C O N C E R T S 
 
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DROTTNINGHOLM
26, 29 & 31/07/03

1er Acte : toute la distribution
Georg Friedrich Haendel (1685 - 1759)

ALCINA  (1735)

Opéra en trois actes sur un livret d'Antonio Marchi 
d'après l'Orlando Furioso de l'Arioste
 

Direction musicale : Christophe Rousset

Mise en scène : Pierre Audi
Scénographie et costumes : Patrick Kinmonth
Lumières : Peter van Praet
Assistante à la mise en scène : Pernilla Malmberg 
 

Distribution :

Alcina : Christine Schäfer
Ruggiero : Anne-Sofie von Otter
Bradamante : Patricia Bardon
Morgana : Ingela Bohlin
Oberto : Gaële Le Roi
Oronte : Rickard Söderberg
Melisso : Thomas Lander

Orchestre et Choeur du Théâtre de Drottningholm

FESTIVAL DE DROTTNINGHOLM
OPERA ROYAL DE DROTTNINGHOLM
Drottningholm
Suède

Représentations des samedi 26, mardi 29 et jeudi 31 Juillet 2003


CLAIR-OBSCUR SUR DROTTNINGHOLM EN MAJESTE...
OU HAENDEL ENTRE MARIVAUX ET BERGMAN...
 
 

Lieu magique s'il en est, Drottningholm est une sorte de "Glyndebourne nordique", en plus simple, à la suédoise, à l'image de cet art gustavien qui privilégie la pureté des lignes et le raffinement des couleurs. On peut pique-niquer sur ses pelouses verdoyantes et s'y reposer de la fatigue des longues journées d'été en compagnie des oiseaux du Lac Mälaren.

L'opéra royal de Drottningholm, chef-d'oeuvre de l'architecture baroque achevé en 1766, entra en activité en 1767, quand Gustave III s'installa au château. On y donna opéras, ballets, pantomimes. Il fut plus ou moins laissé à l'abandon à la mort du roi, en 1792, et ce n'est qu'en 1920 qu'on entreprit de le remettre en état (machineries et éclairages principalement) afin de pouvoir y donner à nouveau des représentations. Désormais, il est un des hauts lieux de la musique baroque dans le monde, les plus grands artistes de renommée internationale s'y sont succédés et on y donne, chaque été, opéras et ballets de Haendel, Haydn, Gluck et Mozart. En 1991, l'UNESCO a intégré Drottningholm - tant le théâtre que le château, le pavillon chinois et le parc environnant - dans le patrimoine culturel mondial. On ne pouvait rêver plus bel écrin pour une oeuvre comme Alcina, mais la magie et la poésie qui, souvent, l'accompagnent, semblent désormais ne plus avoir cours à l'Opéra.

Pourtant, le concert donné à Paris à la Cité de la Musique le 27 février dernier, sous la direction du même Christophe Rousset, alors à la tête des Talens Lyriques, s'inscrivait dans le cycle du "Merveilleux", tant il était évident qu'Alcina figurait de droit dans la catégorie des "opéras de magie" chers au XVIIIème siècle.

Comme Robert Carsen à Garnier, Pierre Audi a choisi de tourner le dos à la féerie en privilégiant la psychologie au détriment de l'anecdote, en accentuant l'humanité des personnages, comme s'il refusait d'utiliser ces admirables toiles peintes et ces machineries uniques en leur genre afin de ne pas céder à la "facilité" qui peut en découler. Cette optique assez déroutante, mais non dépourvue de qualités, tire plus l'oeuvre vers Marivaux que vers l'Arioste, en particulier par un travail d'acteurs raffiné, fouillé - jeux de regards, de frôlements, d'attouchements - et aboutit à un théâtre de la cruauté amoureuse, profondément sensuel et pervers, presque bergmanien, et assez éloigné de l'original du drame composé par le "caro Sassone".

De ce fait, le dispositif scénique se trouve réduit à sa plus simple expression, voire à une épure : c'est à peine si quelques toiles peintes subsistent encore - la forêt du début et les nuages bleutés de la fin - et si l'on recourt à quelques effets - Alcina apparaissant et disparaissant par une trappe. Le dépouillement est de rigueur, et lorsque le charme qui lie Ruggiero à Alcina est rompu, c'est l'arrière du décor qui apparaît... Il y a dans cette austérité quelque chose d'assez frustrant, surtout dans ce lieu, mais il est vrai que les éclairages de Peter van Praert, souvent assez sombres, sont néanmoins somptueux et les costumes de Patrice Kinmonth sublimes, tant par leurs coloris subtils et la qualité des matières utilisées que par la façon quasiment picturale - on pense à Watteau et Nattier - dont ils réfléchissent la lumière. De plus, atout non négligeable, Pierre Audi fait la part belle aux chanteurs, ce qui, par les temps qui courent, n'est pas si fréquent. 

On pourra regretter cependant qu'il ait choisi, comme Carsen (décidément !), de faire mourir Alcina qui, cette fois, s'empoisonne, mais il faut aussi lui savoir gré de ne pas être allé jusqu'à la faire abattre d'un coup de revolver par son amant comme dans un polar des années cinquante, ce qui, hélas, était le cas à Paris. Par contre, la malheureuse Morgana, sa soeur, est passée au fil de l'épée par Oronte, lequel, peu de temps auparavant, lui clamait son amour. De nos jours, de par la volonté des metteurs en scène, il semble que la Magicienne ne puisse que rejoindre la triste cohorte des suicidées, étranglées, poignardées, mortes de folie, de maladie ou de désespoir, décrite par Catherine Clément ("L'Opéra ou la défaite des femmes"), comme si la liberté au féminin ne pouvait qu'être punie de mort par la société des hommes. C'est pourquoi la lecture de Pierre Audi, intéressante, fine et riche de très bonnes idées, trouve cependant ses limites dans la conception du personnage d'Alcina. 

Ce dernier constitue sans conteste une des plus fascinantes et extraordinaires figures de femmes de l'histoire de l'Opéra, tous genres confondus : extrêmement forte, quasiment "virile", la magicienne règne en maîtresse absolue sur un royaume enchanté et des amants ou prétendants qu' elle transforme à sa guise en animaux, végétaux, ou même minéraux. Elle est libre de ses plaisirs et de ses désirs, en un mot, c'est une féministe avant l'heure, et, à cet égard, elle est en tous points conforme au mythe qui a traversé bien des époques, jusqu'à nos jours (voir La Sorcière de Michelet) : celui de la séduisante et sensuelle enchanteresse, dotée autant - sinon plus que les hommes - de pouvoirs qui se révèlent aussi bien bénéfiques que maléfiques, selon les circonstances. Et si l'amour qu'elle éprouve pour Ruggiero, le seul parmi ses malheureux amants à être miraculeusement épargné,  lui fait perdre sa puissance à la fin de l'opéra, elle ne meurt pas, mais disparaît pour renaître ailleurs de ses cendres, tel un phénix, comme sa soeur Morgana. Alcina est immortelle, c'est une femme fatale, peut-être, certainement pas une victime fragile et larmoyante.

N'oublions pas que Haendel avait choisi pour la création des artistes éblouissants : Anna-Maria Strada, l'un des sopranos les plus célèbres de l'époque - cité par Capek et Janacek dans L'Affaire Makropoulos comme exemple de voix et de longévité (et ce n'est certainement pas un choix innocent au regard de cette autre femme hors du commun qu'est Emilia Marty) -, chantait le rôle-titre et le castrat Giovanni Carestini, créateur de Serse et d'Ariodante, qui triomphait tous les soirs en Ruggiero avec, entre autres, "Verdi prati".

 De nos jours, c'est la grande Joan Sutherland qui fit d'Alcina un de ses rôles fétiches et contribua, de ce fait, à la renaissance en 1957 de cette oeuvre qui n'avait pas été reprise en Angleterre depuis sa création. On peut aussi rêver à l'infini sur l'interprétation qu'aurait pu en donner Maria Callas, si elle l'avait eu à son répertoire. 

Anne-Sofie von Otter, Christine Schäfer

Le rôle d'Alcina, écrasant, demande des moyens vocaux exceptionnels et force est de constater que le choix de Christine Schäfer s'avère on ne peut plus discutable et relève même de l'erreur de casting. Certes, la voix a pris de la rondeur et du fruité, le timbre est joli, très musical et le chant irréprochable et stylé, mais cette bonne chanteuse, parfaite en Servilia ou dans l'oratorio, ne possède tout bonnement pas l'envergure du personnage. Là où Sutherland et Fleming brillèrent par la splendeur du timbre et l'autorité du chant, Christiane Eda-Pierre, Arleen Auger et, tout récemment, Karina Gauvin à la Cité de la Musique également avec Christophe Rousset, par la luminosité, l'incandescence et le désespoir de leur incarnation, nous entendons un charmant soprano, délicat, fragile, presque une poupée, qui chante très bien, mais avec une certaine froideur, ces pages sublimes et redoutables, littéralement crucifiantes parfois, et s'acquitte très proprement d'un rôle aux antipodes de la "propreté". Même le déchirant "Ah mio cor Schernito sei", dont elle se tire pourtant fort honorablement, ne parvient pas à nous émouvoir. Il est clair que Schäfer eût été infiniment plus à sa place dans le rôle de Morgana ; c'est d'autant plus regrettable que le reste de la distribution est, dans l'ensemble, de haute volée.

Patricia Bardon, Christine Schäfer, Anne-Sofie von Otter

On était en droit d'attendre beaucoup du premier Ruggiero d'Anne-Sofie von Otter : elle fut, au-delà de nos espérances, tant dans l'élégie que dans la bravoure, la meilleure depuis Berganza, qu'elle parvint même parfois à dépasser. Il semble que ce rôle lui colle à la peau, qu'elle s'y meuve avec aisance et délices, surtout aussi parce qu'il lui permet, grâce à la diversité de ses arie, de mettre en valeur son incomparable art du chant, des nuances et des couleurs. Ayant désormais pris l'habitude, depuis "Scherza infida", de faire son miel des "airs de temps suspendu", elle mit la salle à genoux avec un "Verdi parti" extatique, quasiment céleste, pendant lequel on sentit le public retenir son souffle. Scéniquement, sa grâce, sa beauté juvénile et androgyne, son élégance, en font un Ruggiero plus proche de Chérubin et d'Octavian que d'un homme fait : adolescent, presque enfantin, qui voit sans doute en Alcina une sorte de mère cruelle, mais nécessaire, un personnage ambigu, quasiment féminin, comme étourdi, anesthésié, presque impuissant, perpétuellement tiraillé entre le désir qui le pousse vers Alcina et le devoir qui l'oblige à retourner vers son épouse légitime. On ne peut qu'espérer l'entendre à nouveau très bientôt dans ce rôle qui semble écrit sur mesure pour elle.

Patricia Bardon, Anne-Sofie von Otter

Patricia Bardon en Bradamante est l'autre grande triomphatrice de la soirée. Un tempérament de feu, un abattage à toute épreuve, une présence scénique passionnante, une vocalità époustouflante, en font la terrible rivale d'Alcina, dont l'audace et la rouerie ne peuvent que vaincre, surtout face à une magicienne aussi pâle. Le timbre est sombre, corsé - elle chante par ailleurs Carmen et Azucena du Trovatore - et possède quelque chose d'émouvant, de quasiment envoûtant. Son interprétation permit de déplacer l'attention sur le couple Ruggiero-Bradamante en l'éclairant d'un jour nouveau. La magie n'étant plus de mise, c'est la foi, la passion et l'obstination de l'épouse Bradamante, gardienne de la morale, qui parviennent à arracher Ruggiero aux bras de la magicienne vaincue, défaite et presque pitoyable.

D'ailleurs, à cet égard, l'image finale de l'opéra, celle du couple légitime reconstitué, avec une Bradamante à la fois dominatrice et modeste, debout derrière un Ruggiero assis, apaisé, mais mélancolique, d'une mélancolie un peu ambiguë, en dit long sur la paix retrouvée du foyer conjugal, tranquille peut-être, mais sans doute ennuyeux. Il y a là un arrière-goût d'amertume et de perte qui n'est pas sans faire penser au faux happy end de Così fan Tutte. Et là encore, la belle direction d'acteurs de Pierre Audi, concentrée sur les jeux de regards, fait merveille.

Le reste de la distribution est de belle tenue : Ingela Bohlin, malgré une voix assez légère et un peu "verte", est très stylée et campe une Morgana fascinante et perverse, Gaële le Roi est très crédible et touchante en Oberto, en dépit, chez elle aussi, d'une certaine légèreté vocale ; bons comédiens, Thomas Lander (Melisso) et Rickard Söderberg (Oronte), sont parfaits de timbre comme de style. 

Il semble que depuis la Cité de la Musique, le travail accompli par Christophe Rousset, cette fois à la tête des excellents choeurs et orchestre du Théâtre de Drottningholm, ait encore mûri et que sa lecture ait gagné en profondeur et en sensualité. On retrouve les mêmes qualités et défauts que ceux observés précédemment : des tempi trop rapides parfois, une tendance à trop charger l'ornementation des da capo, au risque de nuire à la pureté de la ligne de chant, mais de belles couleurs à l'orchestre, surtout parmi les cordes, d'une sonorité quasiment  voluptueuse. Les deux flûtes qui accompagnent l'air de Ruggiero, "Mio bel tesoro", et le violoncelle solo qui répond au déchirant "Credete al mio dolore" de Morgana, sont à compter parmi les grands moments de la soirée. Par contre, les vents du grand air de Ruggiero au troisième acte, "Sta nell'ircana pietosa tana", sonnent assez faux, surtout le soir de la première, mais s'améliorèrent nettement lors des deux représentations suivantes. 

Une aussi belle conception musicale, précise, dense et à l'écoute du drame, nous fait espérer qu'un jour prochain Christophe Rousset puisse graver cet opéra au disque. Même si en choisissant de montrer un monde très noir et désespérément humain, Pierre Audi a souhaité prendre ses distances avec la magie, cette dernière n'a pas fini de hanter cet extraordinaire petit théâtre de 450 places dont le charme reste intact malgré le temps qui passe. Il est d'ailleurs regrettable que des problèmes budgétaires (une aide de l'État inchangée depuis 1992) aient amené la direction du Festival à ne programmer en 2003 qu'un spectacle de danse et un seul opéra, contrairement aux années précédentes et ce malgré le généreux concours de quelques sponsors. Espérons que Drottningholm retrouve des jours plus fastes, car, hormis quelques réserves, le divertissement fut somptueux, on peut même dire... royal.
 
 
 

Juliette BUCH
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