C O N C E R T S
 
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BRUXELLES
25/11/2004

© DR
Récital Cecilia BARTOLI
 

Cecilia Bartoli, mezzo

Freiburger Barockorchester
Petra Müllejans, Konzertmeister

Joseph Haydn
Ouverture de L'anima del filosofo, ossia Orfeo ed Euridice
Scena di Berenice

Antonio Salieri
Ouverture de Cublai gran kann de'Tartari
"Vi sono sposa e amante" extrait de La fiera di Venezia

Giuseppe Sarti
"Lungi dal caro bene" extrait de Giulio Sabino

Joseph Haydn
"Al tuo seno fortunato"
extrait de L'anima del filosofo, ossia Orfeo ed Euridice

Antonio Salieri
XXVI Variazoni sull'aria "La Folia di Spagna"
"Eh non degg'io seguirla !" extrait d'Armida

Gioacchino Rossini
Ouverture d'Il Signor Bruschino, ossia Il figlio per azzardo
"Giusto ciel" extrait de L'assedio di Corinto
"Ah non potrian resistere" extrait des Nozze di Teti e Peleo

Bruxelles - Palais des Beaux-Arts
25 novembre 2004.


Il est des artistes que nous irions écouter les yeux fermés. Ignorant le programme, les partenaires, ou balayant même nos réserves à l'égard de certains compositeurs (Salieri, en l'occurrence). Cecilia Bartoli en fait assurément partie. Sa personnalité irradie, captive l'auditoire et son art unique transforme, sinon transcende - sa maniera di cantare ne fait pas l'unanimité - tout ce qu'elle chante. Habitée par un formidable instinct dramatique, à la fois extravertie et incroyablement concentrée ("Eh non degg'io seguirla !"), musicienne absolue bien plus que diva, Bartoli semble aborder chaque oeuvre comme un monde en soi, avec une foi désarmante et souvent contagieuse. 

D'emblée, là où d'autres s'échaufferaient, elle livre une lecture extraordinairement riche, fouillée et vivante de la Scena di Berenice de Haydn qui perd sa familiarité et se révèle sous un jour nouveau. Après cette leçon d'intelligence, on retrouve la virtuose, dont l'abattage est toujours aussi spectaculaire, servi par un souffle qui semble infini ("Vi sono sposa e amante") et rehaussé, un plus tard, d'une touche d'autodérision qui achève de mettre le public dans sa poche ("Ah non potrian resistere"). La performance éblouit toujours, mais plus encore que la vélocité et la précision des traits, c'est le matériau sonore qui procure un plaisir intense et très intime, véritable or liquide, d'une fascinante plasticité, que la chanteuse modèle amoureusement, voluptueusement. La volupté, la pure volupté, indescriptible, en deçà de toute émotion, de toute idée, étrangère à tout jugement de valeur, éminemment personnelle aussi, réelle pour les uns, inconnue et par conséquent incompréhensible pour les autres, c'est affaire de complexion, de sensibilité. Qui pourra jamais expliquer l'effet produit par une voix ? Rien n'est moins universel que son pouvoir érotique ; c'est là une jouissance secrète dont certains des plus farouches admirateurs de Cecilia Bartoli ont fait l'expérience et qui les a rendus totalement accrocs...

Le rare extrait du Giulio Sabino de Sarti, où seuls les arpèges de la harpe évitent le nu frontal, surexpose le chant du mezzo qui expire ("Loin de mon bien-aimé, je ne peux vivre, Je suis dans une mer de douleurs, je sens que le courage vient à me manquer"), faible palpitation du coeur d'un oiseau blessé.

A l'instar de Christophe Rizoud (pour les plus mordus et autres fétichistes, signalons que leur idole portait, comme à Paris, une robe émeraude à la traîne royale), je dois reconnaître que l'extension vers l'aigu semble avoir entamé quelque peu la substance du médium et terni certaines couleurs, mais l'intégrité et le magnétisme du timbre sont préservés. Bartoli se produit depuis maintenant plusieurs années dans cette salle mondialement réputée pour son acoustique, mais qui ne flatte pas les chanteurs. Si le volume reste le talon d'Achille de la cantatrice, la voix reste bien projetée, parfaitement audible, jusque dans ses plus infimes nuances, Rossini laissant même entendre des réserves méconnues au gré d'un brillant fortissimo.

Le miracle Bartoli, c'est aussi un dialogue de tous les instants avec l'orchestre, qu'elle couve du regard ou interpelle de la main - au point qu'elle donne parfois l'impression de diriger -, une entente fusionnelle où toute hiérarchie, toute distanciation semblent abolies. C'est elle, probablement, qui aura eu l'idée d'inviter flûte et hautbois à ses côtés, sur le devant de la scène, pour rivaliser d'adresse dans un numéro ("Vi sono sposa e amante") qui rappelle les duos improvisés où, selon la légende, Farinelli défiait trompettes et violons (on n'entend plus parler de son projet d'album consacré au maître du belcanto). 

Le Freiburger Barockorchester s'émancipe avec brio dans quelques ouvertures, alerte et tonique chez Haydn (L'anima del filosofo, ossia Orfeo ed Euridice), rustique chez Salieri (Cublai gran kann de'Tartari), spirituel chez Rossini (Il Signor Bruschino, ossia Il figlio per azzardo), mais demeure trop appliqué dans les exercices de style, pourtant ludiques, de Salieri (XXVI Variazoni sull'aria "La Folia di Spagna").

Du parterre au dernier balcon, la salle est comble et l'auditoire de se lever comme un seul homme pour réserver un triomphe à l'artiste qui est repartie avec pas moins de cinq bouquets de fleurs, non sans avoir offert deux bis d'anthologie : un Chérubin malicieux et allumeur en diable ("Voi che sapete") et une ébouriffante Cendrillon ("Non più mesta").
 
 
 

Bernard SCHREUDERS
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