C O N C E R T S 
 
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PARIS
26/06/04
© DR
Richard STRAUSS (1864-1949)

Capriccio 

Conversation en musique en un acte
Livret de Clemens Krauss et Richard Strauss

Nouvelle production

Renée Fleming (la Comtesse),
Dietrich Henschel (le Comte),
Rainer Trost (Flamand),
Gerald Finley (Olivier),
Franz Hawlata (La Roche),
Anne Sofie von Otter (Clairon),
Robert Tear (Monsieur Taupe),
Annamaria Dell'Oste (la Chanteuse italienne),
Barry Banks (le Chanteur italien),
Petri Lindroos (le Majordome)

Orchestre de l'Opéra National de Paris
Günter Neuhold (direction)

Robert Carsen (mise en scène),
Michael Levine (décors),
Anthony Powell (costumes),
Robert Carsen et Peter van Praet (lumières)

Palais Garnier, 26 juin 2004



Chronique d'un triomphe annoncé

On l'avait annoncé, cette ultime nouvelle production du mandat d'Hugues Gall à l'Opéra de Paris ne pouvait être qu'un évènement. Qu'importe si le très attendu Christian Thielemann avait renoncé à tenir la baguette, l'affiche sans lui restait suffisamment prometteuse. Un public très huppé avait arraché jusqu'à la plus modeste place pour ovationner (forcément !) la soprano américaine du moment, la mezzo suédoise du moment et le metteur en scène canadien du moment... mais ne raillons point, le star-system cesse d'être blâmable dès lors qu'il se met au service d'une oeuvre aussi négligée et pourtant aussi précieuse que Capriccio

Car ceux qui l'ignoraient ont découvert qu'il existait un Strauss après Hofmannsthal, et quel Strauss ! Cultivé mais sans affèterie, grave mais non dépourvu d'humour, interrogatif mais jamais hésitant, ce Strauss-là est un grand cru. A la fin de sa vie, confronté à un monde qu'il avait cessé de comprendre et ne pouvait plus que redouter, le maître s'était emparé d'un sujet proposé bien des années plus tôt par un homme dont il n'avait - pour de sombres raisons qui appartiennent définitivement à l'histoire du siècle passé - que trop brièvement croisé la route : Stefan Zweig. Avec l'amicale complicité de Clemens Krauss, mais surtout avec toutes les ressources de sa propre inspiration musicale et littéraire, Strauss a transformé l'aimable parodie commise par l'abbé de Casti pour Salieri, en une vaste et subtile réflexion sur les rapports unissant le texte et la musique dans une partition lyrique. L'opéra se met ici lui-même en scène avec une perfection de la forme et une intelligence de tous les instants qui emportent immanquablement l'adhésion. Les scènes bouffes conservent une gravité du propos qui les préservent de toute trivialité, tandis qu'un éclair de douce ironie ou un rapide trait d'humour suffit à épicer des conversations théoriques qui ne sombrent ainsi jamais dans le fastidieux. Strauss y porte par ailleurs le style de conversation en musique à son plus haut degré d'achèvement, celui qu'autorise la parfaite maîtrise d'un style qui tend désormais à l'épure. Il subsiste chez ce vieillard assagi un feu intérieur qui se manifeste sous les formes les plus fines et les plus concentrées dans cet écrit testamentaire, qui compte à mon sens parmi les ouvrages majeurs du XXe siècle lyrique et nous enseigne qu'un point d'interrogation final peut parfois avoir la valeur d'une affirmation définitive.

Mais il ne s'agit pas seulement ici de Capriccio, mais de ce Capriccio, que je tiens pour l'un des spectacles les plus aboutis qu'ait récemment proposés la première scène française. Et ce par la grâce d'un metteur en scène dont l'intelligence et le goût ne sont plus à démontrer. Cette réalisation est le fruit d'un travail approfondi sur le texte et bénéficie d'une mise en image d'une grande beauté plastique, comme pour ce double lever de rideau (le théâtre dans le théâtre !) précédant la scène finale, le décor de colonnades et le large miroir devant lequel s'interroge et dans lequel se reflète une comtesse superbement parée de bleu. Robert Carsen souligne la parodie sans jamais tomber dans la lourdeur et offre à la mélancolie un magnifique écrin. Présent aux saluts, il reçoit les justes ovations d'un public conquis par une présentation toujours soignée, tantôt grave et tantôt malicieuse, qui met merveilleusement en valeur les considérations esthétiques de l'oeuvre. Il y a peu, un metteur en scène triomphait sur cette même scène en ayant outrageusement maquillé la poésie d'Hofmannsthal en fantaisie à la Meilhac et Halévy. Cette fois, aucune compromission n'a été nécessaire pour que triomphe l'art exigeant de Richard Strauss. Merci Monsieur Carsen !

Deux chefs se partageaient la succession de Christian Thielemann. Pour les représentations du mois de juin, c'est Günter Neuhold qui officiait. S'il ne possède pas le prestige de son collègue allemand, il n'est cependant pas un inconnu pour le public français, récemment séduit notamment par une approche de Parsifal justement colorée et dépourvue de pesanteur donnée à l'Opéra du Rhin. Le chef nous livre ici une lecture équilibrée, assez spirituelle et très professionnelle de cette partition complexe où des intermèdes chambristes, comme le superbe sextuor d'ouverture, alternent avec de fracassants crescendos orchestraux. Les solistes de l'Orchestre de l'Opéra de Paris nous livrent pour leur part une prestation impeccable.

La distribution réunie se distingue avant tout par son homogénéité. Satisfaisants, sans plus, nous apparaissent les deux rivaux, ainsi que le Comte de Dietrich Henschel, bien inférieur à ce que l'on pensait être en droit d'attendre de ce magnifique Wolfram, rompu à l'art du lied. Le vétéran Robert Tear nous offre une sympathique apparition dans le rôle de Monsieur Taupe, et tire un bon parti de la scène du souffleur. Les chanteurs italiens possèdent l'abattage nécessaire et Anne Sofie von Otter prend un plaisir visible à cabotiner son rôle de Clairon, non sans escamoter parfois quelques notes graves. Gageons que les généreuses ovations qui ont salué Renée Fleming étaient autant une marque de reconnaissance pour l'ensemble de son oeuvre qu'un jugement sur sa prestation d'un soir. Uniquement préoccupée de la beauté (incontestable) de son timbre, la soprano américaine traverse la représentation avec une redoutable indifférence au mot, ce qui est absolument rédhibitoire dans un tel ouvrage. Seul le monologue final semble incarné, mais c'est trop peu pour composer un personnage, auquel manquent par ailleurs l'aristocratie naturelle et l'élégance altière que savait si bien lui apporter Dame Kiri. J'aurais voulu que le public de Garnier gardât une part de ses ovations pour celui qui, à mon sens, domine de haut cette distribution. Directeur de théâtre tout d'abord réactionnaire, bougon et somnolent, Franz Hawlata fait du magnifique monologue de La Roche l'un des sommets attendus de la représentation en combattant énergiquement les railleries des esthètes et en défendant sa conception passionnée de son métier. Diction précise, timbre dense, volume lui permettant de passer sans difficulté les tutti orchestraux, intelligence du mot et de la composition, sont autant d'ingrédients d'une composition mémorable.

En définitive, il est heureux que les années Gall à l'Opéra de Paris s'achèvent sur une production aussi intelligente que réussie, car quels que soient les reproches, fondés ou non, qui ont été adressés à ce grand administrateur, il restera comme l'homme qui, après des années de tâtonnements et d'égarements, a restauré le prestige de l'institution et la confiance des son public. Merci et bonne retraite, Monsieur Gall !
 
 

Vincent DELOGE
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