C O N C E R T S
 
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STRASBOURG
25/10/2006
 
© Alain Kaiser
Hector Berlioz (1803 - 1869)

LES TROYENS

Opéra en cinq actes et neuf tableaux (1815)
Livret du compositeur d’après L’Enéide de Virgile

Direction musicale : Michel Plasson
Mise en scène : Andreas Baesler
Décors : Hermann Feuchter
Costumes : Gabriele Heimann
Lumières : Gerard Cleven
Dramaturgie : Johann Casimir Eule

Énée : Robert Chafin
Chorèbe : Lionel Lhote
Panthée et le Dieu Mercure : Cyril Rovery
N
arbal et l'Ombre d'Hector : François Lis
Iopas : Éric Laporte
Ascagne : Valérie Gabail
Cassandre : Sylvie Brunet
Didon : Béatrice Uria-Monzon
Anna : Marie-Nicole Lemieux
Hylas et Hélénus : Sébastien Droy
Priam et 1e sentinelle : Jean-Philippe Emptaz
Un chef grec et 2e sentinelle : Raphaël Marbaud
Coryphée : Jens Kiertzner
Hécube : Frédérique Létizia
Prêtre de Pluton : Young-Min Suk
Andromaque : Vanessa Dupont
Astyanax : Camille Divoux
Huit convives :
Nordine Asbaa, Valérie Colucci, Violaine Jasson, Amandine Petit,
Rachel Schreck, Georges Spyropoulos, Mickaël Timm, Franck Valéry

Chœurs de l'Opéra national du Rhin
Direction des Chœurs : Michel Capperon

Orchestre philharmonique de Strasbourg

 Nouvelle production
Coproduction avec le Musiktheater im Revier, Gelsenkirchen


Le triomphe des Troyennes

Les productions des Troyens se multiplient et c’est heureux. Hector Berlioz accède enfin au rang d’incontournable dans le paysage lyrique français après avoir été maltraité en son propre pays. L’entreprise de l’Opéra du Rhin (qui présente sur quatre saisons les ouvrages lyriques berlioziens  (reste La Damnation de Faust l’an prochain) est à ce titre courageuse et salutaire.
Après un très beau Béatrice et Bénédict, un magnifique Benvenuto Cellini, voici donc des Troyens qui remplissent de joie... par bouffées. L’ensemble, tant scéniquement que musicalement, est en effet inégal. Après une superbe Prise de Troie, le spectacle peine à retrouver son rythme mais termine en beauté avec l’acte V.

La vision d’Andreas Baesler surprend par sa transposition de La Prise de Troie pendant la guerre de 14-18, mais finit par séduire par la force des images et des situations sans caricature aucune. Le rideau se lève sur une salle délabrée, si ce n’est dévastée. C’est que la frontière entre intérieur et extérieur n’est, subtilement, pas nettement définie : la salle ressemble parfois à un champ de ruine parsemé de débris, et les murs se font murailles de la cité. L’horizon quant à lui montre un paysage apocalyptique digne de Verdun. Plus tard, l’entrée du cheval transformé en canon-Grosse Bertha est là encore surprenante mais saisissante et finalement « logique » dans une telle vision.


Sylvie Brunet
© Alain Kaiser

Jamais pour notre part nous n’aurons ressenti dans une production des Troyens un tel sentiment de désolation, de ruine, de gouffre abyssal et de menace. La figure de Cassandre n’en ressort que d’autant plus dans un climat aussi noir et pessimiste, surtout lorsqu’elle est incarnée par une Sylvie Brunet en état de grâce. Une fois que l’on s’accoutume à cette voix bien particulière, on ne peut qu’être emporté par la force de l’incarnation, le chant parfaitement maîtrisé, aux aigus percutants et l’admirable maîtrise du rôle (d’autant plus impressionnante qu’il s’agit d’une prise de rôle !). Nous avons là une tragédienne née qui magnétise par sa seule présence. Une immense réussite qui vaut à la chanteuse un triomphe mérité.

A ses côtés, le Chorèbe de Lionel Lhote affiche une belle et sonore voix de baryton - à défaut d’un chant toujours distingué - ce qui lui permet d’affirmer une certaine stature face à Sylvie Brunet.

Les autres protagonistes de cette Prise de Troie convainquent, du Panthée - cependant trop à la recherche de puissance – de Cyril Rovery, à l’ombre d’Hector incarné par François Lis ou le fragile Ascagne de Valérie Gabail. L’Enée de Robert Chafin apparaît un peu frustre mais réussit à tenir ici honorablement sa partie.

Au premier entracte, on ressort sous le choc, terrassé par le poids de la tragédie et l’on se dit que l’on assiste à une soirée exceptionnelle.

Contraste radical d’atmosphère dans la deuxième partie, Les Troyens à Carthage, et c’est heureux. Après la ruine, la noirceur et la désolation de Troie, la clarté, la lumière, le bonheur de Carthage. Nous sommes dans les années 50, la Reine Didon, dont le portrait trône sur les murs de la grande salle d’apparat, est louée par ses sujets, fleurs et drapeaux à la main. L’un d’eux, transformé en Elvis Presley, ne peut s’empêcher de bouger voire danser en mesure avec la musique. La vision est amusante et le second degré – que d’aucuns trouveront déplacé – permet de faire passer un début de troisième acte qui peut paraître longuet, mais ce n’était pas une raison pour supprimer les ballets (tout comme celui de La Prise de Troie)…


© Alain Kaiser

Les rideaux vénitiens qui s’abaissent ensuite (assez peu esthétiques il faut bien l’avouer) permettent de rendre le cadre plus intime pour les scènes entre Anna et Didon. L’arrivée des Troyens paraît un peu trop caricaturale mais c’est surtout un défaut que l’on retrouve dans une Chasse royale et orage ratée et peu claire. Amusants la chanson de Iopas et le Pas d’esclaves nubiennes dansé façon disco, mais à nouveau caricaturale l’apparition de Mercure, bras écartés en ombre chinoise derrière les stores vénitiens.

Sans être décoratifs, ces actes III et IV laissent donc mitigés par leur esthétisme et un mélange des genres qui ne fonctionne pas toujours au service de l’œuvre.

Avec le cinquième acte, nous retrouvons un peu de magie et de grandeur, pour nous hisser progressivement au niveau de La Prise de Troie. Le décor a peu évolué, mais la perspective qu’il offre sur la mer permet une belle ouverture de l’espace.

Avec les dernières scènes, où le sentiment de grandeur tragique s’intensifie, la scénographie s’efface et se concentre sur les destinées des personnages. Il faut dire que, comme pour Sylvie Brunet et Cassandre, l’adéquation entre Béatrice Uria-Monzon et Didon est particulièrement réussie, si ce n’est grandiose. Il s’agit là encore d’une prise de rôle, et disons d’emblée que la chanteuse a rarement été aussi convaincante qu’ici. La voix chaude, le timbre splendide, le chant royal qui sait se faire des plus doux (magnifiques moments en demi-teintes) sont ici exaltés, mais plus encore, c’est la puissance de l’incarnation qui impressionne. De la femme amoureuse à la femme brisée de douleur, en passant par la Reine en furie lorsqu’elle apprend le départ des Troyens (splendide scène « de rupture » avec Enée), la palette est large, et Béatrice Uria-Monzon maîtrise toutes les facettes de son personnage avec une prestance confondante. L’émotion qu’elle insuffle à ses adieux, sa mort absolument bouleversante, sont des moments inoubliables. Une incarnation majeure.


Béatrice Uria Monzon
© Alain Kaiser

L’Anna de Marie-Nicole Lemieux rejoint Sylvie Brunet et Béatrice Uria-Monzon pour former un trio féminin qui domine largement la distribution. Là encore, la splendeur du timbre allié à un chant des plus moelleux est renversant. Du grand luxe.

Le Narbal de François Lys est lui aussi somptueux, mais le timbre paraît comme poussé et forcé. Superbe Hylas de Sébastien Droy, tandis qu’Eric Laporte se tire plutôt bien du difficile rôle de Iopas, malgré des aigus tiraillés. Les autres seconds rôles sont parfaitement convaincants.

Reste le cas de l’Enée de Robert Chafin. Si on le trouvait acceptable dans La Prise de Troie, il est bien moins convaincant dans Les Troyens à Carthage et l’acte V le voit à court de souffle, s’économisant par moments pour pouvoir arriver au bout de la représentation. Le magnifique air Inutiles regrets est bien maltraité, les aigus sont à l’arraché quand ils ne s’approchent par du cri. Dommage.

Il faut louer la belle prestance des chœurs de l’Opéra du Rhin mais déplorer un Orchestre Philharmonique de Strasbourg péchant souvent – notamment du côté des cordes – par un manque d’homogénéité, des décalages récurrents quand ce n’est pas purement la débandade complète. Espérons que Marc Albrecht, le nouveau patron de la formation, saura remotiver un orchestre en triste perte de vitesse.

Pour terminer, louons la formidable direction de Michel Plasson qui se montre ici inspiré de bout en bout. Usant de tempi rapides, il sait cependant mettre en valeur les splendides moments de douceur (grand respect des nuances) comme les furieux emportements. Le tempérament dramatique est superbement mis en valeur : un grand souffle parcourt la partition qui s’en trouve absolument magnifiée. Une très grande réussite.

Au final, que retenir de ces Troyens ?

Une distribution quasi entièrement francophone, un trio féminin de choc, une direction éblouissante, une mise en scène parfois intéressante à défaut d’être toujours convaincante, un ténor dépassé, un orchestre en déroute… et des coupures (pratiquement tous les ballets). Décidément, Les Troyens sont une sacrée gageure… Pourtant, la sensation de réussite est bien là. Contrairement aux Troyens du Châtelet, largement surestimés (mise en scène décorative, direction « light » malgré un magnifique orchestre, distribution petit format) ou à ceux de Salzbourg, repris actuellement à Bastille (problématiques par leur décor unique et des parti-pris peints à gros traits ainsi que par l’incarnation de Cassandre et Didon par la même chanteuse), ceux de l’Opéra du Rhin séduisent largement, surtout à leurs extrêmes (actes I/II puis acte V).

Pour nous, les Troyens proches de l’idéal restent cependant bien ceux que le Festival Berlioz de Lyon proposa en 1987. L’exceptionnelle mise en scène de Patrice Caurier et Moshe Leiser, l’intégrité de la direction de Serge Baudo (qui n’opérait aucune coupure, au point de restituer la scène de Sinon, coupée par Berlioz – non indispensable en effet), la distribution superbe elle aussi ont fait de cette production, la première en France des Troyens en une seule soirée (… en 1987, on croit rêver !) un jalon marquant du retour des Troyens sur les scènes lyriques françaises. Louons l’Opéra National du Rhin qui a eu le courage de se lancer dans une telle entreprise (qui d’autre en Province propose Les Troyens ?) et ne retenons que les moments exceptionnels que nous ont fait vivre Sylvie Brunet et Béatrice Uria-Monzon.



Pierre-Emmanuel Lephay



Prochaines représentations :

Strasbourg : 30 octobre à 18 h, 2, 5, 9 novembre.
Mulhouse : 19 novembre à 15 h et 21 novembre à 18 h.

Renseignements : www.operanationaldurhin.com
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