C O N C E R T S 
 
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PARIS
03/03/03

(Ian Bostridge)
 

Winterreise (Le voyage d'hiver) D911
Cycle de 24 lieder sur des Poèmes de Wilhelm Müller (1827)

FRANZ SCHUBERT (1797-1828)

Ian Bostridge, ténor

Leif Ove Andnes, piano
 

Paris, Théâtre des Champs-Élysées, 3 mars 2003


LES MILLE ET UNE FACETTES D'UN TENOR ETONNANT...
 

Winterreise est sans aucun doute un des cycles de lieder les plus connus et les plus interprétés aujourd'hui. Tout liedersänger digne de ce nom semble désireux de l'inscrire à son répertoire : Hans Hotter, Dietrich Fischer Dieskau, Thomas Hampson, Christophe Prégardien...

En général plutôt associée à des voix masculines : ténor, baryton, et même basse, cette oeuvre a été aussi interprétée pas des chanteuses célèbres comme Lotte Lehmann, et plus près de nous Christa Ludwig, Brigitte Fassbender, pour ne citer que celles-là.

Pourtant, on peut remarquer que, pendant le siècle qui suivit sa composition en 1827 - un an avant la mort de Schubert - ce cycle fut peu donné, du moins dans son intégralité, comme si on le jugeait trop sombre, trop austère.

Müller était décédé depuis peu lorsque Schubert mit ces poèmes en musique.Il est clair qu'il ressentit une profonde  affinité avec le sentiment d'abandon dont souffre le voyageur, qui d'ailleurs ne rencontrera âme qui vive pendant son périple, excepté le joueur de vielle du tout dernier lied.

A l'inverse de "Die Schone Müllerin", il n'y a ni action ni trame. Ce que décrit Schubert, c'est un voyage intérieur, un paysage mental où comptent avant tout les sentiments, et non ce qui est vu au dehors. En fait, les éléments extérieurs ne servent qu'à relancer le cheminement des émotions et des idées, pratiquement comme s'il s'agissait d'une démarche psychanalytique, où le voyage se construit sur des associations d'idées liées à des objets ou à d'autres pensées.

Enfin, il n'est pas inutile de préciser que ce cycle, où tant d'émotions tragiques sont exprimées, est très représentatif de la personnalité complexe de Schubert qui, au même moment, fréquentait fêtes et plaisirs, et composait de la musique de danse destinée à être jouée dans les tavernes.

Ce préambule peut aider à faire comprendre à quel point cette soirée était attendue : Ian Bostridge est devenu sans conteste au fil des dernières années un des artistes les plus particuliers et intéressants de sa génération, quant à Leif Ove Andnes, il est probablement un des pianistes les plus talentueux actuellement, à priori plus connu comme concertiste que comme accompagnateur. Le résultat de cette "association" fut au-delà de nos attentes..

Le piano grand ouvert donna d'emblée le ton : les deux partenaires étaient à égalité, ce qui n'est finalement pas si fréquent. En effet, souvent, les accompagnateurs, même les plus grands, ont tendance à s'effacer derrière le chanteur. Ce soir là, c'est d'un véritable dialogue entre la voix et l'instrument qu'il s'agissait, et rarement on aura entendu une telle connivence, quasiment proche du miracle, une véritable osmose, en fait.

Il advint parfois d'ailleurs que le piano couvre la voix, dans certains passages sollicitant le bas médium et le grave, par exemple, mais cela n'avait aucune importance, car ce qui comptait, c'était l'ensemble, en un mot, la musique...

Pour Ian Bostridge, il ne fut pas question de se comporter comme un "ténor de salon" : d'un naturel confondant, sa lecture décapante, souvent assez expressionniste, fut aux antipodes des préciosités, voire des sophistications, de certains interprètes au demeurant fort respectables. Il réussit le tour de force d'être à la fois violent et délicat, brutal et raffiné, despéré et joyeux, et s'il flirta parfois avec la mort, il la fit amoureuse et séduisante, bien plus que sinistre, confirmant en cela une totale affinité avec l'univers schubertien qu'il rendit évident, "facile" dans sa complexité. Sans doute parvient-on à un tel résultat quand on est passé au-delà des choses, pratiquement "de l'autre côté du miroir"... D'ailleurs, ce grand jeune homme dégingandé à l'allure d'éternel adolescent n'est-il pas également un oxfordien distingué auteur d'une thèse sur la sorcellerie : "Witchcraft and its transformations 1650 -1750" publiée en 1997 par la Oxford University Press ?

La complexité du chanteur, qui renvoie également à celle du compositeur, trouva une résonance totale chez le pianiste Leif Ovne Andnes, dont le jeu subtil et puissant eut à la fois la précision coupante des fjords de sa Norvège natale et la légéreté des trolls qui hantent toutes les forêts nordiques.

En conclusion à cette mémorable soirée, on est tenté de dire que ce Winterreise là, débarrassé de la "germanité" excessive dont il est souvent affublé, fut, grâce aux génies anglais et scandinave qui s'en emparèrent, baigné d'une universalité qu'on lui devait depuis bien longtemps...
 
 

Juliette Buch
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