C O N C E R T S 
 
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LONDRES
29/10/04
LA FORZA DEL DESTINO

Opéra de Giuseppe VERDI

Livret de Francesco Maria Piave 
d'après "Don Alvaro o La fuerza del sino" 
d'Angel Perez de Saavedra
et une scène de "Wallenstein's Lager"
de Friedrich von Schiller

Production : d'après Hugo de Ana

Leonora : Violeta Urmana
Don Alvaro : Salvatore Licitra
Don Carlo : Ambrogio Maestri
Padre Guardiano : Ferruccio Furlanetto
Fra Melitone : Roberto de Candia
Preziosilla : Marie-Ange Todorovitch
Marquis de Calatrava : Brindley Sheratt
Trabuco, un muletier : Peter Bronder
Servante de Leonora : Liora Grodnikaite
L'alcade : Jonathan May
Un chirurgien : Thomas Barnard

Orchestre et Choeurs du Royal Opera
Direction : Antonio Pappano

Londres, Covent Garden, 29/10/2004


UNE TEMPÊTE DANS UN VERRE DE CHIANTI
 

Un vieux proverbe lyrique dit : "Dans le doute, abstiens-toi... de coproduire un spectacle avec la Scala de Milan".
Faute d'avoir suivi cet adage il y a une quinzaine d'années, le Théâtre des Champs-Elysées et le Royal Opera (déjà) s'étaient retrouvés orphelins d'une production de Guillaume Tell : la mise en scène de Ronconi, coproduite avec la Scala, ne tenait aucunement compte des dimensions des deux autres théâtres qui furent obligés de trouver d'urgence de nouveaux metteurs en scène (1).
Mêmes causes, mêmes effets. Le Royal Opera avait choisi d'accueillir le spectacle conçu par Hugo de Ana pour la Scala de Milan (et il est vraisemblable que ce choix n'était pas pour rien dans le venue au Covent Garden de Riccardo Muti, dont les apparitions hors d'Italie sont plutôt rares, sauf pour les généreux japonais).
De manière prévisible, il fallut adapter le décor aux dimensions de la salle, et les matériaux aux règlements en vigueur.
Las, Hugo de Ana refusa toutes les propositions d'aménagement proposées par le théâtre londonien (2) et, de rage, le metteur en scène italien demanda le retrait de son nom de l'affiche, entraînant de facto le départ de Muti, le tout avec l'assentiment poli de la Scala.
Bonhomme, la Scala s'est contentée de souhaiter que sa prochaine coopération avec Londres puisse se passer dans de meilleures conditions.
L'Opéra a alors fait appel à son Directeur Musical Antonio Papano qui a accepté de sauver le spectacle de la débâcle, annulant au passage un certain nombre de ses concerts (d'autres mécontents en perspective).

Le résultat va largement au-delà de nos espérances et le spectacle ne semble pas souffrir de cette absence de préparation.
Intrigue improbable, caractères monolithiques, scènes intimistes alternant avec des scènes de foules, irruption de passages comiques au milieu d'un tissu hautement dramatique... La Forza del destino est l'un des ouvrages de Verdi les plus difficiles à mettre en oeuvre : malgré cela, le chef d'orchestre américain réussit pleinement "à faire prendre la mayonnaise", tout en imprimant une lecture personnelle à l'ouvrage.

Cheval de bataille des concerts, l'ouverture est une réussite malgré l'absence de recours aux effets faciles : les différents motifs sont toujours joués conformément à leur contexte dramatique ultérieur dans l'opéra.
Cette fidélité au texte se retrouve à maintes reprises : ainsi des sonneries de trompettes au début de l'acte I, jouées pianissimo et non, comme habituellement, forte (elles annoncent l'heure du coucher).

Moins à l'aise dans les scènes de foule, qui manquent de relief dynamique, le chef sait au global apporter une cohérence musical au chef d'oeuvre de Verdi. Du bon travail néanmoins.
Artiste relativement jeune, Salvatore Licitra a été propulsé un peu rapidement sur le devant de la scène dans la tempête médiatique qui suivit un désistement inopiné de Luciano Pavarotti.
Les années actuelles sont certainement les plus décisives pour sa carrière : il lui faut travailler une technique vocale pas vraiment accomplie, tout en "chantant pour vivre", ce qui n'est jamais sans impact sur les moyens naturels.
De fait, sa prestation m'a paru moins impressionnante que celle de Turin, le chanteur s'économisant visiblement pour enchaîner les duos "Solenne In Quest'Ora" et "Sleale" (3).
Encore s'agit-il d'une "économie" toute relative au regard du niveau de décibels offert !
Techniquement, le haut medium est un peu mieux contrôlé qu'il y a quelques années, mais c'est loin d'être parfait : le sicilien chante souvent un peu trop haut.
Au global, Licitra reste néanmoins un des meilleurs interprètes actuels du rôle (et peut-être même le seul sur le circuit international) : profitons-en.

Ambrogio Maestri est également un jeune chanteur dont la carrière internationale débute et auquel on doit notamment un beau Falstaff sous la baguette de Muti. A l'inverse de son compatriote, il est loin de convaincre dans cet ouvrage.
Le volume laisse souvent à désirer (il s'agit du volume vocal, car pour le physique c'est une autre histoire). En première partie, ce colosse ne dispense d'ailleurs qu'un filet de voix précautionneux, un peu nasillard ; seuls les aigus, poussés, sont chantés forte (et pour cause : il faut que ça sorte !).
Le baryton se réveille enfin pour son morceau de résistance "Urna fatal del mio destino", débité avec la puissance adéquate mais un débit uniforme. Comme on pouvait s'y attendre de la part d'un artiste choisi par Muti, le chanteur se dispense des aigus traditionnels.
Scéniquement, ce n'est pas non plus la fête : on pense à un éléphant solitaire attaché au mat d'un cirque et qui ne pourrait se déplacer que de quelques mètres entre deux barrissements.
Les costumes ne l'avantagent pas vraiment, notamment un immense pardessus, percé de sa petite tête, qui rappelle les géants de L'Or du Rhin : l'effet est d'autant plus frappant que Licitra, lui-même de petite taille, est affublé d'un brushing "alla Siegfried".
Compte tenu de l'inexpérience de cet artiste, nous lui accorderons pour cette fois le bénéfice du doute.

Annoncée souffrante en lever de rideau, Violeta Urmana ne semble pas trop pâtir de sa laryngite. La voix est puissante, le timbre magnifique, les aigus lumineux et l'interprétation raisonnablement convaincante (on ne va pas demander l'impossible non plus).
Toutefois, comparée aux voix de Leontyne Price, Tebaldi ou Callas, celle d'Urmana manque vraiment de largeur (toute proportion gardée, on pense à Freni dans l'enregistrement Muti).
Si la chanteuse était soprano, on lui conseillerait de se limiter à Aida ou à la Léonore du Trouvère. Mais il s'agit d'un mezzo, superbe dans la Léonore... de La Favorite !
Autant dire qu'on reste perplexe devant le répertoire réel de cette artiste et, conséquemment de son devenir.
Ces interrogations mises de côté, nous apprécierons une des plus belles Leonora de ces 10 dernières années.

Ferrucio Furlanetto campe un Padre Guardanio de luxe. La voix semble épargnée par les ans, les graves ayant même gagné en profondeur. Le legato est parfait, l'interprétation sobre et juste. Son duo avec Leonora est sans aucun doute le clou de la représentation.

Roberto de Candia incarne un Melitone, drôle sans vulgarité, ne sacrifiant jamais la qualité du chant à l'interprétation. Si seulement Ambrogio Maestri pouvait s'en inspirer !

Ecrit pour un mezzo "à aigus", le rôle de Preziosilla n'est certainement pas un cadeau ! Marie-Ange Todorovitch s'en tire remarquablement bien (4) : son abattage scénique et son physique en font une gitane particulièrement savoureuse, non dépourvue d'un certain "chic".

Les seconds rôles sont bien tenus : bien chantant, Brindley Sheratt tire ce qu'il peut du rôle particulièrement sacrifié du Marquis de Calatrava ; moins bien chantant mais diablement sonore, Peter Bronder réussit à se faire remarquer en muletier.

Il est difficile de voir ce qui objectivement a pu choquer Hugo de Ana dans le spectacle monté par le Royal Opera en se passant de ses services.
Le spectateur traditionaliste de base se réjouira quant à lui de voir le livret traité à la lettre, sans transposition incongrue, dans des décors spectaculaires et de bon goût ; le lyricomane amateur de théâtre se désespérera d'une production dinosaurienne, simple illustration de l'action, tablant sur le tape-à-l'oeil et d'où toute direction d'acteurs se révèle inexistante : Zeffirelli a son remplaçant tout trouvé pour le Metropolitan !

L'un et l'autre conviendront que c'est joli, mais qu'on s'ennuierait ferme, n'était la musique de Verdi.
On en regrettera d'autant l'absence du Duce milanais, dont on sait à quel point il est capable de faire des miracles avec des distributions contestables : confronté à des chanteurs qu'il connaît bien dans une production de son répertoire, il est probable qu'il aurait réussi à porter ce spectacle à un autre niveau...
 
 

Placido CARREROTTI
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Notes

1. Les voyageurs mélomanes purent ainsi bénéficier de trois spectacles différents dans les trois théâtres au lieu d'un seul ! La production de Pizzi pour Paris était d'ailleurs de loin la plus belle.

2. Peut-être Covent Garden ne s'est-il pas montré assez... convaincant ?

3. "Sleale" est souvent coupé (parfois même au disque !) ou parfois déplacé (au Metropolitan) de manière à laisser un peu de temps aux interprètes pour se ressourcer.

4. Pour les amateurs de performances, le premier aigu de "Al suon del tamburo" est parfait et les deux suivants un peu plus discrets mais justes ; le suraigu du "Rataplan", particulièrement traître dans une vocalise, est également bien rendu.

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