C O N C E R T S
 
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PARIS
01/03/2004

Jessye Norman
© DR
Récital Jessye Norman
 

Jessye Norman, soprano
Mark Markham, piano
 

Joseph HAYDN (1732 - 1809)
Arianna a Naxos
Cantata a voce sola - Hob. XXVlb:2

Gustav MAHLER (1860 - 1911)
Rückert Lieder (Cinq lieder sur des poèmes de Friedrich Rückert )
Ich atmet' einer linden duft 
Blicke mir nicht in die Lieder 
Um Mitternacht 
Liebst du um Schönheit 
Ich bin der Welt abhanden gekommen
 

Henri DUPARC (1848 - 1933)
L'invitation au voyage (Charles Baudelaire)
Sérénade florentine (Jean Lahor)
La vie antérieure (Charles Baudelaire)
Chanson triste (Jean Lahor)

Manuel de FALLA (1876 - 1946)
Siete canciones populares espanolas
El Pano Moruno
Seguedilla murciana
Asturiana - Jota
Nana - Cancion - Polo

Théâtre du Châtelet
1er Mars 2004



JESSYE NORMAN ASSOLUTA...
 

C'était un vrai plaisir que de retrouver Jessye Norman pour ce récital initialement prévu le 26 novembre 2003, surtout après les mémorables représentations d'Erwartung et de La Voix Humaine en octobre 2002 dans le même théâtre.

A son entrée en scène, la diva, vêtue d'une grande robe jaune paille, paraît, malgré un sourire rayonnant, légèrement fatiguée, ses traits sont un peu tirés, et elle semble marcher avec difficulté. Mais les premières notes nous rassurent : la voix est là et bien là, plus que jamais.

Le programme, comme toujours magnifiquement composé, fait la part belle aux oeuvres où elle a excellé dés ses débuts : Haydn, Mahler, Duparc, avec une incursion plus inattendue dans le répertoire espagnol pour les célèbres "Sept mélodies populaires" de Manuel de Falla.

Celle qui fut une inoubliable Ariane de Strauss est très à son affaire dans cette cantate composée par Haydn en 1789 et dont la forme, alternant récitatifs et arie, s'apparente aux grands airs de concert de Mozart, un de ses autres domaines de prédilection. Le geste et la voix sont amples, la diction et le style admirables. Contrairement à Berganza et von Otter, pour ne citer que celles-là, qui en ont livré une interprétation plus "baroque", Norman projette cette cantate dans le futur et la tire plus vers Cherubini, Beethoven (Ah ! Perfido) et même Berlioz. Son "Teseo mio ben ! ove sei tu ?", poignant, très habité puis un "Dove sei mio ben tesoro" au phrasé royal pour finir sur un "Barbaro ed infedel" désespéré et tellurique, mettent magistralement en valeur l'art de cette chanteuse aux moyens vocaux exceptionnels alliés à une ligne de chant exemplaire et à une implication dramatique hors du commun.

Les Rückert Lieder, ouvrage qu'elle a beaucoup fréquenté, constituent un des sommets de la soirée. Jessye Norman, en grande interprète du répertoire allemand, en donne une lecture quasiment métaphysique, alternant avec génie l'élégie de Ich atmet' einen linden duft et Blicke mir nicht in die Lieder, où on l'entend sourire, avec ces drames cosmiques que sont Um Mitternacht et Ich bin der Welt abhanden gekommen où elle sait traduire, comme bien peu le pourront après elle, la douloureuse interrogation existentielle et spirituelle qui fut le lot quotidien d'un Gustav Mahler déchiré et souffrant. Un choc émotionnel rare, qui laisse pantois.

Les mélodies de Duparc, en début de deuxième partie, offrent un autre aperçu de son inépuisable talent. Norman possède, sans aucun doute, "la" voix idéale pour ces pièces, conjuguant à l'ampleur nécessaire du phrasé une diction française à faire pâlir nombre de nos compatriotes. Elle chante ces pages avec une facilité, une évidence, une musicalité tellement incroyables, qu'on en oublie presque que ces mélodies figurent parmi les plus difficiles dans la mesure où elles requièrent, outre les qualités interprétatives inhérentes à ce répertoire, des moyens vocaux qui les mettent d'emblée hors de portée de bien des interprètes.

Le reste de la soirée allait être fertile en surprises, comme ces Sept Mélodies Populaires Espagnoles, trahissant un des péchés mignons de Norman, véniel, certes, quand on le compare à la haute qualité de sa prestation par ailleurs : une certaine tendance à "maniérer", voire à "surjouer" un répertoire dit plus "léger", ne demandant pas de très grandes voix, mais un style très particulier, dans lequel Berganza et de Los Angeles sont quasiment insurpassables. 

Ces mélodies, très imprégnées de folklore, requièrent, si l'on ne vient pas d'Espagne ("D'Espana vengo, soy Espanola" comme le dit ce célèbre air de zarzuela) une connaissance approfondie de la langue et, qui plus est, de la culture et de la civilisation de ce pays. Or, çà et là, quelques défauts de prononciation et une tendance à en faire un peu trop montrent que Norman ne maîtrise pas tout à fait l'exercice qui, au demeurant, ne lui pose aucun problème vocal. Et si elle s'acquitte magnifiquement des parties les plus "élégiaques" du cycle : Asturiana, Nana, Cancion, force est de reconnaître qu'elle tire parfois vers une Espagne revisitée par Broadway, à la limite du mauvais goût, les plus "extraverties", en particulier la dernière, l'admirable Polo, dont la difficulté principale réside en la nécessité d'exprimer, avec un désespoir à la fois pudique et violent, la douleur engendrée par un amour malheureux : "Malhaya el amor, malhaya, Y quien me lo dio a entender" (Maudit soit l'amour, maudit soit aussi qui me l'a fait comprendre).

Mais nous n'allions pas bouder notre plaisir, car c'est quasiment une troisième partie de récital que Norman offrit à un public chauffé à blanc : standing ovation, quarante-cinq minutes de rappels, déluge de fleurs offertes par nombre d'admirateurs, avec cinq bis, tous plus magnifiques les uns que les autres. Qu'on en juge plutôt : une souveraine Vocalise en forme de Habanera (Ravel) ; une Lettre de la Périchole, à la fois sophistiquée et drôle, où l'on retrouva un peu les défauts susmentionnés, Norman n'hésitant pas à doubler le dernier couplet et à le couronner d'un aigu superbe, mais de son cru ; un Zueignung de Strauss, quasiment historique, adressé à toute la salle, avec les bras fleuris, un Swing low, swing chariot, a capella, qu'elle chanta assise, avec une spiritualité, une profondeur et une splendeur vocale bouleversantes et enfin, un Summertime qu'elle eut l'intelligence d'interpréter, non comme une chanteuse d'opéra, mais de manière complètement jazzy, aidée en cela par l'extraordinaire Mark Markham, son pianiste attitré depuis 1995. L'étroite complicité qui règne visiblement entre cette grande dame et son formidable accompagnateur n'est d'ailleurs pas un des moindres atouts de cette mémorable soirée. Il y avait, en effet, bien longtemps qu'on n'avait entendu une telle performance, mêlant à un talent d'exception, un profond charisme et une magnifique autorité scénique. Incontestablement, Norman, Reine du Lied et de bien d'autres royaumes, fait partie de ces artistes capables de se mettre eux-mêmes en scène et avec quelle virtuosité !

A tel point qu'on est tenté de reprendre l'ultime phrase de Zueignung, et de lui dire : "Un grand merci, Madame Norman" en lui souhaitant, alors qu'elle va avoir cinquante-neuf ans, encore de longues années de chant, pour notre plus grand émerveillement. "Habe dank !".
 
 
 

Juliette BUCH


Ce programme sera diffusé sur France Musiques le 7 Avril 2004, à 10h30
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