C O N C E R T S 
 
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BARCELONE
16/10/04

Monserrat Caballé
CLÉOPÂTRE

 Opéra en 4 actes de Jules MASSENET
Livret Louis Payen

Version concert

Cléopatre : Montserrat Caballé
Marc-Antoine : Carlos Alvarez
Octavie : Montserrat Marti
Spakos : Nikolai Baskov
Chamion : Marita Solberg
Ennius : Joan Martin-Royo
Amnhès : Javier Galán
Sévérus : Enric Martinez-Castignani
Une voix et deux esclaves : Javier Galán
 

Orchestre et Choeurs du Gran Teatre del Liceu
Direction : Miquel Ortega

Gran Teatre del Liceu,
le 16 octobre 2004


MISSION CLÉOPÂTRE

Créé en 1914 à l'Opéra de Monte-Carlo, Cléopâtre est l'avant-dernière oeuvre de Jules Massenet qu'il termina deux mois avant sa mort en 1912 (1). Ecrite dans la dernière manière du maître stéphanois, l'ouvrage est particulièrement épuré, renonçant à la fois à ces "facilités" (2) qui font le charme de ses opéras les plus populaires et aux artifices néo wagnériens qu'on retrouve dans des ouvrages plus tardifs.
Comme les autres oeuvres tardives du compositeur, Cléopâtre ne trouva pas son public, un peu désarçonné par sa sobriété mélodique (2).

Le livret de Louis Payen affabule sur les dernières amours de la souveraine égyptienne.
Au premier acte : coup de foudre réciproque de Cléopâtre et Marc Antoine, pourtant déjà promis à Octavie.
Premier tableau du II, à Rome : Marc Antoine demande à Octavie de renoncer à lui puis s'enfuit pour l'Egypte, laissant la jeune femme résignée.
Au tableau suivant, Cléopâtre (déguisée en homme) passe joyeusement le temps dans un bouge d'Alexandrie ; elle est accompagnée de son amant Spakos dont elle excite la jalousie. Tout ça finit d'ailleurs par une bagarre, et la souveraine est obligée de se faire reconnaître de la foule. Le retour annoncé de Marc Antoine lui fait instantanément quitter les bras de son éphémère consolateur.
Au troisième acte, Cléo assiste à une fête donnée dans ses jardins. L'espiègle égyptienne promet un baiser à qui videra une coupe de poison (et ça marche !). Ces plaisanteries ne sont pas du goût d'un Marc Antoine un peu déboussolé : Octave a déclaré la guerre à l'Egypte et le romain hésite à se battre pour la reine contre son propre camp, n'étant pas sûr de la sincérité de Cléopâtre.
La reine, dont les sentiments sont ambigus, le rassure et elle est à deux doigts de le convaincre quand survient Octavie. La romaine le rappelle à ses devoirs envers sa patrie mais obtient l'effet inverse : Marc Antoine combattra pour l'Egypte.
Au dernier acte, la reine se prépare à mourir : ses troupes ont été vaincues. Elle a envoyé des messagers à Marc Antoine, mais ceux-ci, sur ordre de Spakos, ont annoncé au romain la fausse nouvelle de la mort de la souveraine. A cette annonce, le romain s'est percé le flanc de son épée et à demandé à ce qu'on le ramène auprès de Cléopâtre (3).
Informée par Spakos de la mort de Marc Antoine, la reine lui déclare qu'elle a enfin compris la nature de ses sentiments : elle aime vraiment le triumvir. Comprenant qu'il ne gagnera jamais l'amour de la reine, Spakos lui avoue ses méfaits : de rage, Cléopâtre le tue de ses propres mains.
On apporte enfin Marc Antoine qui vient mourir dans les bras de Cléopâtre ; celle-ci se fait piquer par un aspic et ne tarde pas à le suivre dans la tombe.

Musicalement, le premier acte est marqué par les fanfares romaines, un peu grandiloquentes, l'air de Marc Antoine "Courtisane !" et l'arrivée de Cléopâtre, la musique guerrière se muant en une mélodie langoureuse.
Au deuxième acte, on remarquera surtout la danse d'Adamos et l'air de Spakos "Je t'aime tu t'es donnée à moi".
Au troisième acte, ce sont encore les ballets qui retiennent l'attention : leur richesse harmonique et orchestrale nous renvoient au Massenet de la belle époque. L'air de Cléopâtre "J'ai versé le poison" a plus de mal à convaincre.
L'ouvrage ne décolle réellement qu'au dernier acte, musicalement le plus réussi, culminant avec le duo final "C'est le plus beau des jours" et la mort de Cléopâtre.

Comme on peut l'imaginer, un tel ouvrage a tout à perdre d'une version concertante, le support visuel contribuant grandement à maintenir l'attention.
Mais il s'agit avant tout d'un véhicule correspondant aux moyens actuels de la diva catalane : le Liceo ne pouvait guère se permettre de monter une représentation scénique pour deux soirées.

La distribution réunie autour de la chanteuse septuagénaire est d'un bon niveau ; sa principale faiblesse réside dans l'hétérogénéité stylistique des interprètes.

Ainsi, Carlos Alvarez campe un Marc-Antoine bien chantant, sonore, voire claironnant, auquel le rôle ne pose techniquement aucun problème, mais l'émission est trop "latine" : on attendrait plutôt un Tézier ou un Stéphane Degout  (4) ; très généreux, l'artiste est plutôt bridé par le format concert ; de même, ce beau baryton verdien est un peu "gêné aux entournures" par un ouvrage peu propice aux grandes envolées théâtrales.
Content d'en avoir plein les oreilles, le public lui accordera un accueil chaleureux au rideau final.

Montserrat Marti est l'autre attraction de la soirée puisqu'il s'agit de la fille de Montserrat Caballé et de son ténor d'époux, Barnabé Marti.
Côté potentiel, la chanteuse semble malheureusement avoir hérité de son père : aucun rapport avec le timbre exceptionnel ou le souffle inépuisable de maman.
Cette déception passée, Montserrat "numéro 2" se révèle néanmoins une chanteuse plus qu'honorable, dotée d'une bonne technique (on retrouve le legato maternel) et d'une grande musicalité. Sans incarner le style "français" la chanteuse s'en approche convenablement. Une chanteuse à suivre (5).

A une époque où les chanteurs d'opéra se lancent dans la variété pour arrondir leurs fins de mois, Nikolai Spakos constitue l'exception inverse ; ce candidat au "top 50" russe tente ses premiers pas dans le lyrique. Au positif, les moyens sont très certainement ceux d'un chanteur d'opéra, de ceux à qui les grandes salles ne feront pas peur.
La technique est en revanche clairement insuffisante : la voix est souvent en délicatesse avec la justesse et les sons ne sont pas toujours émis de façon très homogène, avec une émission typiquement slave (6). Dramatiquement, le chanteur s'investit beaucoup dans son personnage, peut-être même un peu trop s'agissant d'un concert, qui plus est aux côtés de la placide Caballé.

Quand Montserrat aurait-elle dû faire ses adieux à la scène ? Au milieu des années 80 lorsque la chanteuse assure encore quelques représentations mémorables, tel le Don Carlo d'Orange ? Au début des années 90, quand la diva ouvre sans convaincre son répertoire (la rare Fiamma de Respighi ou à l'impossible Tristan et Isolde) ?
Près de 15 ans après, la question ne se pose plus, la diva catalane ayant clairement pris le parti de chanter jusqu'à la tombe, quelque soit son état vocal. Dans ces conditions, il serait vain de juger de sa performance avec les critères qu'on emploierait dans le cas d'une chanteuse au zénith de ses moyens. Caballé chante aujourd'hui pour "son" public et dans "son" théâtre. La seule question à se poser est donc la suivante : l'admirateur de Montserrat retrouvera-t-il quelques miettes de cette voix miraculeuse lors du spectacle ?
A cette question, le Henry VIII de janvier 2002 avait apporté une réponse on ne peut plus mitigée : même pour l'oreille la plus indulgente, il était difficile de retrouver la Montserrat d'autrefois.

Ecrite pour un mezzo, et destinée "par testament" à Lucy Arbell qui veilla sur les derniers jours du musicien, Cléopâtre fut en fait créé par Maria Kouznietsova. A cette occasion, 288 changements dans la ligne vocale furent apportés à la partition (c'est le nombre que Lucy Arbell fit constater par huissier !), ces altérations étant destinées à rendre le rôle accessible à un soprano.
Autant dire que le rôle est a priori dans les cordes (vocales) de Montserrat Caballé.

La première partie de cette Cléopâtre marque une légère amélioration par rapport à la dernière prestation de la chanteuse en ces mêmes lieux : l'artiste est toutefois très précautionneuse, distillant un vague murmure qui a du mal à passer la rampe, avec néanmoins un minimum de legato.
L'ouvrage n'est déjà pas facilement accessible : la prononciation "caballesque" n'arrange rien et les deux premiers actes connaissent quelques longs tunnels ; au point qu'on se demande un peu ce qu'on est venu faire là.
L'entracte passé, Caballé ouvre les vannes : le volume est plus généreux (et du coup la prononciation plus compréhensible), le timbre retrouve son velours d'antan, et la diva nous gratifie de pas mal de ces sons filés qui ont fait sa gloire ; le duo final et la mort sont finalement très honorablement rendus.
Au global, les fidèles en auront eu pour leur argent et gratifient leur diva d'une ovation bien méritée.
Comme il y a deux ans, une foule de tous ages attend Montserrat à la sortie du théâtre ; la chanteuse dédicace à la chaîne, d'un air un peu las (7). Retrouvant un peu de sa joie de vivre passée, la diva catalane gratifiera ses admirateurs d'un couplet de zarzuela, improvisé sur la rambla, avant de disparaître dans sa voiture.
Rendez-vous en 2006 pour ses cinquante ans de carrière ? Chiche !
Saluons enfin le chef Miquel Ortega, visiblement amoureux de cette musique (8), qui réussit le difficile exercice d'apporter un maximum d'attention aux chanteurs (le public est quand même là pour Montserrat et il faut éviter de couvrir la diva !) sans trop sacrifier la perception d'une orchestration luxuriante. On retrouvera donc le chef plus libéré (et de fait, totalement convaincu et convaincant) dans les passages chorégraphiques et les interludes musicaux, faisant résonner superbement l'orchestre du Liceu.

Et saluons surtout le Gran Teatre del Liceu, un des rares théâtres avec le Metropolitan Opera, qui sache rendre hommage aux artistes lyriques. Quelles que soient les réserves qu'on puisse avoir à leur égard, que serait l'opéra sans divas ?
 
 
 

Placido CARREROTTI

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Notes

1. Amadis est officiellement le dernier opéra de Jules Massenet puisqu'il ne fut créé qu'en 1922 (création posthume, tout comme Cléopâtre et à Monte Carlo également) ; toutefois la composition de l'oeuvre semble remonter à 1889 et avoir été achevée en 1910, deux ans avant Cléopâtre. Les deux ouvrages n'ont guère connu de reprises et ont été donnés à l'époque moderne dans le cadre de l'éphémère Festival Massenet de Saint Etienne : Amadis en 1988 et Cléopâtre en 1990 (dans une mise en scène malheureusement totalement ratée, racontant une histoire parallèle sans rapport avec l'ouvrage, celle de l'échec du tournage d'un film sur Cléopâtre dans les années 30 !). Un enregistrement CD "live" de ces oeuvres a été produit à cette occasion.

2. Doit-on d'ailleurs parler de sobriété ou de pauvreté ? S'agit-il d'une volonté réelle de Massenet ou d'une panne d'inspiration ? Les mélodies "charmeuses" n'étant pas totalement absentes de l'ouvrage (telle celle du duo final "C'est le plus beau des jours" reprise jusqu'à la lie), je pencherais personnellement plutôt pour la seconde hypothèse.

3. Cette partie de l'action en italiques n'est pas représentée mais racontée par les personnages.

4. Avec des moyens un peu plus modestes, Didier Henry s'était révélé finalement plus convaincant à Saint Etienne. 

5. Dès lors qu'on ne vient pas en espérant entendre sa mère...

6. Rien de rédhibitoire toutefois, et si l'artiste accepte de ne pas se presser, de travailler sa technique et d'éviter pour l'instant les rôles trop lourds, il peut envisager une belle carrière. 

7. Fatiguée, Caballé marche avec difficulté, toujours aidée d'une béquille.

8. Miquel Ortega dirigera d'ailleurs Charles VI à Compiègne.

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