C O N C E R T S
 
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LILLE
01/10/04

Photo © Eric Le Brun / Agence Light Motiv
Georg Friedrich HAENDEL 

TAMERLANO

Opéra en trois actes 
Livret d'Agostino Piovene adapté par Nicolas Haym 
D'après la tragédie de Jacques Pradon 
Tamerlan ou la mort de Bajazet 

Nouvelle production 

Direction musicale : Emmanuelle Haïm 
Mise en scène : Sandrine Anglade 
Scénographie : Claude Chestier 
Lumières :Eric Blosse 
Mouvements chorégraphiques : Pascaline Verrier en collaboration avec les danseurs 

Tamerlano : Bejun Mehta 
Bajazet : Carlo Vincenzo Allemano 
Asteria : Carolyn Sampson 
Irene : Karine Deshayes 
Andronico : Marina Del Liso 
Leone : Paul Gay 
Michel Abdoul, 
Pascal Allio : danseurs 

Le Concert d'Astrée 
Ensemble en résidence à Lille 

1er *, 3, 5, 7 et 9 octobre 2004 

Version de concert au Théâtre des Champs-Élysées le 14 octobre 2004

Les amateurs de belcanto risquent d'être désarçonnés. Non pas que la trentaine d'airs dont Haendel sertit sa partition trahisse le moindre essoufflement, mais c'est le génie dramatique du compositeur qui explose littéralement ici, malmenant les conventions de l'opera seria aux seules fins du théâtre. Chef-d'oeuvre noir et introspectif, l'un des plus originaux du compositeur, Tamerlano multiplie les récitatifs accompagnés et impose comme climax une longue et extraordinaire scène de suicide, celui de l'empereur ottoman Bajazet. Impossible de sacrifier au lieto fine usuel après cette agonie sublime, taillée à la démesure du ténor Francesco Borosino. Tamerlano ne savoure guère sa vengeance et c'est une union au goût amer à laquelle il consent enfin, entre une orpheline éplorée (Asteria) et un rival au bord du désespoir (Andronico). Aucune péripétie, mais une action resserrée autour d'une poignée de personnages, orgueilleux et vulnérables, dont Haendel exacerbe les affects au gré d'une course à l'abîme, inéluctable. Figure mystérieuse et imposante, Leone veille, commente, puis s'engage dans l'action, Fatum consacrant la dimension tragique de l'ouvrage.

Quelques colonnes esquissées pour tout décor, un poignard et une coupe comme accessoires : Sandrine Anglade choisit, avec raison, l'épure. La suggestion également : les protagonistes sont vêtus du même costume anonyme et double (blanc et noir, à l'instar des dominos) que portent des silhouettes encapuchonnées qui s'animent ou s'immobilisent, jouets de Parques invisibles qui les font monter et descendre des cintres au fil de l'intrigue. De fait, cette histoire universelle n'a nul besoin d'être imagée ni actualisée ; elle doit simplement être incarnée. N'en déplaise aux contempteurs de l'opera seria, Tamerlano ne se résume pas à une succession de roulades et d'affetti isolés ; il exige de ses interprètes qu'ils sachent construire un personnage et captiver le public, défi brillamment relevé par la production lilloise !

Carlo Allemano affronte la partie démentielle de Bajazet, la plus difficile, la plus belle jamais écrite par Haendel pour un ténor. Sa voix centrale embrasse la tessiture du rôle et son chant vibrant, incandescent, en magnifie les éclats, en particulier dans la scène du suicide, qui vient couronner un portrait confondant de vérité et de finesse psychologique.

Bejun Mehta a pour lui un charisme indéniable et un jeu de scène vif, subtil, tour à tour impérieux et cajoleur, le contre-ténor traduit à merveille l'ambiguïté du tyran mongol et aborde crânement ses élans virtuoses (jouissif "A dispetto d'un volto ingrato").

Vocalement instable, l'Asteria de Carolyn Sampson émeut pourtant, la sensibilité de l'artiste transcendant sa relative méforme (nous apprendrons le lendemain que le trac n'était pour rien dans cette prestation en dents de scie). Parfaite antithèse de cette intense mais frêle créature, l'Irene de Karine Deshayes n'est que rondeur généreuse et sonore, constance et détermination.

A lire l'argument, on pourrait croire que Haendel a négligé Senesino en lui confiant Andronico, ce prince terne et pusillanime, contraint de ronger son frein et de subir sans broncher les cruautés de Tamerlano ; mais la partition offrait au fameux contralto plus d'une occasion de déployer les mille et un raffinements de son canto fiorito. Découverte de cette production, le mezzo-soprano Marina Del Liso mène déjà une belle carrière en Italie. En 2003, elle était à l'affiche du Comte Ory au festival de Pesaro et donnait la réplique à Juan Diego Florez (en remplacement de Vesselina Kasarova) dans L'Italiana in Algeri, à la Scala. Avant de remporter le prix "Toti Dal Monte" en 2001, Marina Del Liso s'était spécialisée dans le chant baroque avec Claudine Ansermet. Si elle fait montre d'un bel abattage dans son air de jalousie ("Più d'une tigra altero"), elle se distingue surtout, dès son premier lamento, par la délicatesse et l'originalité de ses reprises. A défaut de séduction et de plénitude (des graves un peu sourds), Paul Gay quant à lui, confère à Leone toute l'autorité et la majesté voulues.

Fait remarquable, la direction d'acteurs, essentielle dans cette réussite, semble assumée autant par le chef que par le metteur en scène. Totalement habitée, Emmanuelle Haïm galvanise fosse et plateau : il faut voir son visage se crisper et se détendre, son corps tressaillir, onduler, se cabrer comme si la musique lui imprimait ses mouvements... Ce n'est plus de l'empathie, mais une identification : Tamerlano, Bajazet, Asteria... c'est elle, elle les contient tous, les intériorise pour mieux saisir l'essence et le procès du drame. Un grand chef est en train de naître.


 
Bernard SCHREUDERS
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Reprises : 

les 3 et 5 février 2005 au Théâtre de Caen 
(www.theatre.caen.fr), 
les 15, 17 et 19 avril 2005 à l'Opéra National de Bordeaux 
(www.opera-bordeaux.com

Le Petit Tamerlano, condensé de l'opéra adapté 
pour cinq chanteurs et un orchestre réduit, 
sera donné les 7 et 9 octobre à 14h00 et 14h30 à l'Opéra de Lille, avec : 
Tamerlano : Roméo Cornelius 
Bajazet : David Lefort 
Asteria : Marie Devellereau 
Irene : Renata Pokupic 
Andronico : Benjamin Clée 

direction scènique : Bérénice Collet 
direction musicale : Benoît Hartoin

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