C O N C E R T S 
 
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PARIS
02/04/03

(Karita Mattila) 
Récital Karita Mattila

Karita Mattila, soprano
Tuija Hakkila, piano

Henri Duparc (1848-1933)
L'invitation au voyage / Romance de Mignon
Au pays où se fait la guerre (Théophile Gautier)
Chanson triste / Phidylé

Kaija Saariaho (née en 1952)
Quatre instants sur des poèmes d'Amin Maalouf (2002) :
Attente / Douleur
Parfum de l'Instant / Résonances

Serge Rachmaninov (1873-1943)
Ne chantez plus pour moi (Alexandre Pouchkine)
Crépuscule / Solitude
La Muse / Quel bonheur

Antonin Dvorak (1841 - 1904)
Chants tziganes op. 55 sur des poèmes d'Adolf Heyduck (1880)
Ma chanson résonne / Mon triangle
Et les bois alentour / Le violon est bien accordé
Dans ses vastes habits de lin / Quand ma vieille mère
Si l'aile du faucon

Paris, Théâtre du Châtelet, 2 avril 2003


 

Un récital en rouge et gris
 

Le liederabend est, on le sait bien, un exercice on ne peut plus difficile, souvent périlleux, et qui peut même parfois se révéler meurtrier pour bien des chanteurs par ailleurs irréprochables sur une scène d'opéra.

Il semble que ce soir-là au Théâtre du Châtelet, la soprano finlandaise Karita Mattila n'ait pas failli à la règle.  

Cette belle artiste, dotée d'un physique avantageux, d'une forte présence scénique, d'un puissant tempérament dramatique et d'une voix éclatante de santé, s'était fait connaître à ses débuts dans le répertoire mozartien. Depuis un certain nombre d'années, elle a manifestement souhaité amorcer un nouveau tournant dans sa carrière en abordant des rôles plus lourds et plus dramatiques comme "Lisa" de La Dame de Pique, ou "Léonore" de Fidelio... On l'entendra très bientôt dans Jenufa au Châtelet et dans Salomé la saison prochaine à l'Opéra de Paris.

Le programme de cette soirée, a priori alléchant et original, avec à la clef une création mondiale d'une oeuvre de Saariaho, allait se révéler à la longue déséquilibré et frustrant pour l'auditeur.

Lors d'un entretien accordé à Opéra International pour ses soixante ans (n° 213 de mai 1997), la grande Gundula Janowitz, à la question "La construction d'un récital est-elle très importante ?" apportait la réponse suivante : "Je crois que l'existence d'une dramaturgie est fondamentale dans tout liederabend. On ne peut pas aligner les mélodies dans n'importe quel ordre ; il faut imposer un fil conducteur."

Force est de reconnaître qu'on cherchait désespérément ce soir-là le "fil conducteur" dans le programme de Karita Mattila, composé pourtant d'oeuvres passionnantes. L'amour, sans doute, mais c'est un sujet courant dans les mélodies... L'âme slave à travers Rachmaninov et Dvorak ? L'intitulé d'un des textes du programme distribué au public : "XIXe-XXe siècle : la mélodie en Europe" peut constituer une piste, mais on peut être tenté de penser qu'il s'agit plus d'un essai de justification a posteriori que d'une véritable ligne directrice.

Henri Duparc eut sans doute l'un des plus singuliers destins de toute l'histoire de la musique : son oeuvre se résume à un recueil de treize mélodies, toutes plus sublimes les unes que les autres, quelques pages pour orchestre, d'autres de musique de chambre, tout cela écrit sur une quinzaine d'années - de 1868 à 1884 - qui seront suivies d'un lourd silence d'un demi-siècle.

Le choix effectué par Mattila mélangeait savamment des mélodies très connues, L'invitation au voyage, Phidylé, avec d'autres plus rarement données comme la Romance de Mignon. Elle y fit entendre une belle voix, bien menée, mais une diction imparfaite, malgré de louables efforts, et une certaine difficulté à appréhender l e style si particulier de ces oeuvres qui présentent, entre autres, la caractéristique d'être écrites en général pour des voix plutôt larges, alors que le texte doit demeurer intelligible. Mattila paraît avoir oscillé entre deux options : celle du "vocal" au détriment de la diction, et celle du "parlé", la voix dans ce cas ayant tendance à se détimbrer, à perdre du corps, les aigus devenant un peu tirés et difficiles. Visiblement, elle n'était pas totalement à son aise dans ces mélodies somptueuses, opulentes (L'invitation au voyage, Phydilé), où la voix doit être royale, aisée, ample et au service du texte. Il eût été sans doute préférable, à la fois pour Duparc et pour Mattila, de les faire figurer en début de seconde partie, une fois la voix mieux chauffée. Jusqu'à nouvel ordre, l'interprétation de la soprano finlandaise ne risque donc pas de détrôner de sitôt celle de Régine Crespin ou de Jessye Norman, ni même celle de Susanne Danco ou de Victoria de Los Angeles qui, dotées de moyens vocaux moins conséquents, n'en demeurent pas moins d'admirables stylistes.

Les choses prirent une meilleure tournure avec l'oeuvre commandée par le Théâtre du Châtelet et le Barbican Center de Londres à Kaija Saariaho, créée en première mondiale ce soir-là et dédiée par la compositrice à Karita Mattila.

Ces Quatre Instants composés sur des textes d'Amin Maalouf, au demeurant assez simplistes et empreints d'une certaine banalité, font appel à une très grande virtuosité : tessiture assassine, grands écarts vocaux, sollicitation constante du haut médium et de l'aigu. Mattila se montra formidablement investie dans ces pages conçues, il est vrai, sur mesure, même si elles font subir à sa voix à un traitement dangereux qu'il serait sans doute préférable de ne pas renouveler trop fréquemment. Leur écriture paraît correspondre parfaitement à ses possibilités actuelles : cris, vociférations, pathos, et, même si l'on y entend toujours les mêmes défauts de diction, ces mélodies intenses, violentes, sensuelles, siéent mieux à l'artiste par leur style que les oeuvres de Duparc.

La cantatrice était vêtue pour la première partie d'une robe rouge moulante en velours frappé, qui mettait en valeur ses formes sculpturales. Son excellente pianiste, elle, arborait une élégante tenue grise... En deuxième partie, Mattila apparut dans une robe identique, mais grise, et la pianiste arbora un joli châle rouge sur sa tenue, toujours grise. C'était amusant et charmant, mais là encore, on peut s'interroger sur la symbolique de cette mise en scène... En effet, le gris perle n'eût-il pas mieux convenu à Duparc et Sariaaho, le rouge de la passion semblant pour le coup mieux adapté au lyrisme slave de Rachmaninov et Dvorak ? Étrange... 

Les splendides mélodies de Rachmaninov, d'une grande richesse d'écriture et emplies de la souffrance universelle typique de l'âme russe selon Dostoïevski, continuèrent à mettre en valeur la voix de Mattila, dont la couleur se révéla décidément plus adaptée à cette musique, même dans les demi-teintes et les passages plus élégiaques. Incontestablement, cette artiste, qui a besoin de pathos, trouva en la langue deTchekhov une sensualité convenant à son tempérament volcanique et à sa personnalité extravertie.

Les choses se gâtèrent à nouveau avec les Chants tziganes de Dvorak. Ces ravissantes mélodies, d'inspiration populaire - Dvorak avait puisé dans les folklores de Moravie et de Bohème - s'inscrivaient cependant dans une tradition déjà initiée par Haydn et Brahms (Zigeuner Lieder). Écrites simultanément en tchèque et en allemand, elles étaient destinées au départ au ténor autrichien Gustav Walter. Très variées, tout à tour dansantes et mélancoliques, elles constituent une vision du monde tzigane "revisitée", malgré tout plus proche de Brahms que de l'authentique folklore morave ou bohème.

Mattila , sacrifiant à nouveau à son péché mignon, insuffla à ces pages, chantées ici en tchèque - sans doute pour accentuer le côté "couleur locale" - trop de pathos, avec un chant très "premier degré", physique, voire charnel, avec des ports de voix, des notes prises en dessous qui, à la scène, peuvent passer sans problème dans le feu de l'action, mais sont moins acceptables dans un tel récital. Elle eut un peu trop tendance à surjouer le côté "tzigane", tel qu'elle se l'imagine, d'ailleurs... Car l'esprit tzigane, où la joie est indiciblement mêlée à la mélancolie, n'est en aucune manière cette alternance simpliste du "je suis contente" et du "je suis triste" qu'offrit Mattila. Le pire fut atteint lorsque la cantatrice enleva ses chaussures et les lança en l'air, sans doute encore une fois pour "faire bohémien", ce qui lui fit, par ce "dérapage", frôler la vulgarité.

Il convient d'ailleurs de recommander l'écoute de ces mêmes Chants tziganes par Anne-Sofie von Otter dans son disque Folk Songs (DG 463 479-2 enregistré en 2000), qui font partie de son univers depuis 1978, et où elle donne à entendre avec un grand raffinement ce que le "à la manière de" pris au second degré veut dire.

Mattila chanta deux bis : l'un qu'elle ne présenta pas, semblait être une "gypsy song" en anglais, probablement extraite d'une comédie musicale, et où elle se plut encore à jouer la bohémienne, se parant du châle de sa pianiste, marchant pieds nus, etc. Curieusement, le deuxième bis, une chanson du folklore finlandais, la révéla plus spontanée, plus simple, plus "naturelle" en un mot, malgré des explications un peu alambiquées, et surtout en parfaite osmose avec sa formidable pianiste, dotée par ailleurs d'un solide sens de l'humour.

Il est regrettable que Mattila, au lieu de se lancer dans le "bohémien de pacotille", n'ait pas choisi d'interpréter quelques mélodies de sa Finlande natale, comme des chants folkloriques ou des oeuvres de Sibelius.

On peut être tenté de conclure que, contrairement aux Bostridge, Keenlyside, Lott et von Otter, pour ne citer que ceux-là, qui investissent les oeuvres en s'effaçant devant la musique et en leur imprimant leur marque de l'intérieur, et avec quelle maestria, Mattila suit un chemin diamétralement opposé, en faisant avant tout "du Mattila" comme si, en quelque sorte, le style des oeuvres importait peu et qu'elles n'étaient faites que pour mettre en valeur son potentiel sensuel, dramatique et vocal.

En résumé, un récital mi-figue, mi-raisin, en rouge et gris, comme les tenues de la dame, où l'on constate que le vieil adage "qui peut le plus peut le moins" ne se vérifie pas toujours. Dans ce même théâtre, pourtant, on entendit en 2001 une exception : l'admirable Grace Bumbry qui, à l'âge de soixante-huit ans, après avoir chanté les Amnéris, Eboli, Vénus de Tannhaüser et autres, distilla au cours d'un récital mémorable un pur camée malicieux comme le Die Männer sind méchant de Schubert digne de celui... de Janowitz, vers laquelle nous allons retourner pour le mot de la fin : "La scène aide pour le lied et réciproquement. Pour un chanteur d'opéra, l'expérience du lied est très précieuse, car elle impose un contrôle absolu de l'instrument. Mais si l'on n'éprouve aucune affinité avec l'univers de la mélodie, il faut s'abstenir d'en faire !"

A n'en pas douter, Karita Mattila sera une fort intéressante Jenufa. Mais on peut espérer qu'en ce qui concerne la mélodie, elle ait quelque peu retenu la leçon...
 
 

Juliette Buch
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