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Malou HAINE

Ernest Van Dyck,
un ténor à Bayreuth
suivi de la correspondance avec Cosima Wagner.


Éditions Symétrie Lyon 2005 [272 p.]



Chanter là-haut sur la colline


A la recherche, dans la correspondance entre Cosima Wagner et Ernest Van Dyck, de la petite phrase qui traduirait le mieux la nature de leurs relations, on se prend à hésiter. Celle choisie par Malou Haine pour ouvrir l’étude qu’elle consacre au couple formé par le ténor belge et l’épouse de Richard Wagner semble peut-être la plus emblématique (« Parmi tous les artistes avec lesquels le travail m’a mis en relation, je n’en sais point sur lequel j’ai fondé de si grandes espérances […]. L’idée ne me serait pas venue que vous seriez celui qui me causerait la plus profonde déception ») mais d’autres feraient aussi bien l’affaire : « Vous n’êtes pas responsable des espérances que j’attache à la rencontre avec des artistes de votre qualité. Ils sont rares et j’ai le défaut d’en attendre pour Bayreuth peut-être plus que je ne devrais » ou encore « Je ne puis songer à vous, à votre talent, sans un nuage de tristesse, car lorsqu’il y a de cela 15 ans vous nous donnâtes Parsifal, j’étais sure de vous voir réaliser chez nous tous les grands rôles de notre art ».

Ernest Van Dyck (1861 – 1923) rencontre Cosima Wagner (1837 – 1930) en 1887 ; il a 26 ans et amorce tout juste sa carrière lyrique. Un an plus tard, il interprète Parsifal au festival de Bayreuth. Le succès est immédiat ; la critique louange cette « voix au timbre chaud », à la « diction irréprochable », à la « méthode excellente », cet « artiste lyrique accompli unissant la noblesse du geste à la beauté plastique des attitudes, à l’accent dramatique et à l’interprétation la plus scrupuleuse du rôle » puis conclut « dès les premières répétitions, il n’y a eu, parmi les musiciens réunis à Bayreuth, qu’un seul cri : Enfin, voici Parsifal ! ». Après un tel triomphe, on comprend que les esprits s’échauffent, que Cosima – qui est encore à cette époque « une femme extraordinaire » – tire des plans sur la comète, convaincue de tenir la perle rare : un chanteur capable de porter le flambeau wagnérien à la hauteur de ses exigences artistiques, un diamant brut qu’elle veut tailler à sa convenance et qu’elle use déjà en auditions et répétitions, un métal rare qu’elle aimerait garder pour elle seule de peur qu’il ne s’oxyde au contact d’autres scènes, un trésor précieux qui tombe à pic, au moment même où elle s’emploie à édifier les colonnes du temple qu’imagina son époux. Dans son enthousiasme, elle va d’ailleurs jusqu’à invoquer les mânes de Richard : « Vous auriez été le ténor de son rêve, un artiste selon son cœur ».

De l’autre côté, le chanteur, prenant conscience de sa valeur, refuse de limiter une carrière qu’il entrevoit prometteuse à un seul théâtre, fût-il le saint des saints. Orgueilleux, il n’est pas non plus prêt à marcher sur son amour-propre sous prétexte théogonique. Sacrifier au culte oui mais pas en un seul lieu et pas à n’importe quel prix. Car il faut bien vivre et Ernest Van Dyck, s’il est ténor épris de son art, n’en est pas moins homme. Le visage poupin et la silhouette rebondie que l’on découvre sur les photographies dans les pages centrales du livre trahissent le bon vivant. Son goût du luxe et de l’apparat – les décorations qu’il aime accrocher à sa veste, le gotha qu’il se plait à fréquenter –  nécessitent un train de vie qui ne saurait se contenter d’un unique cachet. C’est pourquoi le ténor regimbe à céder à toutes les demandes de « Madame Wagner », qui devient au fur et à mesure que les échanges s’aigrissent, « La mère Cosima » puis « la vieille », et préfère disperser ses talents là où bon lui chante, en Europe et en Amérique, tandis qu’au loin Cosima l’admoneste : « je me demande comment, ayant une voix à ménager, on vous impose des rôles tels que Des Grieux et Raoul qui exigent des cris à tue-tête, sous peine de tomber à l’eau ».

Dans ces conditions, les relations, après un début radieux, se rafraichissent rapidement et vont ainsi passer du chaud au froid pendant près de 30 ans. Malgré ses qualités exceptionnelles, Ernest Van Dyck ne sera invité qu’à 9 des 17 festivals qui jalonnent sa carrière (1). Il y interprétera à chaque fois le seul Parsifal à une exception près (l’édition de 1894 où il chante également Lohengrin). Mais jusqu’à sa dernière apparition, un même concert d’éloges accompagne son interprétation du « chaste fol », commentaires enthousiastes que La Gazette de France du 27 juillet 1912 résume en quelques mots : « On ne conçoit pas le rôle autrement joué, une fois qu’on l’a vu par lui ». Soit, mais ses Tannhäuser, ses Tristan, il les réservera à d’autres scènes : Paris, Londres, Vienne… Tant pis pour Bayreuth.

De ce rendez-vous à moitié manqué, d’aucuns auraient joué la carte romanesque. En forçant un peu le trait, les caractères trempés d’Ernest et de Cosima seraient devenus archétypes ; les anecdotes bien servies, les répliques dûment préparées auraient fourni le meilleur des scénarios. Citons pour le plaisir le jugement que porte en 1887 le ténor sur l’Idoménée de Mozart : « vieillerie insipide, exhumation inutile […] une musique cuite par Gluck et saucée par Mozart » ; la façon dont il raconte l’une de ses visites à Wahnfried : « la conversation a été bien huile et vinaigre, assaisonnée de la douce ironie à laquelle cette aimable famille prépare toutes ses salades » ; la remarque d’un Chabrier aussi bon épistolier que musicien : « C’est fichtre vrai, ces femmes de génie sont encombrantes ; ce qu’elle a dû t’éplucher pendant cette semaine ! Mais ne t’en plains pas, elle te gobe beaucoup et elle t’a sûrement appris quelque chose » ; etc. Mais l’ambition de Malou Haine n’était pas d’écrire un roman. Musicologue, professeur et docteur diplômée de l’université libre de Bruxelles avec la plus grande distinction, directrice du Musée des instruments de musique, son travail vise à plus de sérieux. C’est pour cela que l’étude d’une centaine de pages sur la carrière d’Ernest Van Dyck à Bayreuth est suivi de sa correspondance inédite avec Cosima Wagner et divers décideurs de Bayreuth, que de nombreuses photographies, bibliographie, table des illustrations, index des personnes complètent l’ouvrage. Du sérieux donc mais sans prétention, ni ennui. Le texte, documenté, se lit avec plaisir et réussit la gageure de convenir autant aux chercheurs qu’au grand public (il faut tout de même s’intéresser un tant soit peu à l’opéra et à Wagner). Le récit s’écoule factuel, précis et impartial. Entre les deux camps, Malou Haine ne choisit pas ; elle se contente de relater, d’analyser sans juger. La seule fantaisie qu’elle s’autorise est le découpage du texte en une ouverture, trois actes (2) et un finale plutôt que cinq chapitres. A son exemple, nous laisserons le mot de la fin à la seconde fille d’Ernest Van Dyck qui écrivait  « Durant toute mon enfance je n’ai entendu parler que de brouilles et de réconciliations avec Wahnfried ». Née à Bayreuth le 12 août 1889, entre deux représentations de Parsifal, un soir où l’on jouait Tristan,  son père l’avait prénommée Isolde.


Christophe RIZOUD



(1) En 1888, 1889, 1891, 1892, 1894, 1897, 1901, 1911, 1912. Le festival n’a pas lieu en 1890, 1893, 1895, 1898, 1900, 1903, 1905, 1907, 1910, 1913, ni de 1915 à 1923 (Ernest Van Dyck n’est donc pas invité aux éditions de 1896, 1899, 1902, 1904, 1906, 1908, 1909 et 1914)

(2) Acte I. L’entente (presque) cordiale ; Acte II. Le désaccord s’installe ; Acte III. La fin d’un rêve.



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