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Pietro MASCAGNI  (1863-1945)

Cavalleria Rusticana

Santuzza, Fiorenza COSSOTTO
Turiddu, Gianfranco CECCHELE
Lucia, Anna di STASIO
Alfio, Giangiacomo GUELFI
Lola, Adriana MARTINO
Décor et costumes, Luciano DAMIANI
Mise en scène, Giorgio STREHLER
Réalisation, Åke FALCK


Ruggero LEONCAVALLO (1857-1919)

Pagliacci

Canio, Jon VICKERS
Nedda, Raina KABAIVANSKA
Tonio, Peter GLOSSOP
Beppe, Sergio LORENZI
Silvio, Rolando PANERAI
Mise en scène, Herbert VON KARAJAN

Orchestre et Choeurs du Teatro alla Scala, Milan
Direction musicale, Herbert VON KARAJAN


Enregistré à Milan, juin 1968

1 DVD DG
00440 073 4389 (mars 2008)
148’



Vickers vainqueur


Près de trois ans après avoir gravé pour Deutsche Grammophon le diptyque Cavalleria / Paillasse, avec Fiorenza Cossotto, Carlo Bergonzi, Joan Carlyle, Giuseppe Taddei et Giangiacomo Guelfi entre autres, Herbert Von Karajan a réuni un cast sensiblement différent, pour un film d’opéra destiné à marquer la filmographie : pour Cavalleria, aucun film d’opéra n’avait été réalisé, le film muet de 1916 dirigé par Ugo Falena avec Gemma Bellincioni, créatrice du rôle de Santuzza, et le film de Carmine Gallone en 1953, avec Anthony Quinn jouant sur la voix de Tito Gobbi, ne s’inscrivant pas dans la même catégorie. Franco Zeffirelli rééditera le doublé en 1982, dans un film qui réunissait notamment Placido Domingo, Teresa Stratas et Renato Bruson sous la direction de Georges Prêtre.

Les décors de la Scala remontés dans une patinoire milanaise préalablement vidée - ouf ! - nous apprend la notice, la réalisation du film fut confiée à Åke Falk pour Cavalleria et à Karajan soi-même pour le second.

Ce DVD, et c’est plaisant en cette année anniversaire, offre quelques belles images auxquelles on est habitués mais qui paraissent toujours saisissantes de Karajan à la baguette. Dans les préludes des deux œuvres et dans l’intermède de Paillasse, il sculpte la musique de ses mains, mises en valeur par les lumières. L’orchestre de la Scala, à qui la partition va comme un gant, répond parfaitement et certains passages sont simplement somptueux.

Dans les deux films en revanche, l’esthétique est vieillotte et le playback est difficilement supportable, notamment lorsque les deux réalisateurs s’échinent à filmer leurs acteurs en de bien longs gros plans. Benoît Jacquot a repris cette technique trente ans plus tard, avec un certain succès, dans sa Tosca.

Le premier volet du DVD, Cavalleria Rusticana, dont la mise en image est de toute façon une gageure, souffre des choix artistiques du réalisateur et d’une esthétique qui a mal vieilli. Les images de Sicile plaquées sur les nombreuses pages orchestrales de l’œuvre de Mascagni, font furieusement penser au dernier film de vacances dans l’île d’un passionné d’opéra. Et Falk ayant manifestement trouvé le bouton pour la macro, on atteint vite l’overdose de gros plans sur les rochers, les fleurs ou les arbres. Le décor – une place de Sicile, comme il se doit - et la mise en scène, qui pouvaient fonctionner à la Scala, - encore que dans le genre Zeffirelli encore lui fera plus riche au Met en 1970, dans la production new-yorkaise toujours actuelle - font ici bien cheap.

Karajan retrouve en Fiorenza Cossotto la Santuzza que la Scala avait applaudie. Son incarnation vocale touche à la perfection, alors même qu’on l’a davantage connue en Azucena ou en Amnéris. Mais son ambitus très large lui permettait d’aborder des rôles plus aigus comme Adalgisa ou Lady Macbeth. En Santa, la mezzo piémontaise campe une jeune fille méridionale outragée, sans jamais tomber dans les excès que certains puristes ont pu lui reprocher sur scène. Les gros plans ne rendent malheureusement pas service aux acteurs dont les mimiques deviennent grotesques au grand écran. Succédant à Carlo Bergonzi, Gianfranco Cecchele est scéniquement crédible en péquenot tombeur de la Grand-Place du village sicilien où Giovanni Verga a imaginé son intrigue. Vocalement, il paraît parfois proche de la rupture et Bergonzi était au disque autrement convaincant. Giangiacomo Guelfi mobilise ses larges moyens dans le rôle du charretier cocu mais vengé. Mais sa voix manque de couleur et d’harmoniques aigus pour emporter pleinement la conviction. Anna di Stasio est parfaite en Mamma Lucia, fichet noir autour de la tête comme il se doit.

Le second volet du film bénéficie de décors plus convaincants, signés du français Georges Wakhevitch. La mise en scène de Karajan est des plus conventionnelles et fonctionne bien (on se bornera à s’étonner des dernières images où la foule masque en partie le dénouement : Canio dégringole des gradins… s’est-il poignardé ?). Le film s’ouvre, après le bref prélude, par un prologue de Paillasse chanté par Peter Glossop filmé en gros plan pendant plus de 5 minutes. Ses yeux bleus fascinaient Karajan, nous dit-on. Le baryton anglais n’est pas idéal dans cette page où l’on peut préférer la musicalité d’un Robert Merrill ou la projection et l’autorité d’un Piero Cappuccilli. Dans le reste du film, son Tonio hirsute, façon Quasimodo, reste crédible. Nedda est LA Kabaivanska et on comprend qu’ils se pâment tous d’amour pour elle, rayonnante à l’image. Son « Stridono lassù » est un modèle de phrasé. Rolando Panerai est anecdotique en Silvio et Sergio Lorenzi s’acquitte honnêtement de Beppe.

Mais celui qui crève l’écran, c’est Jon Vickers. S’il a souvent incarné Canio sur scène, seuls deux enregistrements live de Buenos Aires dirigé par Bruno Bartoletti et Juan Antonio Martini nous restent, gravés également en 1968. Si son timbre peut déranger, comme toujours, notamment dans l’opéra italien, son incarnation du rôle du clown est fascinante. A 42 ans, Vickers est un Canio qui a vécu, qui a l’autorité de l’expérience et le cuir bien tanné par la vie. Les coups du sort ne sont pas accueillis dans les sanglots, les cris et les excès véristes au mauvais sens du terme. Il exprime en revanche une violence contenue, une rage prête à exploser. Même si c’est du cinéma, même si le playback est encore une fois gênant, la prestation est exceptionnelle.

Ces deux films ne sont certainement pas à mettre entre toutes les mains. Ajoutant la convention à la convention, et le playback au kitsch des années 1960, ils ne donnent à coup sûr pas une image très vivante de l’art lyrique. Mais quel témoignage de l’art des deux prime donne et de Jon Vickers !


Jean-Philippe THIELLAY



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