur) éclatante et franche, enfin, scéniquement, il réclame le maximum de lumière ("la lumière ruisselle, éclatante" indique le librettiste Béla Balasz). Or là, nous voyons une scène sombre, sans espace, le royaume de Barbe Bleue étant simplement évoqué par des danseurs faisant tourner des structures métalliques de globe... L'opposition entre l'immense domaine et la réaction, soudain passive, de Judith ("sans expression" réclame Bartok) est totalement absente. Au moins, si la réalisation scénique va à l'encontre de la musique et du livret, le symbole est clair, ce qui est loin d'être le cas pour les autres portes : le jardin merveilleux (4e  porte) est illustré par des danseurs, coiffés de hauts chapeaux pointus et voilés, prenant des postures plus ou moins en adéquation avec la musique et finissant par se battre entre eux (?), les richesses (3e  porte) sont illustrées par d'autres danseurs, dont je n'ai pas réussi à saisir ce qu'ils supportaient sur leurs épaules... En tout cas, rien de brillant, contrairement à la musique...

Karole Armitage explique qu'elle n'a voulu pour sa mise en scène "rien de matériel" (pas de château, pas de salle, pas de porte, pas de clé), "Les sept portes sont des tableaux vivants incarnés par des danseurs. Les corps expriment l'érotisme et la psychologie pour donner une troisième dimension à ce qui est déjà contenu dans les paroles et la musique. Ces portes sont des aspects de l'âme de Barbe Bleue. Les danseurs rendent la vulnérabilité plus évidente. Ca humanise Barbe Bleue, et ça rend touchant son impossibilité d'aimer". Cette volonté de non-réalisme est tout à fait justifiée (qui oserait monter aujourd'hui Barbe Bleue de manière totalement réaliste ?!), mais était-il besoin d'ajouter du symbolisme au symbolisme ?

Effectivement, les portes du château de Barbe Bleue symbolisent sa personnalité, son âme, et Judith, mue par la curiosité, voire un manque de confiance envers son mari, court à sa perte, mais, pour ma part,  je vois davantage dans cette histoire l'impossibilité d'aimer de Judith que celle de Barbe Bleue.

Passons sur cette mise en scène complexe et dont la clé m'échappe, pour évoquer la direction d'acteurs, très précise, parfois belle et juste, ce qui n'étonne pas de la part d'un chorégraphe. Je retiens surtout le beau moment de la 6e porte (le lac de larmes), où Judith pose sa tête sur la poitrine de Barbe- Bleue, et semble vouloir écouter son coeur,  le réconforter. Par ailleurs, on l'a dit, quelques danseurs apparaissent au gré des tableaux, mais ils paraissent finalement plus encombrants que nécessaires.

Nous avons dit la qualité de l'exécution de la Sonate, et, sauf pour l'orchestre, toujours en progrès, (même les vents qui laissaient parfois encore à désirer la saison passée), nous serons beaucoup moins enthousiastes pour Le Château de Barbe Bleue. A commencer par la direction de Klaus Weise, qui force le trait en permanence (deux exemples: les ff, et parfois même les f, deviennent des ffff ahurissants et vulgaires ; les magnifiques lignes des clarinettes qui accompagnent l'entrée des trois précédentes épouses de Barbe Bleue, voient leurs inflexions tellement marquées, que cela en devient grotesque) et se permet même des "aménagements": les deux violons solos de la 3e porte deviennent... un seul violon solo (qui, en plus, vibre à outrance, comme s'il s'agissait du solo de La Traviata !).

Il est inouï de dénaturer à ce point une partition (on se demande surtout pourquoi) : le son d'un violon solo n'a rien à voir avec celui de deux violons solos à l'unisson. Toute la magie qui émane de cette alchimie sonore est gommée. Scandaleux. Je constate que M. Weise n'a guère changé depuis une bruyante Tétralogie à Bordeaux dans les années 80, et une Elektra dans la même ville, où il se permit de couper plusieurs pages de la partition.

Pourtant, il peut parfois faire preuve d'inspiration (tel le tout premier dialogue entre Barbe Bleue et Judith, totalement murmuré) et d'un sens dramatique certain mais qui, hélas, dégénère le plus souvent. Il semble que Klaus Weise cherche, plutôt que de servir l'ouvre, à se mettre en valeur, lui, et ce, sans reculer devant des tripotages inadmissibles. Avant de parler des deux chanteurs, il faut noter le conteur de Frigyes Funtek, qui déclame le Prologue de manière extravertie, et c'est heureux car on entend trop souvent ce monologue récité.

Czaba Airizer campe un Barbe Bleue touchant, humain, douloureux, mais la voix est usée, et l'amplitude du vibrato  telle qu'on doute parfois des notes qu'il chante...

Natascha Petrinsky est une Judith vive, sensuelle et féminine. Là encore, l'incarnation est très réussie. Le timbre est beau, chaleureux, Natascha Petrinsky est ici plus à l'aise que dans sa Vénus du Tannhaüser, la saison passée, mais on remarque la même difficulté dans l'aigu : nous n'avons ainsi pas droit au contre-ut qui ouvre la cinquième porte, mais à un cri (d'autant plus incongru qu'il ne se passe rien sur scène !).

Pour cette ouverture de saison, l'Opéra de Nancy nous a proposé un couplage original, qui offrait des possibilités de mise en perspective intéressantes entre les deux oeuvres, or, malgré des atouts certains, il me semble que l'on est passé à côté d'un spectacle marquant.
  


Pierre-Emmanuel Lephay
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