C O N C E R T S 
 
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LONDRES
22/12/03

Michael Brandon, Benjamin Lake, Loré Lixenberg 
© Catherine Ashmore
Richard THOMAS

JERRY SPRINGER : THE OPERA

Livret de Stewart Lee et Richard Thomas

Jerry Springer : Michael Brandon (rôle parlé)
Steve : Guy Porritt 
Le chauffeur de salle / Satan : David Bedella
Dwight / Dieu : Benjamin Lake
Peaches / Baby Jane : Loré Lixemberg
Zandra / Irene : Valda Aviks
Tremont / Ange Gabriel : Andrew Bevis
Andrea / Ange Michel : Sally Bourne
Montel / Jésus : Wills Morgan
Shawntel / Eve : Alison Jiear
Chucky / Adam : Marcus Cunnigham

Direction : Michael England

Londres, Cambridge Theatre , le 22/12/2003



DIABLE D'HOMME...

Pendant longtemps, le répertoire lyrique léger et le répertoire dramatique vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants, les mêmes compositeurs passant parfois de l'un à l'autre genre avec un égal bonheur.
A partir du milieu du XIXème siècle, l'opéra-comique français a glissé vers l'opéra-bouffe puis vers l'opérette ; dans le même temps, l'opéra a décidé de devenir sérieux : à quelques oeuvres mineures près (1) et à l'exception notable du Falstaff verdien, voici les deux genres situés sur deux trajectoires bien différentes.
Tandis que l'opéra cède aux sirènes du modernisme et se coupe pour un temps du public le plus large, l'opérette subit une nouvelle mutation dans les pays anglo-saxons en devenant le musical (2) (et tant pis si je caricature).
La rupture est consommée à partir des années 30 avec l'arrivée des moyens de sonorisation qui vont susciter un tout nouveau type d'émission : une révolution analogue à "l'invention" de l'ut de poitrine par Duprez cent ans auparavant (3).

Depuis une vingtaine d'années, une tendance sporadique au rapprochement de deux genres s'observe : enregistrement des classiques de la comédie musicale par des stars du lyrique (South Pacific avec Carreras et Te Kanawa, Man of la Mancha avec Domingo...), récitals consacrés au genre (le fabuleux "Leading man" de Thomas Hampson ou plus récemment les duos Terfel /Fleming)... tout ceci concernant un répertoire relativement ancien.
Peu de compositeurs lyriques tentent l'expérience : Britten en est peut-être le plus proche, par exemple avec Albert Herring, voire Stravinsky avec The Rake's Progress.

Il en va différemment chez les compositeurs de musicals ; là, c'est plutôt "la roture fascinée par la noblesse" : Andrew Lloyd Weber puise sans remord dans le répertoire classique (4), Stephen Sondheim est joué dans les plus grandes salles (5)... et voici que nous parvient le premier ouvrage effectivement post-titré "The Opera".

Retour en arrière sur la source de l'argument : Le Jerry Springer Show est une des émissions les plus racoleuses jamais produites par la télévision. Des couples, trios ou quatuors viennent publiquement exposer leurs déviances (au sens "puritain" du terme) : "J'ai couché avec la soeur de ma femme", ou "avec son frère" ou "avec les deux"... les deux soeurs étant éventuellement lesbiennes, il n'est pas exclu qu'elles aient couché ensemble (6). Toute cette humanité pitoyable est insultée par une foule dégénérée, dont les répliques fusent avec esprit et grâce (7).
Le musical reprend le même thème.
Au premier acte, après le "chauffage de la salle" par Jonathan Wierus, le "warm-up guy", (David Bedella, assez pénible et dépassé par la tessiture : émission classique de chanteur de musicals), Jerry Springer (Michael Brandon, véritable sosie de l'original : rôle parlé) accueille ses invités : un quatuor composé de Dwight (un vrai ténor d'opéra (8)) et de ses deux maîtresses Peaches et Zandra qu'il trompent l'une avec l'autre et avec Tremont, un transexuel (9) follement épris de lui, puis un trio, réunissant Montel qui rêve de faire dans des couches et d'être fessé par sa femme Andrea, flanqué enfin de Baby Jane, sa compagne de jeu pour ça et bien d'autres choses (10).
Froid et imperturbable, Jerry, ses sempiternelles fiches en main, relance les affrontements par quelque phrase lapidaire : "Don't you think we have a problem here ?" qui viennent interrompre les tirades trop lyriques.
Le tout est agrémenté de fausses publicités (dont une absolument hilarante sur le Prozac), d'apparitions de la Walkyrie (la "conscience" de Jerry, qui n'en a pas), ou de monologues reflétant les sentiments intérieurs des personnages les plus humains ("This is my Jerry Springer moment").
Ultra chauffée, la salle est devenu pratiquement intenable et Jerry décide de virer séance tenante son "warm-up guy" trop impatient.
Le show se termine avec un dernier couple : Shawntel rêve de devenir "pole dancer" (vous savez, les strip-teaseuses qui se caressent contre une barre métallique devant des "biereux" bedonnants, mais son mari Chucky désapprouve ; tandis que Shawntel entame une démonstration, Irene, sa mère, monte sur scène pour l'insulter ; pour ne pas que Chucky se sente trop hors du coup, Springer diffuse alors une caméra cachée où l'on voit le vertueux mari en patron de bars à fesses et accessoirement membre du Ku Klux Klan.
Tandis que les frères cagoulés dansent un french cancan endiablé, Jerry s'effondre, blessé à mort : une balle perdue tirée par son ex-collaborateur.
Dès ce premier acte, la partition balaye des genres hétéroclites : du rock'n'roll au canon purcellien, le comique étant alors provoqué par le décalage entre les tirades ordurières et la beauté de la musique ou par les interruptions "à froid" de Springer.
Mais le procédé fait long feu et on est vite lassé par ce qui ressemble à une farce de potaches boutonneux. A l'entracte, une bonne partie des spectateurs exprime un certain scepticisme.
Le deuxième acte, très court, nous mène au Purgatoire. Springer s'imagine d'abord être à l'hôpital, mais il est tourmenté par des apparitions qui sont en fait les fantômes de ses anciens invités. Jonathan apparaît alors et se présente comme Satan : il a besoin de Jerry pour animer un show en Enfer. Devant sa menace d'être violé puis étranglé avec du fil de fer barbelé, Springer accepte.
C'est avec le troisième acte, qui s'enchaîne immédiatement avec le précédent, que le spectacle décolle enfin.
Aux Enfers, le show s'organise de la même manière que sur Terre (les panneaux "ON AIR" deviennent "ON HELL") mais c'est Jonathan/Satan qui a préparé les petites fiches de Springer : le but de la soirée, c'est de lui permettre de régler ses comptes avec la Direction.
Le premier invité est... Jésus (le petit chéri de papa). Un Jésus qui présente d'étranges similarités avec Montel, notre fétichiste du premier acte en couche-culotte (il porte le même costume) ! Après un échange réciproque d'amabilités (11), Satan fait intervenir ses témoins : Adam et Eve (Chucky & Shawntel), puis Marie (Irene, en mamma) ; le public s'impatiente, seul un miracle peut sauver le spectacle : c'est alors que Dieu lui-même apparaît (Dwight, l'homme aux trois femmes), accompagné de l'Ange Gabriel et de l'Archange St Michel (Tremont le transsexuel et Andrea la femme du fétichiste). Il propose à Jerry de l'accompagner au Ciel pour l'aider à "juger les vivants et les morts".
Springer accepte, mais les démons ne l'entendent pas de cette oreille et le pendent à un gibet au dessus d'un impressionnant bûcher. Jerry se lance dans une série de prêches dépourvus de sincérité, plaidant pour sa vie, mais finit par perdre tout espoir et fait une dernière déclaration, enfin honnête : la foule est enfin émue et Springer est ramené sur Terre ; il ne s'y réveille que pour mourir dans les bras de son garde du corps après un ultime discours.
Le spectacle se termine par un somptueux numéro de claquettes interprété par une trentaine de "Jerry Springer". Ce final ne figurait d'ailleurs pas à la création au Battersea Arts Centre : il a été ajouté lors de la reprise sur West End pour la réjouissance du bon public populaire (un peu à la manière des cabalettes finales dans certaines compositions du dix-neuvième romantique !).

Cet ajout contribue certes au succès de l'ouvrage au rideau final ; il n'en est pas moins regrettable tant il vient occulter la vérité des dernières scènes : le gagne-pain de Springer, c'est exploiter la déréliction des paumés de la société américaine ; mais cette foule a aussi besoin de lui pour exister. Exister par le mépris et l'injure, quand il s'agit du public trop heureux de trouver plus misérable que lui. Exister par la confession, quand il s'agit de ceux qui acceptent ces moqueries pour le seul bonheur libératoire d'étaler au grand jour leurs turpitudes. Dans ces conditions, Springer est tout à fait dans la tradition américaine des prêcheurs exhortant les foules à venir s'agenouiller et s'accuser de leurs pêchés devant la communauté assemblée : l'un vit de l'autre, l'autre ne peut pleinement exister sans le premier (12).
Revenons néanmoins sur Terre : si les auteurs sont bien conscients de cette problématique (13), elle passe largement au dessus de la tête du spectateur moyen de West End, venu d'abord pour s'amuser.
Il est dommage que ce sujet n'ait pas conduit Richard Thomas à plus d'exigence avec lui-même : si les scènes finales recèlent de vraies beautés et une certaine émotion, le ton général reste à la farce et à la facilité. Puisse le temps lui inspirer un remaniement de sa partition, notamment dans le sens de la concision ; les éléments d'une oeuvre forte sont là : reste à s'y mettre. And this will be our Jerry Springer moment (14).
 
 
 

Placido CARREROTTI
1. En 1866, Mignon relève encore du genre de l'opéra-comique "sérieux" tandis qu'en 1873 Le Roi l'a dit de Delibes est un véritable opéra, mais d'inspiration légère.

2. Terme très improprement traduit en français par "comédie musicale" : les sujets abordés n'ont en effet rien de systématiquement drolatique !

3. C'est ainsi, par exemple, que les voix féminines n'utilisent pratiquement plus jamais la voix de tête pour les aigus forte.

4. Des emprunts à Puccini, des références à Britten ou Menotti : c'est moins gênant quand il s'agit du Phantom of the Opera (dont le thème principal est directement inspiré de La Fanciulla del West).

5. Bryn Terfel a incarné au concert son "Sweney Todd" à l'Avery Fisher Hall et Thomas Allen en version scénique au Covent Garden.

6. Pour des exemples tout à fait réels, ne manquez pas : http://www.jerryspringer.com/showdates.asp 

7. Du genre "Et toi la grosse en bleu, et ben tu d'vrais êt' contente de trouver un mec pour te niquer" (lancé en règle générale par une personne qui n'a jamais entendu parlé de paille ou de poutre dans l'oeil de qui que ce soit) ; les mots les plus crus étant masqué par un "biiiip" hypocrite. 

8. L'excellent Andrew Bevis qui chante "A chick with a dick"...

9. Air : "Mama gimmee smack on the asshole" et cette confession "off" : "It might seem pathetic, it might show a lack of class / I only feel the real me when the shit is pouring outta my ass" dont on appréciera la richesse de la rime.

10. J'arrête là l'énumération : la partition jongle avec les différents types de voix, mêlant habilement les types d'émission ; bien entendu, tout le monde est sonorisé.

11. Jésus est accusé d'être un homosexuel honteux : n'est-il pas toujours entouré d'hommes ? Tout en niant, Jésus confesse off : "In fact, I'm a bit gay".

12. Sous ce rapport, "Jerry Springer The Opera" est aussi un rejeton de "Susannah" de Floyd. A noter que le vrai Springer, tout en déclarant avoir apprécié l'ouvrage, se désolidarise totalement de cette conclusion (il reste "droit dans ses bottes") ; à noter, alors que le show a été écrit sans qu'il soit consulté ni même averti, qu'il n'a nullement cherché à empêcher sa diffusion ni réclamer le paiement de droits : c'est tout à fait à son honneur.

13. Richard Thomas, âgé aujourd'hui de 35 ans, est un artiste parfaitement conscient de ce qu'il fait et qui a exposé des éléments de doctrine dans son Kombat Opera Manifesto.

14. Je ne voudrais pas vous quitter sans vous préciser que le papier toilette du théâtre comporte quelques portées et ces paroles fort à propos : "This was your Jerry Springer moment".

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