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MUNICH
26/11/05

Amour (Deborah York) et le rideau
Christoph Willibald GLUCK (1714 - 1787)

ORPHEE ET EURYDICE

Opéra en trois actes

Livret de Ranieri de Calzabigi (1762) traduit par Pierre-Louis Moline (1774)
Version française revue par Hector Berlioz (1859)
Musique de ballet extraite des versions originales italienne et française (1762/1774)

Mise en scène : Nigel Lowery et Amir Hosseinpour
Décors et costumes : Nigel Lowery
Chorégraphie : Amir Hosseinpour
Eclairages : Pat Collins

Orphée : Anne-Sofie von Otter
Eurydice : Aga Mikolaj
L'Amour : Deborah York

Orchestre et choeurs de l'Opéra d'Etat de Bavière
Direction Musicale : Ivor Bolton
Chef des Choeurs : Andrés Màspero

Munich, 26 novembre 2005

ORPHEE, ENVERS ET CONTRE TOUT

Certains lecteurs et mélomanes qui, fin juillet 2002, lors du Festival de Radio France et Montpellier, avaient assisté au Rinaldo de Haendel dirigé par René Jacobs, ont conservé sans aucun doute un souvenir on ne peut plus mitigé de la mise en scène venue des "Innsbrucker Festwochen".Il faut dire que le tandem Lowry/Hosseinpour n'y était pas allé de main morte ! Notre collègue Christian Peter avait eu du mal à s'en remettre et, très franchement, il y avait de quoi !

L'année suivante, les deux compères devaient récidiver en s'attaquant au légendaire Orphée, un des grands chefs-d'oeuvre du répertoire, dont Gluck fit, en quelque sorte, l'emblème de sa grande réforme de l'opéra. En fait, il en existe trois versions "légitimes" : celle de Vienne, créée en 1762 avec le castrat Gaetano Guadagni dans le rôle-titre, sur le livret italien de Calzabigi ; celle de Paris, dédiée à la Reine Marie-Antoinette, créée en 1774 sur le livret français de Moline et composée pratiquement sur mesure pour le célèbre ténor Joseph Legros, qui possédait des qualités vocales exceptionnelles ; et enfin celle de Berlioz, également en français, remaniée par le compositeur avec l'aide du jeune Camille Saint-Saëns et créée en 1859, également à Paris, au Théâtre Lyrique, par la grande Pauline Viardot à laquelle elle était tout spécialement destinée.

C'est donc cette dernière version que le tandem mit en scène pour l'Opéra de Munich. La première eut lieu le 20 octobre 2003, déjà sous la direction d'Ivor Bolton, avec une belle distribution : Vesselina Kasarova (Orphée), Rosemary Joshua (Eurydice) et Deborah York (L'Amour). Un DVD allait paraître en 2004 chez Farao Classics, diffusé sur Mezzo il y a quelques mois.

Est-ce le temps qui passe - nous en avons vu bien d'autres depuis - ou la violence des critiques à propos de ce fameux Rinaldo, toujours est-il que le satané duo nous a semblé, cette fois, légèrement assagi, sans être génial pour autant, hélas. Il faut dire que l'auguste Bayerische Staatsoper, après bien des soirées d'anthologie, dont, en 1953, une mémorable production du même Orphée par Wieland Wagner, en a, lui aussi, vu et entendu de toutes les couleurs, du haut du luxe rococo et kitsch de ses ors drapés de blanc et de rose !

Mais, que l'on se rassure, Lowry et Hosseinpour, sans aller jusqu'aux excès de Rinaldo, en font encore assez pour que l'on reconnaisse leur marque de fabrique.

En premier lieu, le goût pour les bestiaires (rappelez-vous le poussin jaune de Rinaldo). On verra donc, dans un paysage désertique censé représenter les Champs Élysées ou le royaume des morts, au choix, sur une scène de théâtre dressée sur celle déjà existante ("le théâtre dans le théâtre" étant, comme on le sait, une idée extrêmement "nouvelle !"), surgir successivement un chat, un singe et un lapin en peluche auxquels Orphée, sortant d'un tombeau (sic) prodiguera moult caresses, puis un grand ours blanc, qui passera en se frottant le ventre auprès d'un sapin de Noël et sous la neige tombant à gros flocons, le tout déclenchant l'hilarité du public.

En second lieu, la passion pour les papiers peints à grosses fleurs de couleurs vives, qui recouvrent les murs de la chambre d'Eurydice, "boite à théâtre" ressemblant de l'extérieur à une télévision (re-sic) et où se déroulera le ballet final, particulièrement grotesque.


le ballet © DR

Enfin, l'engouement pour les objets et les images hors de propos : l'Amour arrivant en clown, tenant un baigneur en celluloïd qu'il montre fièrement et tend à Orphée, lequel le serre contre lui avec passion, le sapin de Noël trônant au fond de la scène, puis devant, on se demande pourquoi, etc.

D'autant plus qu'au milieu de tout ce fatras, émergent quelques idées qui ne sont pas mauvaises, comme celle de transformer le choeur (hommes et femmes vêtus, comme Orphée, d'un smoking) en orchestre, dont le Poète serait le premier violon - cet instrument représentant un substitut tout à fait honorable à la lyre - et aussi le chef. Pourquoi pas, après tout, lorsqu'on sait que cet enfant chéri des muses charmait par la beauté de sa musique les monstres de l'Enfer ?

La représentation de ce dernier par l'équipe Lowry/Hosseinpour consiste en une grande cuisine toute rouge où des marmitons très affairés font "mijoter" les damnés et, avouons-le, c'est plutôt drôle et réussi, même si, malgré tout, cette vision paraît plus se référer à un "conte de fées" cauchemardesque façon frères Grimm qu'à un opera seria. Cette cuisine conviendrait certainement mieux à la sorcière d'Hänsel und Gretel qu'aux divinités infernales d'Orphée et Eurydice !

Il y a aussi - ô miracle - des moments de pure poésie - mais si, c'est vrai ! - en particulier lorsque Orphée est seul en scène, livré à sa douleur, mais également lors de ses duos avec Eurydice, la plus belle idée étant de le faire chanter seul devant le fameux rideau de l'illustre théâtre l'air célèbre "Amour viens rendre à mon âme", avec toute la salle éclairée a giorno, sublime sous ces lumières.

Par contre, il est vraiment bien dommage que l'opéra se termine sur ce ballet, prétendument parodique et en fait passablement ridicule. Le public, qui s'esclaffait à l'acte II à la vue des animaux en peluche et de l'ours blanc, semble consterné devant cette chorégraphie assez minable où, entre autres, l'on voit les danseurs jouer avec les "morceaux" d'Orphée (dont la tête), déchiqueté, comme on le sait, par les Ménades. Orphée est-il devenu un opera buffa ?

D'autant plus, et nous l'avons gardé pour la fin, que la prestation musicale est de très haut niveau, malgré quelquefois une certaine raideur dans la direction d'Ivor Bolton et des tempi un peu saccadés. Il est vrai qu'on le sent parfois très préoccupé par ce qu'il voit sur scène, le malheureux ! (En particulier l'épisode des peluches, sans oublier le ballet.)

Anne-Sofie von Otter retrouve ici ce rôle qu'elle a chanté à ses débuts, puis à travers le monde, avant de l'enregistrer en 1989 pour EMI avec John Eliott Gardiner à la tête de l'orchestre de l'Opéra de Lyon.

Comme nous l'écrivions à propos des concerts de Brême avec Marc Minkowski, la voix de von Otter est moins ronde et sonore dans le registre grave que par le passé, d'autant qu'au fil des ans, elle a abordé des rôles plus aigus, comme Charlotte de Werther et surtout Alceste. En revanche, l'engagement de l'artiste, sa maîtrise du style, de la diction française et de la colorature vertigineuse sont toujours intacts, et semblent même avoir encore gagné en profondeur et en intensité. Son incarnation du rôle d'Orphée, nuancée et raffinée, sait mêler subtilement le touchant abandon, quasiment féminin, du Poète, au grand désespoir qui le fait, assoiffé de vengeance et étourdi par la colère, montrer le poing aux Enfers à la fin d' "Amour viens rendre à mon âme". Curieusement, cette aria sonne alors comme un hommage aux grandes envolées des castrats - n'est-ce pas d'ailleurs un contraltiste qui a créé la première version d 'Orphée ? (Où il ne figurait pas, d'ailleurs.) Von Otter retrouve ici la virtuosité, le dynamisme et la véhémente expressivité de Serse et d'Ariodante et, comme dopée par sa solitude en scène devant le rideau, fait un véritable triomphe.

La mezzo suédoise est, au demeurant, fort bien entourée, en particulier par la très belle Eurydice d'Ada Mikolaj, émouvante, expressive, à la voix pure, ronde, et bien projetée, aussi à l'aise dans l'élégie : "Cet asile aimable et tranquille" parfois dévolu à une choriste ("Une ombre heureuse") que dans la fureur : "Fortune ennemie, quelle barbarie". On retrouvera d'ailleurs cette jeune et talentueuse cantatrice polonaise, membre de la troupe de l'Opéra de Bavière, dans un rôle plus modeste le lendemain dans Elektra. L'Amour de Deborah York, gracieux et stylé, est également digne d'éloges, tout comme le formidable choeur "maison", et tous les chanteurs sont ovationnés par un public enthousiaste.

En conclusion, une réalisation musicale de haut vol, malgré une production scénique dans l'ensemble assez contestable, où surnagent malgré tout quelques instants de grâce et d'émotion au cours desquels la musique et les artistes semblent fort heureusement épargnés, mais pour finir, hélas, avec un ballet absolument impardonnable, surtout au regard d'une telle partition !
 
 

Juliette BUCH
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