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PARIS
12/04/05
© Eric Mahoudeau
Richard WAGNER

Tristan und Isolde

Opéra en trois actes

Direction musicale : Esa-Pekka Salonen
Mise en scène : Peter Sellars
Vidéo : Bill Viola
Costumes : Martin Pakledinaz
Lumières : James F. Ingalls

Tristan : Ben Heppner
König Marke : Franz-Josef Selig
Isolde : Waltraud Meier
Kurwenal : Jukka Rasilainen
Brangäne : Yvonne Naef
Ein hirt / ein junger seemann : Toby Spence
Melot : Alexander Marco-Buhrmester
Ein Steurmann : David Bizic

Orchestre et choeurs de l'Opéra National de Paris
Chef des choeurs : Peter Burian

Opéra de Paris Bastille
12 avril 2005, 18h

[ Lire aussi le point de vue de Clément Taillia ]

Un Tristan effervescent

Avec cette nouvelle production de Tristan und Isolde, Gérard Mortier joue son joker et le fait savoir. Deux ou trois mots bien envoyés font mouche. On parle d'évènement, on le qualifie d'historique. La pression monte. La distribution réunie pour l'occasion achève d'enflammer les esprits. Les places s'arrachent. Ce mardi soir, sur le quai même du métro, quelques malheureux privés de ticket d'entrée agitaient fébrilement des billets de 20 euros dans l'espoir d'atteindre coûte que coûte le Walhalla qui leur avait été prédit.

Mais à trop promettre, on prend le risque de décevoir et la première s'achève sous les huées du public, certes un brin réactionnaire, de l'AROP. Peter Sellars seul en fait les frais. Sa mise en scène, hiératique, peine à s'imposer entre la fosse d'orchestre, l'écran sur lequel sont projetées tout au long de la représentation les images de Bill Viola et, au-dessus, le bandeau des surtitres. Le décor se limite à une grande banquette rectangulaire qui fait office de lit ou d'estrade. Des costumes sombres lorsqu'ils ne sont pas noirs, des mouvements lents. On pense à Bob Wilson, les gestes saccadés en moins. Les personnages ne se touchent pas ou peu. Au moment le plus fort du duo d'amour, les deux amants osent à peine se donner la main. Isolde chante sa liebestod très loin de Tristan, face au public, droite, figée dans la douleur sans doute. "Déjà morte" expliquent les partisans de Peter Sellars. On relève quelques contresens ; le plus remarquable est Tristan poignardé dans le dos par Melot. On le savait traître mais à ce point... D'autres moments séduisent comme le baiser de Marke à Tristan, à l'issue de son monologue ou ces simples carrés de lumière dans lesquels sont enfermés les personnages au premier acte et qui paraissent pourtant plus infranchissables que des murailles. L'utilisation de la salle est aussi une grande réussite : les choeurs qui surgissent du deuxième balcon, le matelot ou Brangäne perchés au-dessus des spectateurs, la fin sensationnelle du premier acte avec ces lumières qui s'allument violemment lorsque le vaisseau touche terre.

Mais la nouveauté réside avant tout dans l'utilisation permanente de la vidéo. Il faut attendre le deuxième et surtout le troisième acte pour en apprécier la symbolique. Le premier acte utilise abusivement deux acteurs, un homme et une femme, qui se livrent à un striptease censé symboliser la purification. Je soupçonne d'ailleurs leur nudité affichée crûment sur l'écran de porter une part de responsabilité dans la bronca finale. Tout cela ne marquerait pas durablement la mémoire, ni dans un sens, ni dans l'autre si l'interprétation musicale ne venait radicalement modifier la donne.


© Eric Mahoudeau

Dès les premières notes du prélude, la sonorité de l'orchestre surprend. Un tel volume est inhabituel dans le grand hangar de La Bastille qui, d'ordinaire, absorbe goulûment les sons. Le moelleux des cordes émeut, les bois soufflent un peu en retrait. Esa-Pekka Salonen prend le parti de la langueur et distille lentement les accords sublimes. A cette allure, le spectacle dure quarante-cinq minutes de plus que les cinq heures initialement annoncées, entractes compris. Cette position, volontairement analytique, nuit à tout épanchement lyrique mais peut se défendre. En revanche, ce qui dérange plus, c'est l'absence de contrôle du volume sonore. Les chanteurs, déjà désavantagés par l'acoustique de la salle, sont régulièrement couverts et, dans les passages les plus intenses (le duo d'amour, l'agonie de Tristan), carrément submergés. Dans ces conditions, il est malheureusement difficile d'apprécier toutes les nuances qu'ils sont à même de déployer. Et pourtant...

D'une affiche que ne renierait pas le festival de Bayreuth se détache, incandescente, l'Isolde de Waltraud Meier. La soprano allemande réussit à composer avec une justesse remarquable les différents visages de la reine d'Irlande, des imprécations du premier acte à l'extase du dernier en passant par le délire du second. Vocalement, sa tessiture de mezzo compense en maturité et en sensualité ce qu'elle perd en limpidité. La difficulté et la longueur du rôle ne parviennent pas à entamer l'ardeur, l'homogénéité du timbre jusqu'à la liebestod superbement concentrée.

A sa droite, siège la magnifique Brangäne d'Yvonne Naef dont la voix plus claire confère une jeunesse inhabituelle au personnage. Ses appels à la prudence, lancés de la galerie côté jardin, frappent par leur intensité poétique. L'aigu sûr et précis rayonne généreusement. Franz-Joseph Selig forme le troisième élément de ce trio gagnant. Déjà, en février 2004 à Rouen son roi Marke bouleversait ; il est encore plus émouvant aujourd'hui. Par sa silhouette, par son chant, profond, noble, sensible, il devient frère de Tristan, une espèce de double malchanceux et trahi que cette inhabituelle fraternité rend encore plus touchant.


© Eric Mahoudeau

Si le tiercé exceptionnel devait être transformé en quarté, alors on ajouterait le pilote et le jeune matelot de Toby Spence, d'une étonnante fraîcheur, élégant et naturel, dont chaque intervention se transforme en jouissance sonore.

Ben Heppner, flanqué du fruste Jukka Rasilainen en Kurwenal, n'atteint pas à mon avis ce même niveau d'excellence. L'acteur est gauche, voire placide. Le chanteur est ensuite souvent débordé par l'orchestre ; on ne l'entend pas. Toutes les notes sont présentes, ce qui constitue déjà un bel exploit, mais la couleur paraît uniforme et le pathos, indispensable dans la désolation du troisième acte, manque terriblement.

Si la mise en scène est conspuée, la distribution est unanimement ovationnée. Mieux encore, chose inhabituelle à Paris, après chaque fin d'acte, une fois le rideau tombé, les chanteurs reviennent saluer en se tenant par la main. A la sortie, l'un de mes voisins, monsieur respectable d'une cinquantaine d'année, évoque les dernières images de Bill Viola, celles qui pour accompagner la liebestod, montrent un homme couché au fond de l'eau dont le corps s'élève doucement sur un coussin d'air, et, n'y tenant plus, s'exclame "Tu parles d'une idée ! Transformer Tristan en cachet d'aspirine !". Une manière comme une autre de faire des bulles, tout simplement.
 
 

Christophe RIZOUD
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