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SAINT ETIENNE
03/04/05

© Opéra de Saint-Etienne
Richard STRAUSS

SALOMÉ 

Drame musical en un acte
Texte original français d'Oscar Wilde
(Editions Alphonse Leduc)

Créé à Dresde le 9 décembre 1905

Direction musicale : Laurent CAMPELLONE
Mise en scène : Jean-Louis PICHON
Chorégraphie : Laurence FANON
Décors : Alexandre HEYRAUD
Costumes : Frédéric PINEAU
Lumières : Michel THEUIL
Assistante à la mise en scène : Sylvie AUGET

Orchestre Symphonique de Saint-Etienne
Assistant à la direction musicale : Laurent Touche

Hérode : Christian JEAN
Hérodias : Sylvie BRUNET
Salomé : Barbara DUCRET 
Iokanaan : Vincent LE TEXIER
Narraboth : Jean-Luc MAURETTE 
Le Page : Patricia FERNANDEZ
Un soldat : Sébastien LEMOINE
Deuxième soldat : Jean-Pascal INTROVIGNE
Premier nazaréen : Jean VENDASSI
Deuxième Nazaréen et un esclave : Gil HANRION
Premier Juif : François BESCOBO
Deuxième Juif : Dominique ROSSIGNOL
Troisième Juif : Eric CHORIER
Quatrième Juif : Patricio SAXTON
Cinquième Juif : Raphaël MARBAUD
Les esclaves de Salomé :
Bruno BENNE, David FRAMBA, José VALLS

Chefs de chant : Junji MITSUISHI
Catherine FUCHS-ASTOR

Coproduction Opéra de Nice



Salomé, Hérode et Hérodias...

Docteur Freud lui-même n'en reviendrait pas ! Une mine, que dis-je, un gisement inépuisable de pathologies en tous genres : nymphomanie, mégalomanie, hystérie, folie... Mais cessons dès lors de moquer le désordre psychique des personnages de l'opéra de Strauss. Car au fond, qu'elles se nomment Salomé ou Elektra, Hérodias ou Clytemnestre, Hérode ou Egisthe, les créatures mi-homme mi-bêtes, blocs de colère, de haine magmatiques que Strauss a parées de ses notes, viennent nous rappeler la face obscure du compositeur fine mouche d'Ariadne auf Naxos et délicieusement mitteleuropa de Rosenkavalier. Sans oublier l'apprenti-philosophe, en quête de sens, de Die frau ohne Schatten, enivré de la langue absconse et érudite d'Hugo Von Hoffmansthal.

Se lassera-t-on un jour de Salomé, de ses couleurs fauves, gorgées d'Afrique et d'Orient, de sa palette de tons crus, incarnat, rougeoyants comme la terre de Sienne sous un crépuscule toscan ? Un Eden fantasmé et chavirant. Oeuvre d'une concision rare, tranchante comme le plus affûté des scalpels, Salomé pourrait s'exhaler en une seule respiration, si elle n'était traversée de spasmes suffocants, qui étouffent jusqu'au souffle de vie, et de points d'orgue orgasmiques qui tiennent captif le désir, jusque-là fuyant. Une sensualité lourde, opiacée, des pulsions incontrôlables, des désirs inassouvis mais aussi un orchestre tout feu, tout flamme, version enfer sur terre, et la proximité sournoise de la mort, du néant, sans espoir de rémission.

Il suffit pourtant d'une Langue avec sa prosodie, sa rythmique, ses codes idiosyncrasiques et ses sonorités convoyeuses d'images mentales pour qu'une oeuvre apparaisse sous un jour différent. Les mélomanes l'ignorent souvent, mais le texte original de Salomé, écrit par Oscar Wilde, le fut en français. Que Richard Strauss ait tenu, après le succès de la version allemande, à composer une version française peut surprendre au premier abord. Mais il semblerait, d'une part, que le musicien tenait en plus haute estime le père de Dorian Gray, et que, d'autre part, il ait souhaité donner vie à une nouvelle Salomé, qui ne serait pas une traduction mais une authentique mise en musique du texte original.

Après moult corrections, révisions, et avec l'aide précieuse de Romain Rolland, le compositeur achève la version française en septembre 1905. Une création parisienne (1907), une reprise à la Monnaie de Bruxelles la même année et puis c'est le silence radio. La Salomé française mise KO par sa jumelle allemande fut seulement redécouverte en 1989 au festival de Montpellier, avant de triompher à Lyon sous la baguette de Kent Nagano (avec Karen Huffstodt, José Van Dam et Jean Dupuy dans les rôles principaux).

Pour les oreilles habituées aux sonorités rugueuses de la langue germanique, la version française déroute immanquablement. Le texte de Wilde, malgré sa poésie lunaire, son inspiration délibérément contemplative qui poétise l'érotisme, n'est pas toujours des plus heureux. Ses répétitions ("Salomé, vous connaissez mes paons blancs, mes beaux paons blancs qui se promènent dans le jardin. Il n'y a pas dans le monde d'oiseaux si merveilleux. Il n'y a aucun roi qui possède des oiseaux aussi merveilleux"), ses maladresses syntaxiques ("Où est-elle celle qui s'est abandonnée aux jeunes hommes d'Egypte, qui sont vêtus de lin et de hyacinthe, et portent des boucliers d'or et des casques d'argent, et qui ont de grand corps ?") l'alourdissent considérablement... Mais la rencontre entre la musique puissante de Strauss, au goût âcre et torride du désert de Numidie, et l'atmosphère subtilement décadente du texte de Wilde a engendré une fleur étrange, dont les vénéneuses fragrances ne laissent pas d'envoûter.

© Opéra de Saint-Etienne

Il semblerait, les huées finales l'attestent, que la mise en scène de Jean-Louis Pichon ait fait souffler un vent frisquet sur les têtes impeccablement laquées du public stéphanois ! Sans doute ce dernier n'a-t-il que modérément apprécié un décor digne d'Hans Savernoch : une "citerne" sombre, dévorée par la rouille, quadrillée par des escaliers de fer. Aucune échappatoire possible, des portes blindés verrouillant ce qui sert de palais au tétrarque. Est-ce une citerne, une cale de bateau, l'intérieur d'un sous-marin, l'infernal bunker du Hitler de La Chute ? Il y règne en tout état de cause une atmosphère de fin du monde, post-Tchernobyl, dans laquelle se meuvent quelques êtres pitoyables. Cette vision pessimiste, implacable du bestiaire Straussien, ne manque ni de cohérence, encore moins de pertinence, même si, pour l'instant, elle n'a pas tout à fait trouvé ses marques.

Pichon s'en explique, dans ses éclairantes "Réflexions pour une mise en scène" : "Le palais du tétrarque de Judée, comme celui de tous les tyrans, enfermés dans l'obsession pathologique de leur omnipotence, et dans la terreur de la voir mise à bas, pouvait offrir un cadre plausible à la tragédie de Wilde. Mais il y si peu de soleil, si peu de recherche d'un quelconque exotisme musical dans la partition de Strauss que nous avons fait un autre choix (...) Nous avons imaginé aux portes de notre civilisation, échappant à ses préoccupations humanitaires et à ses règles, une micro-société qui recrée en toute liberté l'histoire fondamentale et éternelle, d'une humanité attachée à créer les conditions de sa souffrance, de sa jouissance et de sa destruction. Le pouvoir y est à la fois terrible et dérisoire". Dont acte.

© Opéra de Saint-Etienne

Les créatures façonnées par le metteur en scène et ses collaborateurs (Frédéric Pineau aux costumes, Michel Theuil à la lumière) sont à mille lieues des figures charismatiques, hautes en couleur admirées dans la célèbre mise en scène de Luc Bondy, à Salzbourg. Libidineux, cauteleux comme Kenneth Riegel, Hérode est avant tout ici un vieillard débilitant, un ex-dictateur sans doute incontinent. Attifée comme Madame Groseille dans La vie est un long fleuve tranquille, Hérodiade n'est plus la créature mythologique, image dévorante et fantasmatique de la mère abusive, rêvée par Strauss mais une mégère vulgaire et vociférante, à l'esprit petit-bourgeois rance. Salomé ne charrie pas les mêmes effluves brûlants que Catherine Malfitano à Salzbourg, princesse classé X. Est-elle une Lulu déchue, une putain de Buenos Aires sur le retour ? Avec sa robe couleur de lune, aux irisations bleu argenté, elle évoque plus l'Ange bleu qu'une adolescente dévorée par le désir. La très attendue Danse des 7 voiles n'a d'ailleurs ici rien de sensuel, ni d'excitant. Effectuée en partie par les trois esclaves de Salomé, que l'on jurerait sortis du Querelle de Fassbinder, elle se solde par un lever de gambettes mou du genou, laissant entrevoir des dessous aussi affriolants qu'une combinaison Damart (porte-jarretelles et body beige, cela ne fait pas oublier Karita Mattila à Paris...). Seul le personnage de Iokannan, impérieux, tout de blanc vêtu, à la parole puissante et éloquente, apporte un peu d'espoir à cette ronde infernale, accablée par la mort du soleil.

© Opéra de Saint-Etienne

On peut aisément concevoir sa Salomé plus sensuelle, plus africaine, plus lumineuse, plus parodique et amusante aussi, plus BD, plus trash. Un Harry Kupfer l'eut sans doute rendu encore plus physique, plus bouleversante dans son inhumanité, voire explosive... Il n'empêche, Jean-Louis Pichon est un authentique homme de théâtre dont certaines idées (rappelons-nous le jardin de Picpus dans Dialogues des Carmélites) feront date : ainsi le costume d'Hérode, patchwork cousu de petits bouts de tyrannies, de tous ceux rois, despotes, empereurs, officiers, dictateurs qui ont cru qu'ils pouvaient dérober à Dieu la légende de la Création.

On attendait son retour avec impatience... Laurent Campellone a, une nouvelle fois, prouvé qu'il était l'un des chefs les plus prometteurs de sa génération, livrant une lecture stimulante de la partition. OEuvre complexe s'il en est, Salomé donne parfois l'impression d'un collage de blocs musicaux alors que tout n'y est que flux, étals et torrentiels, réminiscences, modulations. Attentif aux nuances dynamiques autant qu'à la motricité du discours, soucieux de rendre justice à la transparence de l'orchestration straussienne, le chef a su maintenir, à quelques relâchements prêts, la tension du début jusqu à la fin. Les musiciens stéphanois, dont on connaît, par ailleurs, l'investissement mais aussi les problèmes de cohésion et de justesse, semblent transfigurés par cette baguette précise, élégante et enthousiaste. Si l'Orchestre ne saurait rivaliser en terme de couleurs, de sauvage beauté, de lascifs déhanchements, et de houle grondeuse avec les plus grands, il a ménagé d'impressionnantes bourrasques sonores, de très bonne augure pour la Tosca à venir...

Comme un compliment en appelle un autre, on sait gré à Campellone d'avoir cherché un équilibre fosse-scène satisfaisant, sinon idéal. Un chef trop zélé aurait tôt fait de noyer les chanteurs sous le déluge sonore. Pour l'occasion, il nous a confié ne pas avoir hésité à adapter les indications mentionnées par Strauss à ses chanteurs... Hélas, cela n'a pas toujours suffi, et pour entendre certains éléments de la distribution, l'usage d'un sonotone n'eut pas été de trop. 

Ce reproche ne s'adresse évidemment pas à la radieuse Sylvie Brunet, Hérodias de luxe, que les metteurs en scène les plus coriaces n'arriveraient pas à enlaidir. On ne sait qu'admirer le plus : la voix, toujours aussi saine, belle, ronde, délectable, l'émission parfaite, naturelle, évidente, l'intelligibilité optimale de la diction, la science des couleurs, l'intelligence du texte, la présence scénique. Directeurs d'opéra, réveillez-vous, il n'y pas que Mesdames Borodina, Kasarova et Graham sur le circuit !

© Opéra de Saint-Etienne

Dans notre lancée, on adressera une belle moisson de compliments au Iokanaan puissant et inflexible de Vincent Le Texier, parfois si décevant, mais là dans une forme remarquable (Il l'était aussi dans Don Carlo à Tours). Timbre d'airain, voix sonore et bien projetée, sans faiblesse majeure dans le grave, gestion du souffle remarquable. Incontestablement, le baryton français a fait belle impression, même s'il me semble que, techniquement, il n'a jamais su véritablement mettre en valeur sa belle voix (pourquoi ces sonorités engorgées, ce vibrato parfois envahissant, cette émission instable qui lui ont d'ailleurs valu tant de critiques ?)

Si le reste de la distribution s'était hissée à ce niveau, on eut tenu un spectacle mémorable. Première victime, l'Hérode à la dérive de Christian Jean, épargné avec bienveillance par le public. Trop souvent distribué à des ténors en fin de carrière ou à des bêtes de scène plus comédiens que chanteurs, Hérode est un rôle exigeant. Christian Jean (un Spalanzani, un Alcindoro, l'aumônier des Dialogues en février dernier), dont la petite voix de ténor ne pèse pas lourd face au cyclone straussien, ne trouve jamais ses marques. Trop occupé à se faire entendre, le chanteur néglige le texte, au grand dam du spectateur condamné à lire les surtitres. Deuxième victime, une Barbara Ducret qui souffle le chaud et le froid en Salomé. Comme le public, nous saluons l'engagement émotionnel et scénique, de la jeune chanteuse (elle n'a que 29 ans !), qui compose une princesse provocante et capricieuse jouant avec l'amour et la mort jusqu'à s'en brûler les ailes. Vocalement par contre, nous n'adhérons pas aux artifices qui la conduisent à darder ses aigus et à chanter fort, pour donner l'impression qu'elle maîtrise ce rôle redoutable. La plupart du temps, on entend une technicienne modeste, incapable de donner chair à un médium et à un bas-médium éteints. De plus, la diction est catastrophique (avec quelques bien vilains "r" roulés à l'ancienne), et l'émission peu orthodoxe.

Comme de tradition à Saint-Etienne, les seconds rôles ont réservé de belles surprises, tels le page à la plastique vocale séduisante de Patricia Fernandez, dont la grâce salvatrice apporte une note de beauté dans cet univers de désolation, et le Narraboth solide de Jean-Luc Maurette.

Mais que Salomé nous pardonne, décidément, c'est vers sa mère, Hérodias, que notre coeur s'en est allé...
 
 

Arnaud BUISSONIN
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