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Serge Prokofiev (1891-1953)

L'Ange de feu

opéra en cinq actes, opus 37
 

Jane Rhodes (Renata)
Xavier Depraz (Ruprecht)
Paul Finel (Agrippa)
Irma Kolassi (la sorcière, la mère supérieure)
Jean Giraudeau (Méphistophélès)
André Vessières (Faust, l'Inquisiteur)
Gérard Friedmann (Glock, le médecin)

Choeurs de la Radiodiffusion Télévision française
direction : René Alix

Orchestre du Théâtre National de l'Opéra de Paris
direction  : Charles Bruck

2CD Accord 472 723-2



On a beaucoup écrit sur le caractère atypique de L'Ange de feu de Prokofiev, mais chaque opéra écrit par ce fou du genre (n'avait-il pas, encore adolescent, esquissé quatre opéras ?) est incomparable : qu'y a-t-il comme similitudes entre Le Joueur et Siméon Kotko, entre L'Amour des trois oranges et Guerre et Paix, entre Fiançailles au couvent et L'Histoire d'un homme authentique ? Si, il y en a peut-être une, entre L'Ange de feu et la juvénile Maddalena (1913), dont l'héroïne s'apparente à Renata par son exaltation. 

L'atypisme, dans cet opus 37, réside évidemment dans la thématique religieuse, a priori étrangère à l'esprit d'un compositeur connu pour son pragmatisme. L'ami Poulenc notait cependant son intérêt pour la religion. Ettal, petite localité bavaroise où Prokofiev écrivit son opéra durant plus d'une année, est voisine d'Oberammergau, haut-lieu d'un certain mysticisme populaire : il aurait assisté à une représentation de la fameuse Passion jouée par les villageois. Son tempérament "volcanique" (Miaskovsky) ne s'était-il pas déjà exprimé dans la Suggestion diabolique pour piano, ou la hiératique cantate Sept, ils sont sept ? En pleine période occidentale, il compose donc cet Ange de feu (1922-1927), d'après un roman de Valery Brioussov, oeuvre longtemps pensée et, à bien des égards, exceptionnelle. Après le succès éphémère de L'Amour des Trois oranges à Chicago, il semble prendre une revanche en consacrant l'oeuvre nouvelle aux miasmes sombres de son inconscient.

Opéra tendu et dramatique, L'Ange de feu est aussi fantastique avec le thème de la possession spirituelle de Renata par son "ange de feu" (est-il bon ? est-il mauvais ? Lucifer est porteur de lumière...). Cet ange, on ne le verra jamais : peut-être est-il incarné par le comte Henri (rôle muet) qui, en duel, blessera Ruprecht, le chevalier servant amoureux de Renata.

La complexité de l'intrigue, tant littéraire que métaphysique, jointe à la richesse foisonnante de l'écriture musicale, nerveuse et violente, font certainement de cet opéra l'une des partitions les plus fascinantes, les plus envoûtantes, de Prokofiev. Le compositeur avait beau dire n'avoir eu aucun contact avec les milieux musicaux allemands (Strauss, Schönberg, Hindemith) lors de son séjour à Ettal, il semble qu'un certain climat expressionniste ait pu, volens nolens, imprégner son inspiration. 

A cet égard, la belle scène d'Agrippa (donnée, seule, par Koussevitszky à Paris en 1929), le finale de l'acte III, scène du duel Henri-Ruprecht, ou l'intégralité du cinquième acte, au couvent, sont exemplaires. Génie nouveau, morbide, peut-être aussi hérité du symbolisme russe de sa jeunesse (Balmont), que découvrait un Prokofiev isolé dans les Alpes, et intéressé, dit-on, par l'occultisme. Conscient de la sombre beauté de son ouvrage, il en intégra la substance brute dans sa troisième symphonie, sauvant la matière d'un opéra à la création incertaine, et en coulant toutes les nouveautés orchestrales dans une forme destinée au concert, et donc à plus de popularité. La troisième symphonie (1928) reste par ailleurs l'une de ses plus belles, sinon la plus grande, de pair avec la sixième.

L'Ange de feu ne sera jamais monté de son vivant, mais créé scéniquement en 1955 seulement, à Venise, sous la direction de Nino Sanzogno. Cette création fut précédée d'une exécution intégrale en concert le 25 novembre 1954, à Paris, dont le présent enregistrement, réalisé en 1957, est le reflet. Il s'agit d'une version française, mais elle a eu le mérite d'être la première, jusqu'en...1990, date de la parution de la version Järvi (DG), suivie de celle de Gergiev en 1993 (Philips), ces deux dernières chantées en russe.

Voici donc ce cher vieil enregistrement, superbement rendu et présenté. Il ne faut bien entendu pas le comparer à ceux de Järvi ou de Gergiev. Il a son âge et il est en français. Le propos est différent. Prenons le pour ce qu'il est : une grande première historique, datée sans doute, mais possédant d'indéniables atouts, vocaux surtout. Jane Rhodes incarne une formidable Renata, rôle écrasant (elle est en scène durant quatre-vingt six minutes dans un opéra d'une durée de deux heures !), et se révèle, dès son long monologue initial "Je n'avais que huit ans lorsqu'il m'apparut en premier lieu", une interprète totalement habitée, jusqu'à son extase et sa damnation finale. Xavier Depraz, vedette de l'époque, partenaire masculin effaré, chante sa partie de complice/amant/témoin fort efficacement, et émeut même.

Tous les autres rôles, secondaires mais importants, deviennent essentiels lors de leur intervention, ce qui est une force indéniable et originale de l'oeuvre. Ainsi en est-il de l'Agrippa, mage ténébreux, de Paul Finel, qui fut un ténor merveilleux, du Faust et de l'Inquisiteur d'André Vessières, de l'ironique et cauteleux Méphistophélès de Jean Giraudeau, ou de la très impressionnante Sorcière/Mère supérieure d'Irma Kolassi, autres gloires d'antan. Les choeurs n'interviennent vraiment qu'au dernier acte, et sont parfaitement dirigés par René Alix. Charles Bruck, grand défenseur de la musique moderne (alors, elle était ëcontemporaine'), dirige tout son monde implacablement, et possède surtout ce sens dramatique absolument indispensable qui porte l'ouvrage, inéluctablement, vers son affreux dénouement.

Seul handicap de cette version : la prise de son, laquelle privilégie nettement les solistes vocaux, reléguant l'orchestre à l'arrière-plan, ce qui est éminemment dommageable, étant donné l'intérêt particulier et exceptionnel de l'orchestration prokofiévienne. Toute sa richesse rythmique, polyphonique, mélodique et harmonique (polytonalité fréquente, entre autres), se trouve ainsi comme atrophiée, estompée.

L'on ne peut donc certainement pas comparer cet enregistrement à ceux de Järvi et de Gergiev. L'un et l'autre brillant par de superbes solistes : Gortchakova ou Secunde en Renata, mais aussi Leiferkus chez Gergiev ou Zednik et Moll chez Järvi. Orchestralement, Gergiev est d'une intensité tragique rare que ne souhaite pas Järvi, plus esthétisant, plus coloré peut-être. Les deux ont leurs qualités.

Cette version Bruck, outre son intérêt historique certain, est à placer immédiatement après elles, pour l'incarnation fabuleuse de Jane Rhodes, les performances de Depraz, Kolassi, Finel ou Vessières, et, surtout, l'enthousiasme des années 50 envers une partition des années 20 qui ne connut le vrai succès que dans les années 90. Jolie leçon d'histoire.
  


Bruno Peeters


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