C O N C E R T S 
 
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PARIS
(Théâtre  du Châtelet)
 
Lucie de Lammermoor 

Gaetano Donizetti (1797-1848) 

Opéra en trois actes 
Livret de Salvatore Cammarano, traduit en français par Alphonse Royer et Gustave Vaëz díaprès le roman de sir Walter Scott The Bride of Lammermoor. 
Version française créée le 6 août 1839 au Théâtre de la Renaissance

Direction musicale : Evelino Pidò
Mise en scène : Patrice Caurier et Moshe Leiser
Costumes : Agostino Cavalca

Lucie : Patrizia Ciofi
Edgard : Marcello Alvarez
Henri: Ludovic Tézier
Gilbert : Yves Saelens
Arthur : Marc Laho
Raymond : Nicolas Cavallier

Orchestre et Choeur de líOpéra National de Lyon 
Chef de choeur: Alan Woodbridge

Représentation du 30 juin 2002

(production accueillie dans le cadre du Festival des Régions)



Pour sa troisième édition, le festival des régions proposé par le Châtelet accueille cette année l'opéra de Lyon avec deux spectacles phares qui ont marqué la saison : Ariadne auf Naxos et Lucie de Lammermoor. Les parisiens redécouvrent ainsi la version française de cet ouvrage, régulièrement jouée durant tout le dix-neuvième siècle, telle que l'entendit sans doute le jeune Flaubert.

Car il s'agit bien d'une version à part entière, les remaniements effectués par le compositeur n'étant pas négligeables : l'orchestration est allégée et le drame plus resserré. On peut regretter la suppression du duo Lucia / Raimondo et de l'orage au début du trois, mais ces pages étaient déjà régulièrement coupées, à la scène comme au disque, dans l'original italien jusque dans les années soixante. Normanno et Alisa sont fondus en un seul personnage, d'une importance capitale : Gilbert. Manipulateur ambigu et cupide, agent double à ses heures, il est le mauvais génie d' Henri, dont il trahit la soeur qui se confie à lui sans méfiance. Le rôle de Lucie enfin, d'une tessiture plus aiguë, débute avec une scène brillante empruntée à Rosmonda d'Inghilterra, qui remplace l'air dramatique Regnava nel silenzio. Loin d'affadir l'oeuvre, comme on a pu le lire, cette substitution permet de dessiner le portrait d'une jeune fille amoureuse tout à la fois inquiète (la cavatine Que n'avons-nous des ailes) et confiante : L'espoir brille en mon coeur, répète-t-elle à l'envi dans la cabalette . On est loin de la Lucia déjà hantée par les fantômes sanglants du passé. Le contraste avec la scène de la folie n'en est que plus accentué.

Le rideau se lève sur le plateau nu, plongé dans une nuit oppressante qui n'aura pas de fin et d'où émergent peu à peu des chasseurs, les armes à la main, déposant leur gibier mort sur le devant de la scène. Le ton est donné : c'est dans cet univers sombre et brutal qu' évolue la douce Lucie, seule femme dans un monde exclusivement masculin. Même le bal qui précède la folie nous montre les choristes des deux sexes vêtus d'armures et s'exerçant au combat, l'épée au poing.

Peu de couleurs, si ce n'est le rouge éclatant de la cape d'Arthur, première victime d'une série de morts violentes qu'il déclenchera malgré lui et, au premier acte, le jaune vif de la robe de l'héroïne qui rêve encore d'un avenir radieux. Au jaune succédera le violet, couleur du demi-deuil, puis le blanc de la parure nuptiale et de la chemise de nuit, linceul déjà, maculée de sang.

Sobres, les décors esquissent un intérieur étouffant, tout en boiseries au deux, puis une architecture vaguement gothique, glaciale à souhait, qui s'écartera pour laisser place aux tombes du dernier tableau. Dans ce dispositif ingénieux et peu envahissant, les personnages se meuvent en toute liberté, soutenus par une direction d'acteur efficace qui culmine dans la scène de la folie particulièrement impressionnante. L'image de Lucie, chantant sa cavatine en rampant au milieu des guerriers est d'un effet saisissant.

Musicalement, on est à la fête : beaucoup plus à son affaire que dans son récent Pirate bellinien, Evelino Pido peaufine chaque détail et propose un direction raffinée et alerte de cet ouvrage à la reconstitution duquel il a participé. Quelques brutalités, notamment à la fin de l'ouverture et dans le sextuor, ne sauraient entacher une prestation somme toute d'un haut niveau tout comme l'orchestre, dont les cordes, en particulier les violons, sont absolument magnifiques. Impeccables également, les choeurs préparés par Alan Woodbridge.

Les seconds rôles n'appellent que des éloges : Yves Saelens campe un Gilbert veule à souhait sans tomber dans la caricature du méchant d'opéra, et Marc Laho exhibe un timbre presque trop séduisant pour le fade Arthur. Les belles notes graves de Nicolas Cavallier font regretter que la partie de Raymond soit si réduite dans cette version.

Ludovic Tézier incarne avec intelligence et fière allure le personnage complexe d'Henri, obtus en apparence, mais perceptiblement en proie à l'incertitude et enfin au remords. Sa voix parfaitement projetée ne manque pas de charme, et sa technique accomplie lui permet de surmonter toutes les embûches d'un rôle si souvent mal servi (dans l'original italien). Tout au plus pourrait-on lui reprocher une dynamique limitée à l'alternance forte / mezzo forte, là où l'on attendrait davantage de nuances.

Tel n'est pas le cas de Marcello Alvarez qui, disons-le d'emblée, nous offre une prestation proche de l'idéal. Son Edgard tourmenté, viril et fragile à la fois, bénéficie d'une ligne de chant d'une rare élégance, capable des demi-teintes les plus subtiles, et dotée d'un aigu forte, plein, rond et jamais forcé dont on lui sait gré de ne pas abuser. Le timbre chatoyant, délicatement ambré est d'une beauté irrésistible. Nul sanglot déplacé dans la scène finale, d'une émotion contenue, qui arracherait des larmes aux pierres tombales ! Certes, le comédien est parfois un peu gauche, mais comment résister à tant de sincérité et d'humilité touchante au salut final ? 

Remplaçant Nathalie Dessay, Patrizia Ciofi a encore mûri son personnage depuis les représentations lyonnaises. Sa composition, d'une justesse remarquable, sans effets superfétatoires, culmine dans une scène de la folie hallucinante. La voix, d'une homogénéité sans faille jusque dans l'aigu - jamais strident- se rit des difficulté les plus périlleuses de la partition. Son français, en outre, est d'une intelligibilité quasi parfaite. Après sa touchante Aspasie (dans Mitridate, avec Rousset), au Châtelet déjà, sa Nanetta et sa Sophie à Bastille, cette Lucie témoigne de l'irrésistible ascension d'une artiste dont on n'a pas fini de parler. On l'aura compris, l'accueil triomphal que le public réserve à ce spectacle est amplement mérité.
 
 

Christian Peter
(Dominique Vincent)
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