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PARIS - THEATRE DU CHATELET

05/10/02


(Jessye Norman - Crédit photo :Carol Friedman)
Arnold SCHÖNBERG (1874 - 1951)

Erwartung : L'attente
Monodrame en un acte
Livret de Marie Peppenheim
Créé le 6 juin 1924 au Neues Deutsches Teater
 

Francis POULENC (1899 - 1963)

La voix Humaine
Tragédie Lyrique en un acte
Texte de Jean Cocteau
Créé le 6 février 1959 à l'Opéra Comique
 

Jessye Norman : La Femme

Orchestre National de Lyon
Direction Musicale : David Robertson

Mise en Scène : André Heller
Décor de Erwartung : Mimmo Paladino
Décor de la Voix Humaine : André Heller
Film : Othmar Schmiederer
Costumes : Annette Beaufaÿs
Lumières : Patrick Woodroffe
et Günther Jäckle

Paris, Théâtre du Châtelet
Le samedi  5 octobre 2002 : Première représentation


UNE DIVA UN PEU INHUMAINE...

Un spectacle auquel participe Jessye Norman est toujours un événement, d'autant plus que les occasions de la voir sur scène sont devenues plutôt rares. Cependant, celui réalisé l'an dernier "autour", c'est le terme qui semble-t-il, convenait, du "Voyage d'Hiver" de Schubert par Robert Wilson, également au théâtre du Châtelet, avait reçu un accueil mitigé.

Celui-ci, constitué par deux oeuvres rarement données ensemble, pouvait inquiéter à priori. Cependant, même si le résultat obtenu laisse un peu sur sa faim, il est quand même moins décevant, et surtout moins ìanti-musicalî que le précédent.

Le metteur en scène autrichien André Heller, qui signe ici sa première mise en scène lyrique est une personnalité tout à fait particulière, hors normes, à la fois écrivain, chansonnier, auteur d'installations plastiques.

Certes, on peut considérer que le fil conducteur majeur de ce spectacle est l'attente tragique de deux femmes. L'une, celle d'Erwartung, erre dans la forêt, à la recherche de son amant, pour finir par le découvrir assassiné dans une maison isolée, dont elle s'enfuit, affolée. L'autre, celle de La Voix Humaine, est dans la même recherche, mais de façon quasiment virtuelle : il est au téléphone, elle le supplie, il finit par lui annoncer qu'il va se marier avec une autre, il est heureux et cruel, elle, désemparée, perdue.

Cependant, hormis ces similitudes, les deux oeuvres sont très différentes.

Erwartung, monument musical et littéraire d'une modernité et d'une violence inouïes, puise ses sources chez Wagner et Strauss. Quant au livret, il est pétri d'expressionnisme et de références psychanalytiques, et se réfère aussi au Théâtre Intime de Strindberg.


Jessye Norman - Erwartung
(crédit photo : Carol Friedman)

La Voix Humaine, composée trente-cinq ans plus tard, quelques années après le Dialogue des Carmélites, participe cependant d'une esthétique plus classique, moins novatrice ; quant au texte de Cocteau, malgré ses qualités, il est également assez conventionnel dans sa structure, très quotidien, voire précieux et même un peu démodé. La confrontation avec Erwartung, surtout dans l'ordre choisi pour le spectacle (à savoir d'abord Erwartung, puis La Voix Humaine) se révèle plutôt cruelle pour la seconde, et met en évidence la supériorité de la première.

Il n'est donc peut-être pas surprenant que, compte tenu des différents paramètres en présence, et, point non négligeable, de l'exceptionnelle personnalité de Jessye Norman, Erwartung soit globalement plus réussi.
 

"T'approches-tu de nouveau de la lumière
Pour guérir les ailes que l'obscurité brûla ?"

Arnold Schönberg, L'Echelle de Jacob


Cette phrase énigmatique figure en lettres blanches sur le rideau noir disparaissant peu à peu pour faire place au superbe décor de Mimmo Paladino. Etrange, barbare, parsemé de masques et de statuettes, sculpté par la lumière, il instaure un climat angoissant, et en même temps un peu magique.

Jessye Norman apparaît coiffée d'une sorte de turban et vêtue d'une robe ample dans des tons bleu sombre qui n'est pas sans rappeler sa tenue de scène du Voyage d'Hiver. Sorte de divinité primitive parmi d'autres, elle se déplace sur la scène de manière lente, un peu rituelle, avec une gestuelle très étudiée, relevant plus de la chorégraphie que de la mise en scène.

La scène finale est très forte : la maison au centre du décor s'ouvre comme un cercueil futuriste violemment illuminé, symbole, sans doute, de l'amant assassiné. La mort n'est-elle pas aveuglante ?

Outre ce beau travail scénique, plus plastique que théâtral, et au demeurant assez déroutant, on peut saluer la direction inspirée et forte de David Robertson à la tête de l'Orchestre National de Lyon et surtout la performance de Jessye Norman, dans une grande forme vocale, pour laquelle cette partition difficile, paroxystique, semble un jeu d'enfant. Sa longue fréquentation du répertoire allemand y est sans doute pour quelque chose, ainsi que la puissance, l'homogénéité et le velouté de sa voix, absolument intacts, alors qu'elle a - déjà - cinquante-sept ans.

Il convient par ailleurs de préciser que la soprano américaine avait, en mai 1993, gravé cette oeuvre chez Philips avec James Levine au pupitre, pour un enregistrement (n° 4261261) complété par les Brettle Lieder (Chansons de Cabaret), figurant toujours au catalogue international, mais semble-t-il difficile à trouver désormais.
 

"Pour faire le coeur
On avait mis le feu à un oiseau."

Jean Cocteau


Cette nouvelle phrase figure sur le rideau de scène avant l'apparition du décor de La Voix Humaine. Ce dernier, signé par André Heller, est plus minimaliste, plus abstrait, comme un dialogue au téléphone avec un interlocuteur que l'on ne voit jamais. C'est une projection fixe, dans les gris, noir et rouge. Sur scène, un canapé blanc, une table, un téléphone complètent le paysage.

Jessye Norman est vêtue d'un grand kimono noir doublé de rouge et d'une robe noire soyeuse ; elle est belle, noble, hiératique, une fois de plus, et il est clair qu'elle n'a rien d'une victime, d'une femme défaite. Elle est trop royale, trop "diva", et d'emblée, le processus ne fonctionne pas aussi bien que pour Erwartung. En un mot, sa santé vocale rend le personnage peu crédible.


Jessye Norman - La Voix Humaine
(crédit photo : Carol Friedman)

De plus, la diction en français est souvent floue : Norman chante trop avant de dire. Sans doute la voix est-elle trop grande pour cette oeuvre, qui tient surtout par le texte : n'oublions pas qu'elle fut d'abord créée au théâtre par Berthe Bovy, en 1930, avant d'être mise en musique par Poulenc. Il est clair qu'une voix moins belle, puissante, éclatante, large, mais plus fragile, et presque cassée parfois, sans aller cependant jusqu'au modèle assez léger de sa créatrice, Denise Duval, eût été plus adéquate.

Déjà le Châtelet avait monté La Voix avec Gwyneth Jones en mai 1989 ainsi qu'Erwartung en novembre 1995, avec Anja Silja, mise en scène pour cette dernière par Klaus Michael Grüber.

Ces deux très grandes artistes, à la voix sans doute moins belle et parfaite que celle de Norman, avaient, chacune à sa façon, livré une lecture fort passionnante des oeuvres : Jones, pour sa compréhension du texte, le caractère déchirant et intense de son interprétation, même si, une fois de plus, la voix était un peu surdimensionnée, et Silja pour son adéquation vocale et scénique totale à l'oeuvre, aidée en cela par le travail très psychanalytique de Grüber.

En fait, ces deux oeuvres n'ayant pas été écrites pour la même voix, il était presque inévitable que le caractère tellurique et cosmique d'Erwartung corresponde mieux à cette artiste que l'univers un peu suranné, intimiste, presque décadent de La Voix Humaine, et que ses moyens vocaux exceptionnels la conduisent à se sentir plus à l'aise dans les cris de douleur et de colère de la première que dans les gémissements de la seconde.

Donc, si on ne peut que saluer son travail et rendre hommage à sa remarquable performance, force est de constater que sa prestation peu émouvante dans La Voix de Cocteau/Poulenc contribue à donner d'elle l'image d'une diva un peu inhumaine.
 

Juliette Buch
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